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Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=2651&q=author:157
Une subtile dialectique s’établit entre la façon
dont la biopolitique contemporaine établit son « protectorat
», sa tutelle sur les corps vivants et la manière dont
une dimension fondamentale du gouvernement des vivants consiste
à mettre en place des entraves, à inscrire la vie
des individus dans l’horizon non pas de l’affirmation
des puissances de la vie, mais de la survie (l’existence réduite
à sa reproduction). La biopolitique contemporaine étend
son emprise entre ces deux repères : immuniser le vivant
(« faire vivre » en ce sens) d’une part, et démultiplier
les dispositifs d’empêchement de la vie des sujets de
l’autre, soit, plus trivialement : empêcher les gens
de vivre leur vie, faire de la réduction de leur horizon
de vie (des « emmerdements » qui leur sont infligés
sous toutes sortes de formes calculées) une politique constante
et réfléchie.
D’un côté ce « faire vivre » global,
tous azimuts et continu, de l’autre ces stratégies
délibérées, destinées à faire
en sorte que l’énergie et l’intelligence des
individus soient aussi intégralement que possible captées
par les soucis de subsistance et reproduction. La « politique
» impulsée par tous les gouvernants modernes, dans
les démocraties libérales notamment, donc dans les
pays les plus « riches », disposant des ressources les
plus abondantes, ne consiste pas seulement à inciter les
individus à entrer dans le cycle production-consommation
et à s’y engloutir, plutôt qu’à
s’investir dans des actions désintéressées,
créatrices, à agir dans la sphère publique,
à développer leur autonomie. Elle consiste peut-être
surtout à mettre en place des dispositifs de vie, à
promouvoir des formes et des modes de vie dont la destination est
distincte : faire en sorte que soit entravée la capacité
des sujets à affirmer des singularités, qu’ils
ne soient pas en mesure d’opérer des choix d’existence
selon une éthique propre à chaque singularité,
selon des principes qu’ils auraient élaborés
de façon autonome, en relation avec des notions fortes –
égalité, communauté, liberté, bonheur,
fraternité, etc.
J’insiste : c’est bien d’une politique qu’il
est ici question, pas seulement d’effets produits par les
traits généraux d’un « système
» général ; une politique dont la visée
est donc double : modeler des subjectivités, formater et
infléchir des conduites. Une politique qui ne consiste pas
seulement en ce sens à imposer des standards culturels ou
à promouvoir des modes de vie homogénéisants
; elle a pour trait majeur aussi et peut-être surtout, il
faut y insister, de démultiplier des systèmes d’entrave,
tels que la majorité des gouvernés, la partie la plus
faible de la population, demeure rivée à la pure dimension
sociale et économique de l’existence, à la vie
balisée par le travail (ou son absence, ce qui est la même
chose), rivée au monde des marchandises, au cycle production-consommation,
enserrée dans le carcan de relations sociales gouvernables
et prévisibles (familiales notamment) ; c’est-à-dire
confinée à la vie non pas comme sphère d’expansion
de flux diffractés aux trajectoires imprévisibles,
mais comme entretien et reproduction du vivant humain.
On peut parler ici d’une sorte de « mécanisme
de sécurité » subreptice, inavouable –
et qui cependant joue un rôle déterminant dans les
dispositifs de la gouvernementalité contemporaine.
Ce mécanisme est destiné à créer une
« pression », à établir des conditions
de limitation affectant les possibilités des individus, de
façon à ce que ceux-ci soient conduits à être
engagés dans une sorte de « lutte pour la vie »
perpétuelle, en version allégée, non pas tant
au sens où seuls les uns survivraient au détriment
des autres (même si cet aspect des choses est tangible dans
les sociétés libérales d’aujourd’hui),
mais plutôt où se produit une mobilisation/captation
sans fin des énergies par les objectifs globaux de la «
survie » (la reproduction, la perpétuation des soubassements
matériels de la vie). Le « jeu » du gouvernement
des vivants consiste ici à faire en sorte que la société
se présente comme une sorte d’étendue liquide
dans laquelle les individus ne maintiennent la tête hors de
l’eau (et donc assurent leur survie) qu’à la
condition de consacrer, bien sûr, l’essentiel de leurs
forces à nager avec peine, plutôt qu’à
être dans la vie comme des poissons dans l’eau.
