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RESISTANCE(S) ET POUVOIR(S) CHEZ MICHEL FOUCAULT
ALAIN BROSSAT

Origine : http://www.cairn.info/resistances-et-transferts--9782749203294-page-115.htm

Chez Foucault, le motif de la résistance apparaît comme l’opérateur d’une expérimentation à dimension multiple : à travers celui-ci, s’expérimente une façon originale, sinon entièrement neuve de faire de la politique ; mais aussi de penser la politique, d’en poser les catégories ; une façon, notamment, de se déprendre du grand récit marxiste et de la manière dont celui-ci lie le destin de tout mouvement de libération ou d’émancipation à la perspective d’un renversement général de la forme du pouvoir, celui-ci étant entendu comme un bloc monolithique, et tout mouvement émancipateur ayant nécessairement pour visée ultime une radicale inversion des positions de pouvoir : les serviteurs d’hier devenant les maîtres d’aujourd’hui, en attendant la radieuse parousie de l’émancipation générale.

Chez Foucault, donc, le mot résistance va se trouver installé au cœur d’un dispositif à la fois théorique et pratique : il s’agit simultanément de repenser les conditions de l’action politique et de rendre compte, en termes de résistances (pluriel) d’actions pratiques dispersées qui sont autant de singularités, mais dont on peut supposer qu’elles présentent un certain caractère d’exemplarité – les actions du GIP (Groupe d’information sur les prisons), d’autres contre des violences policières, contre le coup d’État de Jaruselski en Pologne, au début des années 1980 : mais aussi bien, les philippiques contre la justice militaire, contre l’expertise psychiatrique auprès des tribunaux, ou la série de « reportages d’idées » rédigés par Foucault sur le soulèvement iranien qui a mis fin au régime du shah et qu’il analyse entièrement en termes de résistance de la masse plébéienne et non dans les termes classiques de l’insurrection révolutionnaire ou selon le schéma marxiste de la lutte des classes (Foucault, 1994).

Pour comprendre l’ampleur du déplacement que présuppose le redéploiement du motif de la résistance opéré par Foucault, il faut revenir sur ce qui en constitue la prémisse : la complète réélaboration de la notion du pouvoir à laquelle il procède, au milieu des années 1970, et dont l’on va trouver la forme la plus dense dans « La volonté de savoir » (1976). Contre la notion d’un Pouvoir monolithique, conçu comme « ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un État donné », contre l’idée même que l’on puisse parler du Pouvoir, Foucault va défendre l’idée d’un pouvoir disséminé, dont la trame est formée par « la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent et constitutifs de leur organisation ».

Le pouvoir n’est donc pas une simple unité de domination (l’État, le capital…), il n’est pas une « invincible unité », il est jeu de rapports de forces qui évoluent et se transforment continuellement. Je cite encore : « C’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables » (Foucault, 1976, p. 98). Avec Foucault, le pouvoir passe du côté de la mobilité, de la plasticité, de l’ubiquité, du protéiforme, du multiple. Il s’appuie bien sur des structures permanentes, mais dans un champ de possibilités infinies, éparses.

Surtout, Foucault va mettre l’accent sur le caractère relationnel des formes de pouvoir : il n’y a pas de substance fixe d’un pouvoir isolé de son « autre » (une masse, une société) qui se définirait comme sans pouvoir ou impouvoir, mais le réseau dense et infiniment changeant des relations de pouvoir. Il n’y a de pouvoir qu’exercé par « les uns » sur « les autres ». Cette analytique du pouvoir suppose une radicale réévaluation de la notion même de sujet (sujétion, assujettissement…) dans ses modes d’association à celle de pouvoir : il ne s’agira plus de penser le rapport entre un pouvoir et des sujets en termes de loi, d’interdit, de souveraineté, mais bien dans des termes qui récusent le partage simplificateur actif/passif, maître/esclave, détenteur (du pouvoir)/démuni (du pouvoir), etc. On lui opposera l’idée d’action de sujets sur d’autres sujets : l’exercice pratique du pouvoir, ne craint pas de dire Foucault, présuppose toujours qu’il y ait de la liberté du côté de ceux sur lesquels il s’exerce, il prend la forme non pas de la contrainte brute, mais du « faire faire » : il est « une action sur des actions », ce qui suppose que les sujets sur lesquels il s’exerce ne soient ni inertes, ni purement et simplement terrorisés. La théorie foucaldienne du pouvoir est fondée sur le radical abandon du modèle « terroriste » du pouvoir, celui de l’exception souveraine, telle que la pense, par exemple, un Carl Schmitt, récemment réactualisé par Giorgio Agamben (Schmitt, 1988 ; Agamben, 2003).

