|
Origine : http://www.scoplepave.org/ledico/fichesdelecture/alainBrossatlegranddegoutculturel.htm
« Le grand dégoût culturel » d’Alain
Brossat est paru au Seuil en 2008
Nous serions passés d’une société politique
à une société culturelle, projet de démolition
de l’idée des Lumières (comme savoir émancipateur),
destruction des significations, gens gavés de division, mais
submersion, finit par ne plus avoir de significations, 50 camps,
dans le mesure où cela n’a plus de conséquence
subversive.
P 20 : « aujourd’hui nos sociétés vivent
et se reproduisent sur un mode « culturel », comme elles
vivaient et se reproduisaient au XIXème siècle sur
un mode politique. La vie politique s’actualisait alors sur
un modèle dans lequel il fallait désigner un adversaire,
un modèle de division ; le mode « culturel »
est indexé sur un idéal de rassemblement, un paradigme
consensualiste. La politique divise, la culture rassemble (…)
ce que nous nommons « culture » auj est indissociable
de ce trait : le rassemblement par indistinction. P 21 La culture
n’est pas pluraliste au sens politique de ce terme (le pluralisme
politique suppose des modes d’élaboration, de validation,
d’expérimentation et d’institutionnalisation
des différences qui en appellent à la délibération),
mais au sens où elle est une machine qui agrège sans
fin, dont le principe économique est l’inclusion, l’indifférenciation,
la soumission de toutes les hétérogénéités
à un principe unique. Le rassemblement de type culturel s’opère
sur un mode de mixage dont le propre est de rendre compatibles et
équivalentes toutes les différences et hétérogénéités,
et de s’agencer selon le principe d’une dynamique d’inclusion
permanente. Capacité agrégatrice et pan-inclusive
de la culture.
P 26 Fondamentalement la « démocratie culturelle »
est un régime avant tout comportemental (…) son trait
anti-politique s’identifie à l’élision
du moment fondateur de la politique : celui de la reconnaissance
et la mise en forme de la division. Au contraire dans ces formes
(…) « post-démocratiques », la normativité
démocratique se valide sur un mode d’homogénéisation
qui suppose l’identification des différences juxtaposables
à l’infini et non pas des oppositions ou de la conflictualité
: c’est la consommation, culturelle ou non, vantée
en tant que paradigme du « pluralisme » et de la liberté
individduelle. P 27 Les nouvelles formes politiques qui émergent
auj peuvent être désignées comme « post-politiques
» ou antipolitiques au sens où elles sont fondées
sur le déni de la division, et où leur procédure
fondamentale est l’agrégation, sans présentation
de positions en conflit ni délibération, par le moyen
de normes et de schèmes comportementaux. P 28 Culture comme
milieu même dans lequel va prévaloir le principe fondamental
d’indifférenciation qui tend à devenir le pivot
ou l’opérateur essentiel de la nouvelle normativité
démocratique.
P 45 la question clef de nos sociétés sera celle
de la relation entre la crise permanente et polymorphe du domaine
politique et l’expansion de la sphère culturelle. P
47 l’auteur parle du chiasme entre imaginaire gréco-romain
de la citoyenneté active et le dessin réaliste d’une
existence stable et garantie, qui suppose l’institution de
formes de vie dépolitisées, le passage à des
paradigmes post-politiques (culturels et administratifs) du rassemblement
et de la coexistence (ie forme antipolitique de la politique contemporaine).
P 53 la « démocratie culturelle » prolonge et
parachève l’opération de désinvestissement
du domaine politique entreprise par la démocratie de représentation.
Processus de reconversion du monde divisé (factions, groupes
antagoniques, espèces ennemies…) en un ensemble composé
selon une toute autre « règle » : celle de l’abstraction
citoyenne et celle de plus en plus du public.
P 56 Dans le monde de l’Histoire, le désir des hommes
est tourné vers l’action, un désir d’actions
et d’effets liés à ces actions. Dans le monde
de la culture, ce désir est orienté vers des objets
et des souvenirs. Le monde de la culture est un monde surpeuplé
d’objets, un monde de consommation…p 59 Le temps de
la culture (…) : milieu propre à un mode de vie fondé
sur la perte de l’avenir et l’obsolescence de la dimension
de l’action liée à la notion d’une «
conquête » ou d’une « production »
volontariste de celui-ci./ le mouvement prend la forme de succession
d’instants déliés, la multiplicitation des plans
vient se substituer à la dynamique des actions historiques.
P 62 Culture comme appareil de réduction des tensions, ou
dispositif d’apaisement (cf Philosophe P. Sloterdijk), qui
substitue un régime de rassemblement sans délibération
à un état de division plus ou moins structuré.