On peut appeler cette figure un Narayama fabriqué de toutes
pièces, un Narayama artificiel, puisqu’il ne correspond
à aucune espèce de limitation imposée par la
disponibilité des biens consommables ou des possibilités
d’intensification, de diversification des formes de vie. Dans
le récit de Shichirô Fukazawa, en effet, c’est
la rareté, en produits alimentaires notamment, qui établit
cette règle rigoureuse, terrible, selon laquelle les vieillards
devenus « bouches inutiles » se doivent de sacrifier
leur vie afin que les plus jeunes puissent manger à leur
faim. C’est l’absence de tout surplus qui, s’imposant
à tous comme une fatalité, établit cette règle
draconienne selon laquelle la survie des uns se paie au prix de
la disparition des autres – règle « inhumaine
», s’il en fut. C’est comme par un décret
du destin que la survie pure et simple s’établit comme
l’horizon indépassable de cette société
villageoise, dans ces montagnes perdues d’un Japon imaginaire.
Par contraste, sur tous ces plans, les potentialités et
les réserves dont disposent nos sociétés contemporaines
apparaissent pratiquement illimitées. Ce n’est pas
la rareté qui y prévaut, mais bien plutôt le
règne de l’excédent, le syndrome de la surproduction.
Le paradoxe du mécanisme de sécurité furtif
évoqué plus haut est qu’il repose sur l’organisation
de systèmes de « manque » (relatif mais tenace)
dans des conditions générales d’ « abondance
». Les enjeux subjectifs sont décisifs ici : il faut
que les individus soient établis dans des dispositions de
privation continuelles et démultipliées, et ceci de
façon à ce que leur énergie soit détournée
de la pensée libre, de l’esprit critique, de la réflexion
autonome, de façon à ce que le désir soit endigué
– canalisé et encadré, plutôt –,
capté par le fétichisme des objets et la consommation
(à la fois encouragée, magnifiée et empêchée).
L’abject slogan sarkozyste « travailler plus pour gagner
plus » est une sorte de forme pure de ce genre de dispositif
: il s’agit de réduire autant que faire se peut, et
à zéro si possible, la part laissée à
l’otium, à l’anapausis, entendus non pas comme
« loisir » au sens d’aujourd’hui, c’est-à-dire
délassement inclus dans la forme travail, mais comme disposition
par l’individu de son temps propre, destinée à
le rendre disponible pour la vie publique, pour l’action collective,
pour la réflexion autonome… Il s’agit de destiner,
de façon massive et écrasante, les individus à
un mode de vie et à des dispositions subjectives qui fassent
d’eux, en langue aristotélicienne, plutôt des
fourmis ou des abeilles que des hommes libres.
Il est donc fondamental que les gens (l’homme quelconque,
donc, pas le commun ou le « vulgaire ») disposent d’aussi
peu de temps libre que possible, non voué à la pure
reproduction de la capacité de travail ou alors à
l’entretien de la base matérielle de la vie ; ainsi,
que cela même qui est supposé tenir lieu de temps libre
soit occupé, mobilisé, encadré d’une
façon telle qu’il soit aussi peu susceptible que possible
de permettre à l’individu (ou à des collectifs)
de développer leur autonomie. D’où l’importance
de dispositifs d’occupation et de mobilisation comme la télé
et Internet, dispositifs fonctionnant de façon ininterrompue
et dont le propre est de transformer le loisir/temps libre (entendu
au sens antique, comme le propre de l’homme libre) en pur
complément de la mobilisation par le travail ou le souci
de la survie. Fondamentalement, la télé est un bruit
continu, une rumeur peuplée d’images, un dispositif
de capture dont le propre est de faire opposition à la possibilité
d’un silence, d’un suspens du temps de la reproduction
propice à la formation de pensées libres et à
la mise en œuvre d’actions autonomes et singulières.
En termes de rationalité gouvernementale contemporaine (une
rationalité à courte vue, aveugle à elle-même,
si l’on veut, mais une sorte de rationalité, cependant),
il est de première importance que les gens disposent d’aussi
peu de temps libre que possible, car toute durée soustraite
à la reproduction est susceptible de faire ouverture sur
des hétérotopies, c’est-à-dire sur de
l’ingouvernable. D’où l’importance politique
du « travailler plus pour gagner plus » qui, comme l’a
montré Dominique Méda, économiste, ne relève
pas de calculs économiques, mais au contraire, politiques,
tout entiers politiques. Le travail et, plus généralement,
la reproduction et la « mobilisation » étant
ce qui, constamment, réassigne les individus à l’
« empire de la nécessité », non pas tant
sous le signe de la rareté (objective) que du manque organisé.