Dans la perspective foucaldienne, ce modèle « dispersif » et énergétique du pouvoir est celui des pouvoirs modernes. Il s’agit d’un modèle qui fonctionne sur un mode avant tout biopolitique (par opposition au modèle de l’exercice traditionnel de la souveraineté). Ce pouvoir investit les corps, séparément et tous ensemble (individus et population), ce pouvoir se révèle productif et non essentiellement interdicteur, puisque, à travers les disciplines, il donne forme aux nouveaux modes de production et d’organisation sociale, aux nouveaux modes d’assujettissement – ce terme devant être entendu dans son double sens possible : du côté de la sujétion, mais aussi de celui de l’autoconstitution des sujets, du devenir sujet (de sa propre pensée, de sa propre existence, de sa propre actualité, etc.).

Et c’est ici, précisément, que le motif de la résistance va trouver son point d’ancrage. Si les pouvoirs modernes présupposent une certaine forme de liberté des sujets (Foucault, à propos de Lacombe Lucien et au rebours de toute la doxa orwellienne sur le totalitarisme : le nazisme n’a jamais donné un gramme de beurre aux Allemands, mais il leur a donné une formidable liberté, un formidable pouvoir – ceux de disposer de la vie du voisin en le dénonçant comme ennemi du régime ! (Foucault, 1994, p.646)), alors devient pensable une forme de réversibilité : « là où il y a pouvoir, il y a résistance », ou, du moins, la potentialité d’une résistance, l’horizon d’une résistance possible. Je cite, dans « La Volonté de savoir » : « Le gouvernement agit donc sur les conduites en agissant sur des individus libres qui peuvent résister, se laisser inciter, persuader, séduire, acheter, menacer, etc. En d’autres termes, la résistance n’est pas quelque chose qui viendrait, de l’extérieur, s’opposer au pouvoir, lui faire face ou entrer en collision avec lui. Elle prend corps dans l’intimité même du rapport de pouvoir : à la limite, toute action de pouvoir appelle, suscite, voire programme l’action qui est susceptible de lui résister. Tout flux de pouvoir appelle ce ressac qui est une action de résistance. »

Pour le dire autrement, les rapports de pouvoir, dans leur multiplicité, dans leur variabilité, convoquent la multiplicité et la variabilité des points de résistances. Ceux-ci, dit Foucault, vont jouer, dans les relations de pouvoir, « le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise ». Si le pouvoir est partout, s’il est susceptible de sourdre en tous lieux et occasions, alors les points de résistances sont, eux aussi, omniprésents. On prend congé du mythe du « grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rebellions, loi pure du révolutionnaire ». Il n’existe pas de grand Sujet de la résistance comme il en est un, supposé, de la Révolution. Il y a, dans le champ d’immanence de l’histoire et de la politique, des figures résistantes qui sont aléatoires, variables, passantes, improbables, le plus souvent : pas d’élection du Résistant, mais ce tissu discontinu des résistances plurielles et polymorphes – ici une grève de la faim de sans-papiers, là un groupe de zapatistes sans visage, ailleurs une association de jeunes Israéliens qui se porte témoin de l’apartheid en acte sur les barrages routiers séparant l’État hébreu des territoires occupés, etc. La résistance prend corps comme constellation d’actions diffractées dans une multitude de situations hétérogènes où se dévoile l’enjeu de l’intolérable, du pouvoir en tant que domaine d’excès.

Les actions de résistance, cependant, ne peuvent être considérées comme la simple « marque en creux » du pouvoir, un simple contrecoup. Selon Foucault : elles sont « l’autre terme dans les relations de pouvoir ; elles s’y inscrivent comme l’irréductible vis-à-vis ».

