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Origine : http://www.combatenligne.fr/article/?id=2752&q=author:157
Le problème avec la rubrique « Chine » des journaux
français, toutes tendances et catégories confondues,
à quelques exceptions près, c’est qu’on
pourrait croire qu’elle est rédigée par des
militants d’Amnesty International ou de Human Rights Watch,
épaulés par quelques représentants à
l’étranger de l’Association Falun Gong : les
« Droits de l’Homme » y imposent leurs conditions
de lecture et d’interprétation sommaire et unilatérale
à un ordre de réalités infiniment complexe,
hétérogène et variable . Une grille de lecture
qui fait porter sur toutes ces réalités un trait nécessairement
négatif – la Chine d’aujourd’hui (comme
celle d’hier, depuis la victoire de Mao Zedong) – porte
ce stigmate de la non conformité du système politique
en place à la normativité référée
aux Droits de l’Homme et à la démocratie libérale.
Tout ce qui s’écrit dans la presse aujourd’hui
à propos de la Chine est en quelque sorte pré-formaté
par cette condition a priori de tout énoncé recevable
: la Chine, c’est la non-démocratie, donc le pays par
excellence ou les Droits de l’homme sont maltraités.
Toute information concernant, dans son immense diversité,
l’actualité de ce pays, se trouvera, d’une manière
implicite ou explicite, rattachée à cet énoncé
qui est la condition même du partage du vrai d’avec
le faux à propos de l’ « objet-Chine »
aujourd’hui. Qu’il soit question de Jeux olympiques,
d’un tremblement de terre, d’un anniversaire d’Etat,
d’une émeute au Tibet, de la persécution d’un
« avocat aux pieds nus », de conditions de travail ou
environnementales, de la politique de l’enfant unique, etc.,
- il faudra bien toujours que le fait ou l’événement
relaté soit éclairé par cet axiome : qu’est-ce
que la Chine aujourd’hui ? La Chine, grand pays, certes, monde
infiniment complexe, en mutation rapide, mais dont la complexité
même peut être ramenée, en toutes circonstances,
à cette formule lapidaire : un régime, un système
autoritaire, et qui viole les Droits de l’Homme.
Il y a un demi-siècle, à l’âge du stalinisme
classique, on pouvait lire dans la presse soviétique des
descriptions des différentes facettes de la réalité
d’un pays comme les Etats-Unis qui étaient agencées
selon le même principe discursif – celui d’une
grille de lecture rigide, univoque, fermée dont la clé
unique était, dans ce cas : pays capitaliste, puissance impérialiste,
donc incarnation du Mal sous toutes ses formes. Dans la Pravda et
les Izvestia, le lecteur soviétique pouvait donc lire à
longueur de colonnes des descriptions des ravages du chômage
dans la classe ouvrière états-unienne, des discriminations
subies par les Noirs de ce pays, de la corruption des élites
politiques, des persécutions subies par les intellectuels
soupçonnés de sympathies communistes, etc. Rien n’était
manifestement faux ou inventé dans ces chroniques –
simplement, l’image générale qui en ressortait
– celle d’un pays en proie à la plus obscure
des barbaries, constamment aggravée, était évidemment
irrecevable, irréaliste, car relevant avant tout d’un
imaginaire politique et idéologique qui l’emportait
sur toute la capacité simplement descriptive de tel ou tel
article.
Eh bien, toutes choses égales par ailleurs (notre presse
à nous est « libre », n’est-ce pas…)
, c’est aujourd’hui, dans un pays comme la France, la
même économie narrative qui prévaut, à
propos de l’enjeu Chine. Ce n’est pas la censure, ce
n’est pas la contrainte imposée par l’autorité
qui imposent cette homogénéité narrative, c’est
quelque chose de plus compliqué et que Michel Foucault a
appelé l’ordre des discours. Une sorte de police des
discours dont la « beauté », dans les vieilles
démocraties comme la France, est de s’imposer d’elle-même,
comme un élément régulateur, terriblement efficace,
sans recours à aucun moyen de police – dans le sens
ordinaire du terme.