Il est donc essentiel, pour cette forme du gouvernement des vivants,
de travailler dans deux dimensions : celle de la captation des projets
individuels et de leur formatage, celle de l’organisation
du manque.
Dans le premier registre, donc, on fera en sorte que les catégories
aux revenus modestes deviennent captives de toutes sortes de systèmes
de crédits et d’emprunt, de dispositifs d’asservissement
et d’immobilisation par l’endettement – équipement,
voitures, accès à la propriété –
c’est un système d’apprivoisement et d’immobilisation
des énergies déviantes d’une formidable efficacité,
qui établit les classes populaires dans « l’empire
de la nécessité » sur la longue durée
(des crédits toujours plus longs et toujours plus nombreux).
Dans le second registre, on fera en sorte, constamment, de maltraiter
le désir et les plaisirs, d’assigner les plus faibles,
l’élément populaire en général,
à des systèmes de frustration, de privation et d’appauvrissement
du désir: en créant par exemple délibérément
les conditions, comme c’est le cas aujourd’hui, pour
qu’ils soient contraints par la pression économique
de rogner sur la durée de leurs vacances, sur les dépenses
« culturelles », de sacrifier la fréquentation
d’un festival, la participation à un concert qui, pourtant,
leur tenait à cœur.
Il s’agit au fond d’acculer les gens à céder
toujours davantage sur leur désir propre, en tant que celui-ci
est a priori l’ingouvernable même, et ceci soit pour
le conformer aux normes des grosses machines à « distraire
» et immobiliser (des machines d’occupation du temps
et d’écrasement des subjectivités), donc, regarder
les JO à la télé plutôt qu’aller
écouter du jazz à Marciac ou entreprendre une longue
randonnée entre amis – même ça, ça
peut « donner des idées » ; soit, carrément,
pour reconvertir le désir en activité laborieuse (se
« défoncer au travail » en tant qu’objectif
introjecté par l’individu non pas sur un mode moral
mais affectif et libidinal, en tant que désir perverti).
Nos gouvernants, à l’évidence, ont tiré
une leçon fondamentale de Mai 68 : ils ont bien compris que
ce formidable soulèvement n’était pas né
d’une brusque ou lente aggravation des conditions imposées
par l’Etat ou les capitalistes aux étudiants ou aux
ouvriers. Ils ont compris qu’au contraire, ce mouvement était
devenu possible parce qu’ « on » (le gouvernement
des vivants) avait laissé trop de mou à ces différentes
catégories qui, insuffisamment engluées dans les soucis
de reproduction et l’angoisse de l’avenir, se sont trouvées
disponibles pour l’action collective et ouvertes à
la possibilité de l’événement. C’est
Péguy qui, dans Clio, a cette formule fulgurante, à
propos de la Révolution française bien sûr :
« On n’a jamais mis un régime par terre parce
qu’il commettait des abus. On met un régime par terre
parce qu’il se détend ». Et c’est en effet
exactement cela qui se passe en Mai 68 : le soulèvement «
met par terre » le régime gaulliste (malgré
les apparences ultérieures d’une bien pâle Restauration)
parce que celui-ci a commencé à se « détendre
» après, notamment, la fin de la guerre en Algérie,
dans un climat de détente internationale et de croissance
économique, donc que les différents acteurs sociaux
qui vont se trouver mobilisés à cette occasion se
trouvent à nouveau disponibles pour toutes sortes d’espérances,
baignés dans toutes sortes de flux utopiques, en prise avec
toutes sortes de projets, livrés à une imagination
multiple et prolifique, et ainsi, projetés vers un avenir
dont la ligne d’horizon est non pas la démultiplication
des menaces mais la prolifération des possibles. C’est
ce type de « climat » subjectif qui créé
en l’occurrence la disponibilité à l’événement
et la disposition au combat, pas l’angoisse du lendemain,
pas l’aggravation de la situation du plus grand nombre.