Cette notion de l’irréductible est cruciale dans la pensée foucaldienne. Autant chaque acte de résistance, chaque moment de constitution d’une subjectivité résistante est aléatoire et contingent, autant le retour sans fin des flux résistants fait référence, chez Foucault, à la notion d’un immémorial qui est ce reste généralement muet de l’ordre, l’irrécupérable ou l’inassimilable de tous les régimes ou de toutes les formations et que Foucault nomme souvent plèbe. Une plèbe sans substance particulière, sociale ou historique, et dont le trait commun est d’occuper la place de ce déchet plus ou moins abject de l’ordre et de produire, à ce titre, des effets de perturbation spécifiques – des effets de plèbe, précisément. L’irréductible, c’est cela : ces « hommes infâmes » dont les archives policières et judiciaires de l’Ancien Régime enregistrent les mouvements d’échappée hors des chemins de l’ordre, cette fraction du monde du crime étiquetée comme irrécupérable que l’ordre disciplinaire moderne voue au dépotoir de la prison pénale, ces Algériens que la police parisienne massacre et jette à la Seine le 17 octobre 1961, ces masses urbaines qui, par centaines de milliers, s’exposent aux mitrailleuses de l’armée du shah d’Iran comme un corps indestructible, irréductible et finissent par faire tomber ce régime honni, etc. Dans la perspective foucaldienne, dont se dévoile ici la tonalité libertaire trop peu souvent identifiée, le motif de la résistance et celui de la plèbe se conjuguent fréquemment. Les effets de résistance vraiment saillants, sauvages, spontanés, irréconciliables s’entrelacent bien souvent avec des effets de plèbe : là où ce n’est pas un sujet historique prédestiné, substantiel, un « grand sujet » qui s’expose, mais bien un corps surrectionnel qui fait irruption du bas vers le haut, un corps sans nom et sans visage durablement identifiables, le plus souvent, sans précédence ni héritage et dont les faits et gestes sont destinés à s’effacer sur le sable de l’histoire des anonymes – la seule, ajouterait aussitôt Foucault, qui soit le terreau des véritables événements. Qui se rappelle de quelle poitrine surgit le cri qui donna son élan à l’assaut auquel succomba la Bastille, le 14 juillet 1789 ?

La figure du résistant et de la résistance que présente Foucault se situe en ce sens aux antipodes de cette autre, plus notoire, que l’on peut désigner comme celle de la résistance saisie par l’État et qui, du coup, s’écrit avec une majuscule : une résistance dans le prolongement de laquelle des noms se gravent dans la pierre, et quadrillent nos existences – noms de rues, d’écoles, de piscines, de centres culturels ; des noms de héros et martyrs dont la pérennité est soumise aux conditions de l’État, de la mémoire collective dont il est le vicaire. La résistance dont parle Foucault comporte elle, par contraste, ce paradoxe : elle est cette énergie qui, littéralement, a pour effet qu’il y a de l’histoire et pas seulement de la répétition, de la reproduction ou de la continuité, qui a produit ces effets de discontinuité sans lesquels l’histoire n’est qu’un milieu de vie et non une topographie où se produisent des affrontements à propos du sens de nos investissements. Mais, en même temps, elle est, dans sa forme vive et non instrumentée par l’État, ce qui est voué à une rigoureuse condition de disparition.

12 Cela même qui nous constitue comme ce que nous sommes historiquement, politiquement (par exemple la constellation des événements plébéiens qui tissent la Révolution française) au plus intime de nous-même dans l’absolue ignorance ou inconscience de ce que furent les pensées, les actions, les noms et les visages de cette poussière humaine qui, un jour, fit bloc et proféra le cri par lequel, généralement, tout commence : « Non ! », « Basta ! », « Debout ! », « En avant ! », « Aux armes ! », etc. Ce cri dont l’écho, sous nos latitudes du moins, se fait toujours plus rarement entendre…

Alain Brossat « Résistance(s) et pouvoir(s) chez Michel Foucault », in Résistances et transferts, érès, 2004, p. 115-119.
philosophe, enseignant à l’université de Paris VIII.