P 63 Mais cette efficacité des dispositifs culturels a une
contrepartie : l’avènement d’une variété
nouvelle de cynisme et de nihilisme globaux. (la culture est un
dispositif de parachèvement du désenchantement). P
64 Dans un espace politique, le conflit des positions, des convictions
et des intérêts structure le champ, produit des effets
de regroupement, détermine les modalités de la confrontation
ou de l’affrontement. (…) ainsi dans un espace culturel,
des questions qui, dans une espace politique, sont susceptibles
de susciter des oppositions violentes, voire des prises d’armes
(…) seront irrévocablement reconduites à ce
régime inoffensif du désaccord et de l’émiettement
des goûts et des opinions. P 65 Une opinion culturelle est
de moins en moins appellée à « faire masse »
et à produire des effets de déplacement et de transformation
de lignes de front, de rapports de force (…) le statut d’une
opinion politique est tout autre. Si originale ou atypique soit-elle,
une opinion politique est toujours susceptible de produire un effet
de masse pratique : un attroupement, une manifestation, une pétition,
une émeute, une sédition, …(ie ouverte sur le
domaine de l’action).
P 82 désenchantement d’un certain discours de l’émancipation.
Le triomphe de la culture dans sa version extensive et pan-inclusive
(…) est celui d’un dispositif de modération,
de réduction des tensions, aucunement celui d’une machine
émancipatrice. En ce sens, cet avènement signale bien
le démantèlement du programme général
des Lumières. Il y avait au cœur de ce programme cet
« optimisme de la Raison » selon lequel la diffusion
des savoirs repousse p 83 non seulement l’ignorance mais plus
généralement les ténèbres. La promotion
des savoirs se voyait donc dotée d’une valeur et d’une
portée morales. Voltaire, le partage des savoirs se voit
attribuer une valeur politique/ promesse d’un dépassement
du régime p 84 politique fondé sur la bi-partition
entre ceux qui ont vocation « naturelle » à exercer
le pouvoir et gouverner et ceux qui sont voués à l’obéissance
et la subalternité. Beaumarchais, Diderot…L’optimisme
des lumières se manifeste dans cette confiance en la faculté
populaire d’assimiler des savoirs, d’apprendre à
disputer avec les maîtres et à leur tenir la dragée
haute, d’une manière telle que ces aptitudes nouvelles
suscitent sans interruption des flux d’émancipation.
P 85 l’enjeu de l’instruction est ici indissociable
de celui d’un déplacement, d’une extraction,
d’une résistance. Pour Brossat, la pièce de
Beaumarchais et le roman de Diderot renvoie bien avec la forme polémique
de la relation entre le serviteur et son maître, à
la figure de la division et son actualité, aux conditions
des Lumières, la relation agonistique entre le serviteur
et son maître structure le monde p 87 L’énergie
des Lumières est liée au motif de la disjonction (la
capacité du serviteur de sortir de son rôle et l’incapacité
du maître de continuer à tenir le sien) comme elle
l’est à celui de la diffusion des savoirs. L’histoire
de la modernité culturelle est celle du démantèlement
des programmes qui ont pris corps dans cette configuration et de
l’inhibition des dynamiques d’émancipation qui
s’y sont inaugurées. Au contraire la modernité
culturelle est un processus de re-jointement, de ré-homogénéisation,
en susbtitut du peuple du discord.
P 92 : obèse de culture. P 93 : nous au contraire vivont
dans un monde où la culture est toujours donnée en
excédent, et c’est ce trop de biens culturels (…)
qui nous fatigue et nous dégoûte, car nous ne savons
plus dire ce qui importe vraiment parmi la multitude de ces biens.
Le grand dégoût auj c’est celui qui a saisi une
société obèse de culture. Dans le temps de
la culture plus aucune relation ne s’établit entre
niveau culturel (…) et capacité critique ou dynamique
d’émancipation.
+ p 96 lien inextricable entre haut niveau de compétence
spécifique et conservatisme politique (destruction de la
politique et effacement du tracé des Lumières) qui
est une des clefs de l’immobilisation de nos sociétés
(comme la religion l’était au moyen âge). La
culture est un dispositif général d’empêchement
de toute mise en mouvement quelle qu’en soit l’échelle.
P 98 Le devenir tiède de nos sociétés (…)
est donc étroitement lié à celui de l’évanouissement
des capacités critiques et des énergies émancipatrices
de ceux que l’on appelle les gardiens de la culture, à
savoir les intellectuels.
+ p 99 chapitre 3 Education et émancipation. L’éducation
pour tous est envisagée comme l’une des premières
conditions de l’émancipation. Elle renvoie à
un modèle politique, celui de l’auto-activité
du corps politique, des citoyens (cf Bronislaw Baczko. Une éducation
pour la démocratie, textes et projets de l’époque
révolutionnaire. Garnier. Les classiques de la politique.
1982). P 100 éducation pour tous lié étroitement
à un modèle politique de démocratie vive sinon
directe et étrangère à toute notion d’une
étatisation de l’enseignement ou de l’instruction
publique. P 101 L’éducation pour tous c’est ce
dispositif grâce auquel peut être amorcé le mouvement
d’effacement de la séparation entre les hommes et leur
gouvernement. Mieux les hommes seront instruits, mieux ils seront
aptes à s’auto-gouverner. Cf Condorcet. P 103 : la
notion d’une instruction populaire s’articule ici sur
un modèle politique, celui de la démocratie de base,
de la citoyenneté constamment active des associés
composant effectivement le souverain en acte. L’éducation,
l’instruction sont donc fondamentalement indexées sur
des processus politiques, et parties intégrantes de dispositifs
politiques. (…) l’activation de ce type de démocratie
suppose la quasi-permanence du peuple assemblé : assemblées
primaires, référendum d’initiative populaire.