La différence, pourtant, avec la situation dans laquelle
la presse des pays « socialistes » décrivaient
l’ « enfer » de la vie du prolétaire états-unien,
est évidente : dans les années 1930 ou 1950, tout
le monde savait, y compris parmi le public soviétique, que
ce n’était là qu’un récit, c’est-à-dire
un point de vue sur la réalité états-unienne,
celui de l’Etat socialiste et de ses porte-plume. En Occident
et dans les démocraties parlementaires, le public pouvait
comparer ce qui s’écrivait à ce propos dans
la presse communiste et la presse libérale ou conservatrice
– et se faire, à propos des Etats-Unis, sa propre opinion.
Dans le cas présent, les choses ont empiré : c’est
que le discours des Droits de l’Homme où s’enracine
la vision dépréciatrice des réalités
chinoises contemporaines est, par excellence, un discours vertueux,
consensuel, sinon tout à fait unique, mais dont il est en
tout cas bien périlleux de remettre en question le trait
d’universalité autoproclamée. Pour cette raison,
c’est bien en vain que vous chercherez dans la presse de la
« patrie des Droits de l’Homme », des énoncés
prudents et équilibrés comme celui-ci que j’emprunte
à un chercheur canadien, Daniel Bell :
« Some of the things that China does are worth defending,
and some are not. Just because they’re authoritarian doesn’t
mean that they’re doing bad. The most obvious area is the
alleviation of poverty over the past 20 years. Authoritarian systems
have many disavantages, but one of their avantages is that it’s
sometimes easier to implement changes, if you get the right people
on board”(1).
Je ne veux pas du tout discuter ici la pertinence de ce qui est
énoncé ici par Daniel Bell, ni de tel ou tel terme,
mais simplement attirer d’attention sur ce phénomène,
à mon avis essentiel: pour des raisons qui ont trait à
la police des discours, s’exprime dans ce texte une tournure
de pensée qui ne peut pas avoir cours dans la presse ayant
pignon sur rue en France aujourd’hui…
La façon dont le discours des Droits de l’Homme formate
les énoncés de la presse française sur les
réalités chinoises contemporaines montre que ce grand
discours, issu du meilleur de la tradition des Lumières et
de l’héritage des grandes révolutions, est susceptible,
dans des circonstances données, de se transformer en fabrique
d’idéologie, de descriptions produites à la
chaîne et biaisées par un a priori idéologique.
Ce que promeut la presse française, dans son traitement des
réalité chinoises contemporaines, ce n’est pas
le souci constant des Droits humains en général et
dans leur principe (elle ne s’en soucie guère lorsqu’ils
sont piétinés dans des pays voisins comme les Philippines,
la Malaisie ou l’Indonésie), mais un discours de combat
et de dépréciation de l’ « autre »
dont l’un des noms possibles serait le droit de l’hommisme
; le premier trait de ce discours étant de remettre en selle
la notion d’une supériorité morale des systèmes
politiques et, plus généralement, des systèmes
de vie de l’Occident sur celui qu’incarne cette puissance
montante et figure inquiétante de l’altérité,
de ce fait même – la Chine.
Le droit de l’hommisme est ce qui, dans le discours de combat
de l’Occident, tend à se substituer aux présomptions
de la supériorité raciale ou civilisationnelle de
jadis et naguère. Il est, par delà l’ «
âge des extrêmes » (Eric Hobsbawm) où la
centralité de l’Occident fut bien près d’être
balayée par les séismes de la guerre mondiale, des
exterminations, puis de la décolonisation, ce recours ultime
qui, in extremis, a permis à l’Occident de reprendre
en mains la conduite du récit de l’Histoire du monde,
d’y imposer à nouveau ses présupposés
et ses conditions. La dépréciation systématique
de la « grande altérité » chinoise au
nom (vertueux, irréprochable) des Droits de l’Homme
est un élément clé de ce dispositif.
De quoi est faite, pour l’essentiel, la couverture de l’actualité
chinoise par la presse française ?
Je vais maintenant m’efforcer de présenter un classement
des articles que l’on peut y lire en rubriques thématiques
principales. Ce repérage a fait l’objet d’un
suivi de grands quotidiens comme Le Monde, Libération, Le
Figaro sur plusieurs années.