Dans La condition ouvrière, Simone Weil rejoint Péguy,
à propos des grèves de 1936, à propos desquelles
elle écrit à chaud : « Dès qu’on
a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les
souffrances, les humiliations, les rancoeurs, les amertumes silencieusement
amassées pendant des années ont constitué une
force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est
toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre
(…) On pliait sous le joug. Dès que le joug s’est
desserré, on a relevé la tête. Un point c’est
tout ».
Et donc, ce que nos gouvernants d’aujourd’hui ont très
bien compris, c’est l’absolue nécessité
d’empêcher que se reproduisent les conditions propices
à l’apparition de ce type de « détente
», et, plus généralement, le genre d’optimisme
historique et de confiance en soi qui caractérise, sommairement,
le mouvement étudiant en 1968, dans toutes ses composantes
variées, tel qu’il élabore ses propres idées,
met en place ses propres formes d’organisation. Ainsi, on
va passer d’un gouvernement à l’espérance
et à l’exaltation de l’avenir comme horizon de
tous les possibles - l’équation Fourastié (chantre
de l’avenir radieux assuré par le développement
du progrès technique) + Khrouchtchev (le socialisme à
visage humain) = avenir réenchanté - qui est celui
des années 1960, à un gouvernement carburant à
l’entretien de la peur et à la légitimation
du manque, qui est celui d’aujourd’hui. Comme le remarque
justement Le comité invisible dont on a beaucoup parlé
ces derniers mois, à propos des arrestations de Tarnac, la
crise, ce n’est pas un état des choses, c’est
un mode de gouvernement des vivants.
Nos gouvernants ont bien compris qu’il ne faut surtout pas
que les gens se prennent trop à espérer, ce qui les
porte à imaginer, rêver (des facultés difficilement
gouvernables) et qu’ils vaut mieux qu’ils soient portés
à craindre, rétractés, inquiets voire déprimés,
plutôt que joyeux, voire euphoriques. En termes de rapport
entre sentiments ou affects collectifs et gouvernement des vivants,
c’est cela la leçon principale que les gouvernants
ont retenue des quatre dernières décennies : il est
plus simple, plus facile, plus raisonnable, de gouverner à
la peur et à la tristesse, aux passions tristes, qu’à
la joie et à l’espérance. A l’attrition,
pour employer une notion qui nous vient du christianisme (du latin
attritus : usé par le frottement, affaibli, épuisé…).
D’où l’importance et l’intérêt
qu’il y a à entretenir un climat général
de crainte (face à l’avenir et aux menaces innombrables
qui sont supposées nous entourer, voir à ce propos
les récentes remarques d’Ulrich Beck sur les usages
politiques du motif du réchauffement climatique) et de dépression
modulée selon les circonstances (d’où l’importance
du motif récurrent de « la crise ») , car il
ne s’agit pas non plus que la mélancolie collective
se transforme en désespoir partagé, lequel peut conduire
à des actions imprévisibles – ce qui conduirait
au retour du spectre de l’ingouvernable. C’est dans
l’entre-deux de ces deux extrêmes à bannir -
trop d’ « insouciance » de la masse, trop de désespérance
parmi les gens - que se déploie le gouvernement à
l’attrition. En tant que celui-ci est le visage réel
du gouvernement libéral aujourd’hui, le moins que l’on
puisse dire est qu’il dévie fortement de ce qu’en
dit par exemple Foucault dans Naissance de la biopolitique : non
seulement ce n’est pas un gouvernement qui spécule
sur la capacité de chacun à se faire l’entrepreneur
de sa propre existence, mais surtout, ce n’est pas un gouvernement
dont le principe serait l’autolimitation jusqu’à
l’effacement ; c’est au contraire un gouvernement qui
suppose une démultiplication des formes d’emprise sur
les gouvernés, quand bien même celles-ci ne revêtiraient
plus les formes disciplinaires ou autoritaires traditionnelles.
C’est un gouvernement qui ne « lâche pas »
ceux sur lesquels il s’exerce et dont l’idéal
est d’investir leurs existences jusque dans le grain le plus
fin dans le but général de créer le maximum
d’entraves possible à l’insouciance – en
démultipliant les systèmes de surveillance, de contrôle,
de sanction, d’empêchement, d’interposition, d’assignation
– sans pour autant ranimer la forme de l’Etat autoritaire.
