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La politique quand même (après Atocha)
Alain Brossat

Origine : www.revuedroledepoque.com/articles/n14/brossat.pdf

Les attentats de Madrid ont été l’occasion de vérifier ce qui tend désormais à s’imposer comme une règle dans nos sociétés, à l’occasion de ce type d’événement : l’effet de choc de ces explosions et du carnage qui les accompagne crée les conditions d’un suspens de tout ce qui, en principe, est au fondement de l’institution démocratique : indépendance de la presse, diversité des opinions, non-coïncidence du public avec l’Etat, etc. Ce suspens s’établit de façon variable : indéfini aux Etats-Unis après la journée noire du 11 septembre, très bref dans l’Espagne du 11 mars. Mais ce n’est pas tant ici la durée qui compte que la figure d’une exception que nul n’a besoin de proclamer, qui vient prévaloir comme par automatisme, dans le prolongement des explosions : une figure très politique de la tétanie, du bruit et de la fureur qui vient saturer l’écran de l’actualité.

Pendant une petite journée, après la tuerie d’Atocha, il n’y a plus d’espaces publics, plus aucune capacité d’articuler des arguments, des raisonnements, des positions à propos de l’événement, seulement, du côté du peuple, de ces réflexes d’agrégation et de ces intensités affectives hurlées (“Hieros de puta !”) et, du côté de l’Etat, de ces mensonges propagandistes qui, naguère, faisaient les beaux jours des pouvoirs totalitaires.

Ce qui horrifie l’observateur de tels instants de suspens de toute figure démocratique, c’est la violence qui s’y prélude, violence-réflexe se donnant à voir comme le pur et simple contrechamp de celle des bombes.

Les imprécations, les cris de haine substitués aux énoncés politiques, le faire-masse instinctif du peuple sont l’expression de l’apparition, en ces circonstances, de formes de compacité dans lesquelles s’abolit tout intervalle, toute différence (notamment entre le peuple et l’Etat) dont nous savons qu’elles contiennent les prémisses de l’extermination de toute espèce de politique. Au soir du 11 mars, avant que le peuple espagnol n’ait retrouvé ses esprits et sa faculté critique de l’Etat, prévaut dans les rues du pays un régime de stupeur collective qui interdit toute question, tout enchaînement discursif sur l’événement. Quiconque aurait osé, dans ces circonstances, clamer que “le roi est nu", qu’un lien éventuel s’établit entre la présence de troupes espagnoles en Irak et les attentats l’aurait sans doute fait au péril de son intégrité.

Ce qui frappe et inquiète aussi, c’est la faculté contaminatrice d’une telle stupeur, le trait “total" ou “totalisant" d’un tel suspens : pendant quelques heures, la presse toute entière est captive du discours du pouvoir, non seulement en Espagne où Aznar dicte leur “une" aux directeurs des grands journaux à la manière d’un Staline indiquant la juste voie à la Pravda ou aux Izvestia, mais à l’étranger même. Les titres “à chaud" du Monde, les informations de France-Inter, au soir du 11 mars, sont, de ce point de vue, sans équivoque, tout entiers soumis à l’injonction aznarienne puisque le chef de l’exécutif espagnol dit que c’est l’ETA, c’est l’ETA.

Ce qui se dévoile en ces occasions irrégulières, mais toujours davantage destinées à scander notre actualité, c’est l’illusion des contre-pouvoirs, dans nos sociétés, leur inconsistance. En effet, c’est précisément dans de telles circonstances, dans ces moments d’exception, que le citoyen éprouve le besoin vital que se manifestent d’autres forces et d’autres capacités discursives que celles de l’Etat, que “quelque chose" résiste aux injonctions et aux mensonges des gouvernants. Or, c’est précisément dans ces moments où la raison d’Etat fait valoir ses “droits" sur un mode tyrannique que ces forces se dérobent, que ces capacités énonciatrices se dissolvent et que se dévoile dans toute son abjection la dépendance atavique du pouvoir journalistique dans sa relation au pouvoir d’Etat. La presse démontre alors son opportunisme constitutif en hurlant avec l’Etat contre le coupable désigné d’autorité dans un premier temps et avec l’opinion contre l’Etat dans un second, quand le vent a tourné.

Pathétique est, dans de tels moments, l’isolement de ceux qui conservent quelque autonomie de jugement et quelque faculté critique. Plus lucides que les plus expérimentés des directeurs de journaux, ceux-ci furent un certain nombre à douter immédiatement de la thèse officielle, alors même que battait son plein l’intox étatico-médiatique. Maigre est la consolation qui s’attache au constat de la supériorité d’une faculté analytique solitaire mais non captive du dit-des-pouvoirs ; car ce qui se vérifie alors constamment est l’impossibilité pour celui qui “pense autrement" de faire entendre sa voix, de rendre audible le désaccord, de présenter son litige avec le récit unique émis par les maîtres-énonciateurs. S’impose alors la figure d’une sorte de totalitarisme mou qui ne s’impose pas par la terreur, mais par la saturation de tous les espaces publics et des consciences prostrées.