- Première rubrique, de loin la plus fournie, lancinante,
répétitive : violations multiples des Droits de l’Homme,
atteintes aux libertés, absence d’Etat de droit. Donc
: arrestations de dissidents et de protestataires, répression
des adeptes de Falun Gong, atteintes aux libertés religieuses,
tracasseries faites aux « avocats aux pieds nus », abus
de potentats locaux au détriment de villageois ou habitants
des quartiers, expulsions arbitraires, censure sur Internet, difficultés
rencontrées par les artistes et intellectuels non conformistes,
répression des minorités nationales et ethniques,
etc. Mention spéciale pour la peine de mort (« le plus
d’exécutions par an au monde » – mais jamais
mis en rapport avec le nombre d’habitants) et, corrélativement,
les trafics d’organes pratiqués par les autorités.
Tableau d’ensemble s’établissant au fil des articles
alimentant cette rubrique : un Etat « autoritaire »,
présentant toutes sortes de séquelles du « régime
totalitaire de Mao », où n’existent ni libertés
publiques, ni normes ou institutions bornant la violence de l’Etat.
Surtout, par effet d’accumulation, de saturation, se dégage
de cette rubrique une impression tenace d’aggravation constante
et homogène de la situation sur le front des atteintes aux
libertés publiques et de la répression dirigée
contre quiconque ne se plie pas à l’arbitraire administratif
ou à la violence étatique.
- Seconde rubrique, la crise sociale, multiforme, proliférante
et plaçant constamment le pays au bord de l’implosion,
sous l’effet de facteurs multiples – le libéralisme
sauvage, les inégalités croissantes, les mutations
incontrôlées, les migrations internes, les tensions
inter-ethniques, etc. Un nouveau « musée des horreurs
», donc, où vont figurer pêle-mêle le triste
sort des migrants illégaux dans les grands centres urbains,
les grèves sauvages, le chômage de masse, les accidents
du travail, les atteintes au droit du travail, la faiblesse de la
protection sociale, les émeutes en milieu rural… Impression
générale : une société éclatée,
traversée par de violents soubresauts, menacée par
des phénomènes cataclysmiques, comparables à
ceux qu’a connus la Chine, à plusieurs reprises, au
temps de Mao. Exemple, Le Figaro du 28/12/2008 : « Pékin
cherche à éviter une explosion sociale » - on
l’attend toujours… L’accent est porté sur
la violence sociale et la vivacité de la conflictualité
entre les couches sociales les plus défavorisées et
l’Etat. Dans d’autres contextes (un pays comme le Brésil,
par exemple), ce type de tension sera plutôt mis au compte
de l’impétuosité du développement économique
et des mutations qui en découlent. Dans le cas chinois, ce
sera toujours le facteur de l’ « autoritarisme du pouvoir
» (son trait d’illégitimité intrinsèque)
qui sera ramené au premier plan par le récit journalistique.