De ce point de vue, la démultiplication des radars sur les
routes et des dispositifs de vidéo-surveillance dans les
espaces publics a une valeur paradigmatique. Le sujet ne fait pas
face ici à l’Etat garde-chiourme, à l’Etat
répressif, à l’Etat qui censure et interdit,
mais à la figure plus subtile et vicieuse, protoplasmique
d’une machine à endiguer les espaces de son expansion
vitale, à reconduire perpétuellement sa condition
de « petit homme » coupé de ses propres puissances.
La production d’une configuration subjective apeurée,
craintive, déprimée, hantée par le manque,
absorbée par les nécessités de la survie est
un vaste programme, lequel ne se réalise pas en un jour.
Il a fallu renverser, inverser plus d’une évidence
et plus d’une disposition profondément ancrée
dans l’esprit du plus grand nombre dans les années
1960 et, encore, 1970. Il a notamment fallu convaincre les gens
du fait que leur sort était entièrement tributaire
de facteurs totalement imprédictibles, à la merci
de quelques Moloch aux mouvements imprévisibles – le
Marché avec ses sautes d’humeur, le terrorisme international
avec ses visées diaboliques, le réchauffement climatique,
la montée du prix du pétrole, la spéculation
financière, etc.
Il a fallu enraciner la notion du risque et des dangers comme structurante
de notre perception de l’avenir, refoulant du même coup
l’alliance en quelque sorte naturelle de l’avenir et
des possibles, l’avenir comme horizon des potentialités.
Mais il a fallu davantage que cela encore : il a fallu mettre en
place, à la faveur même de ce changement de décor,
des dispositifs efficients d’empêchement de la vie (la
vie est naturellement portée à l’expansion et
à la diversification, à la variation, et elle est
disponible pour sa propre optimisation ou intensification, comme
le rappelle Canguilhem) , des dispositifs de rétraction et
d’abaissement, des fabriques de « vie attristée
» : des machines à dé-jouir, à rabougrir
la vie, à la médiocriser, à la vouer au ressentiment…
Gouverner, en ce sens, c’est vraiment, littéralement,
démultiplier les systèmes destinés à
brider – on bride les vies comme on bride le moteur d’une
voiture - , les dispositifs spécifiques destinés à
compliquer la vie des gens, à les condamner à passer
leur temps à faire face à un état de «
nécessité » soft, dédramatisé
mais exténuant.
Gouverner, donc, pour dire les choses trivialement, va consister
pour une part essentielle et nécessaire à emmerder
le monde et à lui rendre la vie « impossible »,
comme on dit en langue courante : en multipliant les systèmes
de contrôle (plus seulement l’alcool au volant, mais
le cannabis désormais), en rendant toujours plus compliquées
et aléatoires les formalités à accomplir pour
inviter un parent ou un ami étranger, en supprimant des médicaments
destinés à soigner des maladies chroniques, en rendant
prohibitif le coût des soins dentaires et des lunettes, en
arrêtant et exposant les étrangers vivant et travaillant
dans nos pays à un régime de crainte perpétuelle,
en privant les plus pauvres de vacances, en empêchant de se
déplacer en voiture ceux qui n’ont pas les moyens de
payer l’assurance, en interdisant de mariage et de vie commune
les étrangers sans papiers, en multipliant les contrôles
policiers dans les cités, en condamnant aux boulots Mac Do
et donc à l’échec de leurs études les
étudiants en situation précaire, etc.
Une loi se dégage ici : tout gouvernement des vivants qui,
d’une manière ou d’une autre, contribue à
l’entretien de ce système général d’attrition
est un gouvernement réactionnaire, anti-populaire, quelle
que soit sa couleur politique. Et, corrélativement, plus
un gouvernement spécule sur l’efficacité de
ces dispositifs et contribue à les renforcer, et plus nous
devons nous déclarer en état de résistance
face au mode de gestion qu’il met en place, quels que soient
les alibis dont celui-ci se pare (« c’est la crise !,
« il faut être réaliste », « c’est
pour votre bien », « on n’a pas le choix ! »,
etc.).
D’une façon générale, l’opinion
critique envisage ce type de mesures soit sous l’angle des
contraintes économiques (réduire les coûts),
soit sous celui des obsessions sécuritaires (contrôler
et réprimer toujours plus). Mais elle y voit rarement l’effet
d’une politique globale, ou plutôt d’une technique
de gouvernement des vivants consistant essentiellement à
les empêcher de penser et agir en sujet autonomes et à
les vouer à une gestion triste et apeurée de leur
propre survie. Or c’est là ce qu’on pourrait
appeler le côté mesquin et même méchant
de la biopolitique contemporaine, l’envers méchant
de la bienveillance supposée du pasteur biopolitique.