Que, dans la situation espagnole - à l’encontre de celle qui prévalut aux Etats-Unis - cet instant compact n’impose sa règle que durant quelques heures, voilà qui ne suffit guère à nous rassurer. Il n’est en effet pas besoin d’être sous l’emprise des fièvres bushistes pour prédire que, dans la séquence historique qui s’ouvre, des événements ultra-violents du type de celui qui a ensanglanté Madrid sont appelés à se multiplier, y compris dans nos sociétés. Et donc, d’une manière récurrente, nous serons appelés à nous accoutumer à la figure de l’urgence qui s’enchaîne sur l’acte ultra-violent et qui inclut non seulement des dispositifs d’exception (policiers, juridiques, militaires…), mais aussi et peut-être surtout la suspension de la faculté de juger et de s’orienter dans les espaces publics à d’autres conditions qu’à celles de la pensée-Etat, qui programme la régression de toute espèce d’énoncé politique aux conditions de l’affect saturé par l’effet de choc produit par l’action terroriste. Ce qui a surgi sous nos yeux dans l’instant des attentats en Espagne acquiert alors une dimension allégorique : d’un côté le cynisme inégalé de l’homme d’Etat qui mitonne sa politique électorale avec le sang de ses compatriotes et de l’autre, en complément, la réduction du discours politique à la dimension du pur cri de désespoir et d’horreur, revers de la dissolution des facultés analytiques. L’ombre du nihilisme s’étend ici distinctement sur le domaine politique. On ne peut, certes, que se réjouir de la rapidité avec laquelle les Espagnols ont retrouvé leur capacité à ressaisir le fil des logiques implacables qui conduisent des poignées de mains fraternelles échangées entre Bush et Aznar au bain de sang d’Atocha. Mais on ne peut s’empêcher de craindre que, dans un avenir proche, les “instants tétaniques" découlant de ces violences stridentes qui lacèrent notre actualité se prolongent à l’infini. Les Etats-Uniens ne sont pas sortis du 11 septembre, en dépit des diverses et massives rétro-projections de violence qui ont été perpétrées entre-temps par le gouvernement de leur pays, en leur nom et avec le soutien de la majorité d’entre eux.

L’effet le plus durablement dommageable de ce que l’on nomme “terrorisme" (une cotte mal taillée, puisque dès l’instant où vous disposez d’hélicoptères de combat armés de missiles téléguidés et ornés d’un drapeau national, vous échappez à cette dénomination infamante, quoi que vous perpétriez), est d’ouvrir toutes grandes les vannes à cette sentimentalité tous usages qui vient envahir les espaces politiques et y repousser l’argumentation, l’affrontement des thèses et des positions. La captation de l’actualité par le dit terrorisme produit des formes de dépolitisation de l’opinion horrifiée, accablée, une évolution qui est la providence des Etats - ce n’est pas d’hier que ceux-ci se sont avisés qu’il est plus expédient, par les temps qui courent, de gouverner à la peur et à la sécurité qu’à la délibération et au souci du “bonheur public", comme on disait au temps lointain de Rousseau et Saint-Just. Une assez sinistre complémentarité s’établit ici entre l’“inhumain" des violences terroristes et le “trop humain" d’un gouvernement aux bons sentiments et à la mobilisation des affects réactifs.

On pourrait pourtant, au rebours de ces glissements, imaginer que même une actualité aussi atroce que celle des attentats de New York ou Madrid puisse être l’occasion d’une repolitisation, d’une intensification des questionnements politiques, d’un regain d’autonomie du côté du corps populaire. Que la “punition" aveugle infligée par les poseurs de bombes aux gens ordinaires qui, ce matin-là, se rendaient au travail, soit susceptible de nourrir nos réflexions plutôt que susciter des épanchements sans contenu, au rebours même des effets qu’entendent produire les perpétrateurs - voilà qui serait susceptible de nous porter à ne pas désespérer totalement de notre condition démocratique. Si les Espagnols et, avec eux, les peuples européens, pouvaient tirer de cette épreuve l’enseignement que le vote d’humeur (qui se soucie moins de l’examen des programmes annoncés des candidats en présence que de leur bonne apparence ou de leurs pirouettes rhétoriques, qui oublie que la politique internationale d’un Etat-nation engage ses citoyens) est non seulement une manifestation d’inconséquence mais aussi une manière de s’exposer au danger - les victimes d’Atocha ne seraient peut-être pas tout à fait mortes pour rien. Si les Espagnols et, avec eux les Européens, pouvaient avoir l’intuition, en cette occasion atroce, de ce qui, dans le fait du “terrorisme" international, est susceptible de rapprocher des mondes qui, d’une manière toujours plus implacable, se sont dualisés, séparés, le monde sanctuarisé des démocraties parvenues et celui des peuples abandonnés et exposés à toutes les violences - alors la leçon de Madrid ne serait peut-être pas tout à fait perdue. La politisation de l’événement dit terroriste passe nécessairement par la mise en évidence de telles corrélations entre des violences et des désastres qu’à première vue tout sépare - entre l’épreuve subie par l’habitant de Bagdad ou Gaza dont la maison s’effondre sous l’effet d’une bombe soufflante larguée par un avion de chasse étoilé et celle de l’ouvrier madrilène pris pour cible par des vengeurs démoniaques. Ce régime “terrible" de la politique n’est pas celui que nous aurions choisi si les terroristes d’Etat et leurs émules sauvages nous avaient laissé le choix - mais il est, malheureusement, celui qui tend, d’une façon croissante, à imposer ses règles.