- Troisième rubrique, crimes d’Etat, traumatismes
historiques. Le retour lancinant ( à l’occasion d’anniversaires
notamment) sur des événements du passé post-révolutionnaire
(« maoïste », pour aller vite) tels que la Révolution
culturelle, le massacre de Tienanmen ou les conséquences
dramatiques du Grand bond en avant est l’occasion d’enraciner
la notion d’un régime qui, dans sa continuité
même et en dépit des ruptures et volte-face doctrinaires,
porte la « marque du crime » - celle qui le reconduit
invariablement à sa mauvaise origine – le communisme,
une révolution, une guerre civile gagnée contre le
camp soutenu par l’Occident et aujourd’hui incarné
par la vivace (sic) démocratie taïwanaise… A l’occasion
du 30ème anniversaire du massacre de Tienanmen, nos journaux
ont littéralement débordé d’entretiens
avec des survivants, généralement vivant en exil,
et pratiquant une surenchère attendue dans la dénonciation
de la barbarie du pouvoir en place et du cynisme de ses dirigeants
non repentis…
Pour le reste, la Révolution culturelle est couramment réduite,
dans les rappels qu’en fait la presse française, à
la dimension d’un « génocide », tout comme
le Grand bond en avant. L’effet de focalisation sélective
sur les événements traumatiques qui accusent le pouvoir
héritier de Mao est ici flagrant : quand la presse française
évoque des crimes et désastres historiques antérieurs
à 1949, comme le massacre de Nankin ou la réduction
en esclavage des femmes de réconfort, c’est généralement
pour signaler l’usage nationaliste qu’en fait le pouvoir
en place ; ceci vaut a fortiori lorsque, très rarement, sont
évoquées les exactions et coups de force perpétrés
par les puissances occidentales en Chine, au temps de la politique
de la canonnière – on en a eu il y a quelques mois
un exemple probant lorsque la presse française s’est
élevée comme un seul homme contre la prétention
chinoise de récupérer deux bronzes dérobés
lors du saccage et du pillage par des soudards français et
britanniques du Palais d’été impérial…
- Destruction de l’environnement, menaces climatiques, catastrophes
naturelles, etc. : la Chine, la cause est maintenant entendue pour
nos journaux, est le premier fauteur de pollution atmosphérique,
d’irrégularités climatiques. Elle est le voyou
écologique mondial, pillant sans scrupule les réserves
forestières africaines, consommant frénétiquement
les matières premières vitales, détruisant
son propre environnement au fil de projets pharaoniques de détournements
de fleuves, de construction de mégalopoles, etc. On en viendrait
pour un peu à oublier que ce n’est pas précisément
la Chine qui a inventé le capitalisme prédateur et
en a fait un système mondial…
D’autre part, dans ce même registre, la Chine se distingue
également pour nos journaux par sa mauvaise gestion des catastrophes
naturelles (tremblement de terre du Sichuan) et aussi sanitaires
(sida, sang contaminé, grippe aviaire…). Et quand des
faits viennent contrarier ce tableau (bonne prise en charge, apparemment,
de la pandémie H1N1 par les autorités sanitaires chinoises,
mise en œuvre de mesures efficaces avant le passage du typhon
Morakot sur les côtes du Fujian) – on les met sous le
boisseau, tout simplement…
- Corruption des élites politiques, immoralité et
folie des grandeurs de la nouvelle classe capitaliste – les
procès pour escroqueries, détournements de fonds,
enrichissement illicite, les ententes illégales entres potentats
du Parti et nouveaux entrepreneurs font l’objet d’un
suivi attentif : c’est qu’ils peuvent être constamment
mis en exergue comme une manifestation de la maladie du pouvoir
et de la maladie du développement qui font de la Chine d’aujourd’hui
un pays « hors normes » - c’est-à-dire
anormal, une forme pathologique du développement et de la
montée en puissance. Lorsqu’en outre des condamnations
à mort sont prononcées à l’occasion de
ces grands procès (récemment à Shanghaï),
on peut faire d’une pierre deux coups : montrer, une nouvelle
fois, qu’il y a « quelque chose de pourri au royaume
de Hu » et exposer l’absence de normes humanitaires,
immunitaires. Fusiller les grands corrompus… Mais où
irions-nous, dans un pays comme la France, si on se mettait à
appliquer ce genre de règlement !!!
- Violences sociales, criminalité extrême, délinquance…
La chronique détaillée de faits divers extraordinaires
(Libération du 22/05/2007) permet d’accréditer
la notion d’une société en proie à des
convulsions et à des fièvres qui font d’elle
une véritable jungle. La faute au développement d’un
capitalisme sauvage encouragé par les autorités…
- Enfin, rubrique importante : grands événements.
Des événements comme les JO de Pékin, les émeutes
du Tibet et du Xinjiang sont une occasion privilégiée
pour faire tourner à plein régime la machine à
stigmatiser le régime, le système chinois et pratiquer
cet exercice favori de la presse française, le China bashing.
De ce point de vue, les JO fournissent un exemple de choix, avec
la formation d’une sainte-alliance formée sous les
auspices du credo droit de l’hommiste et rassemblant milieux
intellectuels et artistiques bien pensants, journaux et associations
humanitaires (publicités pleine page dans les journaux).