P 104 Il faut en activant cette forme de démocratie intense
et constante, éviter que les institutions ne se séparent
des citoyens. P 105 Par contraste, le projet et le dispositif de
l’instruction publique qui se mettent en place en France dans
les dernières décennies du XIXème siècle
sont tout entiers définis par leur inclusion dans la sphère
étatique. La forme « démocratique » de
l’instruction publique qui s’établit dans les
années 1880 se caractérise en tout premier lieu par
sa soumission aux conditions de l’Etat, correspondant à
l’apparition d’une nouvelle figure de la maîtrise.
Ici est patente, entre les projets de Lepeletier ou de Condorcet,
et ceux d’un Jules Ferry, une rupture décisive. La
notion d’une propagation des Lumières dans l’ensemble
du corps social, d’un partage des savoirs entre tous, va désormais
entièrement converger vers l’installation d’un
dispositif étatique dont le propre est de rendre indissociables
enjeux de savoir et enjeux de pouvoir. P 106 : La dimension d’une
lutte acharnée pour le pouvoir sur les esprits et les corps
opposant l’Etat républicain à l’Eglise
catholique, crée les conditions d’une captation de
l’Histoire ou de la dynamique des Lumières par l’Histoire
de l’Etat.
P 111 Une liberté sous tutelle/ L’instruction laïque,
gratuite et obligatoire, s’inscrit dans une généalogie
qui est celle de l’Etat plutôt que celle des Lumières
/ L’homo etaticus, un homme qui va penser les conditions de
son émancipation, tout comme celles de sa servitude, dans
le cadre de celles de l’Etat. P 113 : apprentissage de la
liberté sous tutelle, totale intrication entre apprentissage
de l’autonomie et soumission aux disciplines. C’est
sur cette co-extensivité du domaine politique et du domaine
culturel, effective dès les origines de la République
parlementaire, qu’il convient d’insister. L’institution
ou la promotion du quelconque en tant que pivot des représentations
politiques est en quelque sorte compensée par l’accession
rendue obligatoire de celui-ci au monde de la culture…elle
établit un lien entre savoir et capacité citoyenne,
et désinvestit ou délégitime p 114 du même
coup d’autres modes de liaison : le lien entre la capacité
politique et l’expérience de la vie qui peut être
celle d’un ouvrier, d’un militant, d’un individu
éventuellement illettré, mais qui a acquis toutes
sortes de savoirs pratiques, qui a animé des luttes, participé
au combat armé, a connu la prison ou la déportation…le
passage par l’école va devenir ce qui ‘autorise’
la citoyenneté, ce à défaut de quoi il ne saurait
s’établir une capacité politique…
P 117 Le dispositif de l’instruction publique rend apte à
l’exercice d’une citoyenneté de basse intensité,
d’une citoyenneté intermittente, incarnée par
le vote. Il est donc simultanément un dispositif d’accès
à la sphère politique et un dispositif de neutralisation
des énergies politiques : on rencontre là l’enjeu
de la fiction de la neutralité de l’espace scolaire,
de l’idéal « apolitique » de cette institution,
de la dépolitisation des enjeux pédagogiques et des
contenus d’enseignement. P 118 A ce titre le dispositif de
l’instruction publique mis en place par J. Ferry et ses émules
est, contrairement à celui que prône Condorcet, un
convertisseur d’énergies politiques en énergies
culturelles. L’Ecole incluant l’Université est
une des nombreuses fabriques de l’homo culturalis.
P 162 : Probablement la culture a-t-elle acquis dans nos sociétés
le statut de consolation des consolations. Les régimes courants
de consolation – religion, philosophie, exercices spirituels,
vie communautaire, sentiment familial, patriotique…- sont
morts ou agonisants. La culture est donc désormais ce qui
est en premier lieu appelé à nous distraire de la
douleur d’une existence descellée de toute espérance
élevée, de toute finalité indiscutable, de
tout idéal moral. P 168 non pas trop peu de démocratie
mais trop d’une démocratie devenue absolument futile
et insignifiante, du fait de son acclimatation dans des espaces
où la mise en œuvre de ses procédures est sans
enjeux ni effets autres que de distraction. P 169 éthos démocratique/
forme de tolérance molle qui fait bon ménage avec
l’indifférence, …. P 170 : la culture est le
domaine par excellence du mimétisme différentialiste.
La valorisation constante du pluralisme culturel (cette petite musique
de la démocratie au sein de la culture) ne suffit pas à
masquer la dimension d’homogénéisation qui se
repère au cœur des pratiques culturelles : rassembler
autour de façons de sentir, façons de faire et de
dire (de juger), ie autour d’une multiplicité toujours
changeante de tels modes de conduites, d’expression et de
consommation.
|
|