Le gouvernement des vivants est de plus en plus distinctement fondé,
qu’il soit bleu ou rose, sur la conviction que les gens (la
masse) doivent être perpétuellement usés et
attristés, de façon à prévenir leur
propension à résister aux prises exercées sur
eux, aux fait même d’être gouverné. Il
s’agit là au fond de dispositifs de prévention
des contre-conduites et des conduites de résistance. Il faut
ici non seulement du calcul, de la « ruse », mais, j’y
insiste, de la méchanceté. Le terme ne doit pas être
entendu ici dans son acception courante relevant d’un psychologisme
un peu simplet, mais plutôt tel que l’entend V. Jankélévich
lorsqu’il parle, dans L’Inprescriptible, de «
méchanceté ontologique » des exterminateurs
nazis – et ceci toutes choses égales par ailleurs.
En un sens politique, donc, et en ce sens, on peut parler non seulement
de la méchanceté des gouvernants, mais de la méchanceté
de l’Etat. Autant parler de méchanceté animale
n’a guère de sens (le loup qui bouffe l’agneau
ne fait qu’agir conformément à son être),
autant la question de la part de méchanceté dans le
gouvernement des humains, dans l’Etat, même, en tant
qu’il est une machinerie ou un appareil humains peut être
posée. La question de la méchanceté se posera
donc ici en ces termes : selon le calcul de nos gouvernants actuels,
s’impose de façon toujours plus crue l’axiome
suivant – pour qu’ils soient gouvernables, il faut qu’ils
soient non pas terrorisés ou violemment disciplinés,
mais bel et bien réduits et empêchés, il faut
qu’ils éprouvent le manque, il faut qu’ils en
bavent un peu, beaucoup, mais pas trop non plus, faute de quoi ils
deviendraient imprévisibles.
La méchanceté de l’Etat, en tant qu’il
persiste à être la machinerie centrale d’une
telle disposition, d’une telle stratégie des gouvernants,
c’est cette constance, cette persévérance dans
des formes de gouvernement de la grande majorité au manque,
aux affects négatifs, au rabougrissement de la vie, à
l’abaissement du débat public, à l’appel
aux passions basses et à l’exercice de prises non pas
nécessairement violentes, mais du moins destinées
à « faire souffrir », cette espèce de
carême permanent que les gouvernants essaient d’imposer
aux gens. La méchanceté, en ce sens, relève
d’un calcul, elle est l’élément d’une
« rationalité » - mais tout en réactivant
constamment, en même temps, quelque chose comme un fond immémorial
de l’Etat et de la souveraineté. La méchanceté,
en ce sens, serait le reste, l’euphémisme et la survivance
irréductible de la dimension de cruauté incrustée,
si l’on en croit Derrida ( Séminaire sur la peine de
mort), dans toute formation étatique, tout particulièrement
dans des formes traditionnelles comme la monarchie absolue.
Comme le remarque Gilles Châtelet (Vivre et penser comme
des porcs), dans nos sociétés, c’est constamment
au nom de l’économie en tant que système de
contraintes supposées inexorables que la vie du commun peut
être entravée et tirée vers le bas par les gouvernants
(l’épisode le plus récent qui illustre cette
constante étant la liquidation de la durée légale
hebdomadaire de travail de 35 heures). Ici, note Châtelet,
« l’économique », prothèse de la
stabilité politique, s’est avantageusement substituée
à la violence du Prince (à l’association traditionnelle
de la terreur à la souveraineté).