C’est, donc, au fil de ces principales rubriques (au compte
desquelles on notera l’absence d’analyses de fond des
réalités chinoises, dans leur complexité même
- contrairement à ce qui est encore le cas dans la presse
anglo-saxonne - remplacées par un tissu bariolé d’instantanés
idéologisés), une véritable tératologie
du monde chinois qui prend forme… Un monde dont il s’agit
non seulement de mettre en évidence les écarts irréductibles
par rapport à l’Occident, mais qu’il convient
surtout de déprécier, du point de vue des normes et
des valeurs. Le propre de ce discours de dépréciation,
dans lequel le sentiment de supériorité morale du
journaliste occidental trouve, de jour en jour, matière à
se renforcer, étant de pouvoir se durcir aisément
en discours de combat : la Chine de nos journaux n’est pas
seulement « différente », elle n’est pas
seulement « non conforme » aux normes dites universelles
de la démocratie mondiale, elle est une menace. Son taux
de croissance économique, l’accroissement de son poids
dans les affaires internationales, le développement de sa
présence en Afrique, sa susceptibilité ombrageuse
concernant les enjeux comme Taiwan ou le Tibet (le Dalaï Lama),
sa croissance démographique – tout est occasion d’enraciner
cette notion d’une menace chinoise, plus ou moins explicite,
plus ou moins diffuse.
C’est peut-être d’ailleurs lorsque ce type de
message est subliminal, comme dans cette couverture d’un supplément
de Le Monde, qu’il est le plus éloquent ( « Vivre
en 2020 » - c’est demain, la menace est imminente).
Car ce que montre cette couverture, c’est la vitalité
d’images archaïques dans nos fantasmagories collectives
du monde asiatique – ici, celle du « péril jaune
» incarné par la Chine, et donc d’une «
guerre des espèces » constamment refoulée, constamment
renaissante…
La rhétorique mise en œuvre par la presse va donc consister
pour l’essentiel à susciter des impressions d’ensemble
à propos de la Chine, réactivant parfois des fantasmagories
archaïques, des peurs ancestrales, dont le propre est de se
fonder sur des collections hétéroclites de faits du
présent soigneusement sélectionnés, et donc
d’un écrasement de la durée sur ce présent
ou passé récent tissés d’abus, d’injustices,
de violences sociales, de malheurs collectifs… La disparition
de la perspective historique est le premier trait de cette rhétorique,
de même que l’absence de toute référence
de comparaison : quel a été le chemin parcouru par
cette société depuis les lendemains de la Seconde
guerre mondiale, quelles transformations y a connues la condition
des masses populaires, quel bilan peut-on tirer, dans ses grandes
lignes du gouvernement des vivants qui y a été mis
en place par l’autorité dont la légitimité
est (et demeure) issue de la victoire de 1949 ? Ce type de perspective
et de critère d’évaluation du bilan du système
politique chinois, dans sa continuité et ses discontinuités,
ne saurait être pris en compte par la fabrique des discours
médiatiques chez nous, car il impliquerait nécessairement
la remise en question de ce qui constitue le fondement de tout énoncé
sur la politique aujourd’hui, dans le monde occidental : l’axiome
selon lequel la démocratie parlementaire pluripartiste conjuguée
au libéralisme économique est le seul type de constitution
politique (politeia) qui soit recevable dans le monde d’aujourd’hui.
La destruction de toute perspective historique et l’élision
de tout élément de comparaison entre ce qu’est
la condition des masses dans la Chine d’aujourd’hui
et, disons, un pays comme l’Indonésie ou l’Inde
(la tant vantée « démocratie la plus peuplée
du monde ») sont donc les conditions absolues pour que «
fonctionne » le discours de la presse française sur
la Chine d’aujourd’hui. Ce qui suppose une totale absence
de scrupules de la part de cette presse « indépendante
et démocratique » dans le tri des informations rendues
disponibles au public. C’est dans un journal de Taiwan, lié
au KMT (The China Post), que je lisais récemment un article
évoquant le troublant phénomène suivant : des
sondages répétés montrent qu’une écrasante
majorité de personnes interrogées en Chine continentale
se déclare en accord avec « la forme de gouvernement
» en place dans le pays, à l’encontre de ce qui
est le cas dans un pays comme le Japon, par exemple. Bien plus,
ces sondages indiquent qu’une très grande majorité
se déclare satisfaite de la façon dont « la
démocratie fonctionne dans leur pays », contrairement,
bien sûr, à ce qui est le cas dans des pays voisins
comme la Corée du sud ou le Japon… Le journaliste avait
alors ce commentaire désabusé : « An assumption
underlying much Western criticism of Beijing is that if the Chinese
people were free to choose for themselves, they would choose democracy.
This study, however, casts serious doubt on that presupposition
[c’est moi qui souligne, AB]”(2).
Eh bien, aussi paradoxale que la chose puisse paraître, ce
type d’information, avec le commentaire qui l’accompagne,
c’est dans un journal de Taiwan que vous avez une chance de
le trouver (fût-il destiné au public anglophone…)
– pas dans un journal français…
En conclusion
- Ce qui frappe, c’est l’homogénéité
de ce discours de la presse sur la Chine et de ce qui en constitue
les présupposés avec celui de la « classe politique
», de droite et de gauche, d’une grande partie des experts
et spécialistes, notamment universitaires, ou du moins des
plus bruyants d’entre eux, et enfin des milieux intellectuels
et artistiques en général. La presse se fait donc
l’expression, ici, d’un vaste consensus ou du moins
d’un point de vue hégémonique sur la Chine,
plus exactement, elle est l’agent principal de ce regroupement.
- Cet aveuglement a beaucoup à voir avec un aveuglement
antérieur, dont il n’est jamais que le point de réversion,
celui de l’engagement maoïste et sinophile qui, dans
la France des années 1960-70, a fait des ravages, notamment
dans les milieux intellectuels.
- Last but not least, la montée contemporaine de la Chine,
ou le rétablissement de son intégrité et le
développement de sa puissance, même le plus superficiel
des observateurs peut en avoir l’intuition, remet objectivement
en question l’hégémonie mondiale de l’Occident.
L’Occident, comme bloc de puissance, mais davantage que cela
aussi, comme équivalent à l’échelle mondiale
de ce que fut le monde romain, pendant des siècles, à
l’échelle du bassin méditerranéen. L’Occident
pas seulement comme « Empire » (Negri-Hardt), mais comme
modèle global de civilisation et de mode de vie. L’avènement
actuel de la Chine, qui est bien davantage qu’un Etat ou une
nation, mais aussi une civilisation et une ancienne puissance impériale,
constitue, potentiellement, un point de suspension, d’arrêt
de ce qui a constamment contribué, dans la modernité,
à aliéner l’Historia Mundi au destin de l’Occident
…
Or, cela, l’Occident qui a toujours été une
machine de guerre, de conquête et d’expansion, en même
temps qu’il se voulait modèle de civilisation, ne peut
pas en admettre la possibilité. Le propre d’un bloc
de puissance dynamique comme l’est l’Occident est de
ne pouvoir se perpétuer qu’à l’hégémonie.
Voir cette hégémonie disparaître, c’est
disparaître tout court comme tel… C’est d’une
telle hantise qu’est l’expression ce que l’on
pourrait appeler le syndrome chinois de la presse française…
Alain Brossat, 12 novembre 2009
1 « Certaines choses faites par la Chine méritent
d'être défendues, et d’autres non. Qu'ils soient
autoritaires ne signifie pas qu'ils font mal. Le domaine le plus
évident est la réduction de la pauvreté au
cours des 20 dernières années. Les systèmes
autoritaires ont de nombreux désavantages, mais l'un de leurs
avantages est qu'il est parfois plus facile de mettre en œuvre
des changements, (…) » (traduction de la rédaction)
2 « Une supposition sous-tend pour une grande part la critique
occidentale de Pékin : si les Chinois étaient libres
de choisir pour eux-mêmes, ils choisiraient la démocratie.
Cette étude, cependant, jette un doute sérieux sur
sa validité. » (traduction de la rédaction)
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