On pourrait également poser ici un axiome : dans nos sociétés,
aujourd’hui, le degré de concentration de méchanceté
est nettement plus grand dans l’Etat que dans le corps social
en général. Il est distinctement plus grand dans les
personnages les plus éminents de l’Etat que dans le
quelconque social. Il suffit d’ouvrir les journaux pour s’en
rendre compte et, de ce point de vue, Mme Dati, la Garde des Sceaux
du gouvernement Fillon, est un parfait exemple : il y a peu, une
photo stupéfiante la montrait, radieuse, le visage illuminé
par une sorte de joie enfantine, alors qu’elle posait devant
la maquette d’une prison, modèle, forcément
modèle, à construire prochainement – un enfant,
vraiment, exultant devant le jouet tant désiré et
enfin reçu comme cadeau de Noël. L’association
de cette gaîté exubérante à la prison,
synonyme de toutes les souffrances et de toutes les humiliations,
spécialement dans la France d’aujourd’hui, «
honte de la République », comme le disait un quarteron
de sénateurs il y a quelques années, me paraît
ici exemplaire de cette méchanceté devenue si naturelle
aux gouvernants et personnages éminents de l’Etat (de
la « politique ») qu’une Garde des Sceaux peut,
en toute innocence et candeur, s’exhiber devant sa maquette
de prison à la façon dont, toutes choses égales
par ailleurs une fois encore, tant de bourreaux et exécuteurs
aimaient à poser fièrement et pleins d’insouciance,
dans toutes sortes de guerres et massacres du XX° siècle,
devant les entassements des cadavres de leurs victimes.
Dans la scène finale de La Grande illusion, le chef d’œuvre
de Jean Renoir, deux prisonniers de guerre français évadés
de captivité, pendant la Première Guerre mondiale,
courent dans la neige, à la frontière entre l’Allemagne
et la Suisse. Deux soldats allemands les repèrent et l’un
d’eux les met en joue, s’apprêtant à tirer.
L’autre lance alors : « Arrête, ils sont déjà
en Suisse ! ». Et le premier de reprendre (et ce sont les
derniers mots du film) : « Desto besser für sie ! - tant
mieux pour eux ! ». On voit distinctement, ici, comment la
petite bonté individuelle du quelconque vient suspendre la
méchanceté ontologique de l’Etat qui, elle,
lui aurait bel et bien commandé de tirer, en dépit
de tout, pour « accomplir son devoir ».
Contrairement à ce qu’affirme le credo libéral,
le but du gouvernement actuel est moins que jamais de « laisser
vivre », laisser prospérer les libertés personnelles
en réduisant les prérogatives de l’Etat et des
systèmes de tutelles exercées sur les individus. Il
est au contraire d’investir pleinement l’existence des
individus, de la population, des vivants, sur un mode subreptice
et inavouable : celui qui consiste à faire d’eux les
membres d’un troupeau assis, diminué, déprimé
et mélancolique – et supposé d’autant
plus facilement gouvernable à ce titre. Le paradoxe et la
singularité d’un tel gouvernement est la façon
dont il conjugue deux objectifs apparemment contradictoires : prendre
soin de la vie et saloper les existences ; faire croître et
prospérer le vivant et nuire aux gens, aux sujets individuels
; immuniser et protéger les populations et exposer les gens
à tout un système d’épreuves et de tribulations
destiné à rabougrir leur champ de vie…
Dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir, Foucault
mettait en relief cette dualité de la biopolitique moderne
en exposant sa dimension thanatopolitique, liée à
l’enjeu du racisme, notamment, véritable revers du
« faire vivre » pris en charge par les pouvoirs modernes.
Sur un mode moins abrupt, le gouvernement à l’attrition
expose cette même figure du double, du gouvernement contemporain
des vivants en tant que Dr Jekyll et Mr Hyde.
L’effet de cette dualité est parfaitement distinct
: un vaste champ d’indétermination s’étend
entre les actions de l’Etat, des pouvoirs et des gouvernants
dont nous sommes portés à considérer qu’elles
s’exercent à notre profit et pour notre bien et celles
dont nous éprouvons qu’elles nous nuisent, nous entravent,
sont inspirées par la bêtise ou la méchanceté.
Lorsqu’on nous dit que les caméras de surveillance,
les radars, les passeports biométriques sont des dispositifs
destinés à notre sécurité, nous éprouvons
tout autant qu’il s’agit de nous surveiller, nous contrôler
toujours plus, et donc de se mettre en travers de notre liberté.
Ce qui nous protège devient indistinct de ce qui nous entrave.
La méchanceté de l’Etat s’infiltre dans
ses meilleures dispositions du pastorat contemporain. En termes
de subjectivités, nous échouons toujours davantage
à énoncer (ce) qui est avec nous, (ce) qui est contre
nous, contre quoi, contre qui, avec quoi et avec qui pourrait s’affirmer
notre autonomie. Ce désarroi est le fondement, l’un
des fondements, de notre persistante impuissance politique.
Alain Brossat, 6 février 2009
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