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Abécédaire du "droit à la vie" 1, 2, 3 et 4 Alain Brossat
janvier 2011

Origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article110

Asimov

Isaac Asimov imagine, dans The Naked Sun une société que le souci de protection et d’immunisation de la vie conduit à pratiquer un si rigoureux isolisme des corps individuels qu’elle peut être décrite comme collectivement folle (1). Chez les Spaciens, donc, ces habitants de la planète Aurore et parmi lesquels un détective terrien, Baley, est amené à conduire un enquête sur un meurtre qui vient d’y être commis, les individus vivent totalement séparés les uns des autres « et ne se rencontrent en personne que dans les circonstances les plus extraordinaires ». La notion même d’une mise en présence des corps, d’un face à face leur est infiniment désagréable ; ils communiquent par l’intermédiaire de robots et de systèmes de « vision » à distance. La proximité d’un robot, indispensable au service de ces post-humains, est, elle, acceptable – les robots ne sont pas des personnes. Toutes les relations exigeant qu’un corps se trouve dans la proximité d’un autre corps - une visite médicale, un rapport sexuel nécessaire à la procréation… - sont donc réduites au minimum. Pour les Spaciens, les derniers habitants de la planète Terre qui ont conservé toutes sortes d’habitudes anciennes peu ragoûtantes – parler aux gens en face à face, fumer, se serrer la main… - sont des attardés : « Pardonnez-moi, Monsieur Baley, dit l’un d’eux, mais quand je me trouve effectivement en présence d’un être humain, j’éprouve fortement l’impression que quelque chose de visqueux va me toucher. Et, bien sûr, je fais tous les efforts [que je peux] pour m’en écarter. C’est vraiment très désagréable » (2). Insupportable est, pour un Spacien l’idée d’avoir à respirer dans la même pièce le même air qu’un autre, non moins que d’avoir à serrer un main « infestée de microbes terrestres ». L’idéal d’une telle société étant de « se débarrasser une fois pour toutes des derniers vestiges de la présence effective », les enfants y sont élevés dans des « fermes » destinés à cet usage et ignorent qui sont leurs parents. L’immunisation affective marche donc au même pas que celle des corps.

Les mariages sont conclus sur la base du programme génétique des contractants, et lorsque deux personnes font une « promenade » ensemble, c’est obligatoirement par « stéréovision », à distance. La parabole imaginée par Asimov est sans ambiguïté : en même temps qu’ils sont devenus les maîtres de l’espace, ayant imposé leur domination sur les « Mondes Extérieurs », ils se sont enfermés dans des dispositifs de protection destinés à assurer la perpétuation de leur puissance, si hermétiques qu’ils ont perdu toute emprise sur la réalité. C’est une société de maîtres vivant entourés de myriades de robots accomplissant toutes les tâches de la vie courante (Asimov compare ces derniers aux ilotes de Sparte) qui, tout à leur obsession de sanctuariser leur vie et leur domination, ont perdu tout contact avec la vie effective. Ce qui va donc permettre à Baley d’élucider le crime qui a été commis, de pénétrer les arcanes de cette société glacée, c’est qu’en sa qualité de terrien, il a conservé prise sur la réalité, est capable de travailler sur des traces et des indices, d’interroger un suspect en tête-à-tête… Sa rusticité barbare aux yeux des Spaciens (il nourrit, sur cette planète aseptisée où il ne cesse de se heurter à des robots interposés entre lui et les individus qu’il souhaite interroger, une nostalgie des foules humaines qui se bousculent) va lui permettre de dénouer les fils de l’énigme criminelle et, par la même occasion, de faire la démonstration de l’impasse dans laquelle s’est jetée la civilisation en principe « supérieure » des Spaciens. Cette fable est distinctement tournée contre les outrances immunitaires des sociétés occidentales, tout spécialement nord-américaines, contre la notion d’une défense et promotion du « droit à la vie » coïncidant avec la construction d’isolats toujours plus hermétiques, de sphères ou bulles protectrices toujours plus stériles. L’argument criminel de l’histoire imaginée par Asimov attire l’attention également sur un autre facteur : trop d’immunité est prometteur de retours de violence inopinés, d’une violence aveugle qui laisse ceux qu’elle atteint désarmés. Le « salut de l’humanité » annoncé à la fin du roman passe par un retour à la réalité en forme de « désimmunisation » : il faut que les corps se touchent pour qu’ils se sachent vivre, qu’ils se sentent vivre...

Associons librement : Une photo publiée en novembre 2006 par le New York Times montrait le vice-président des Etats-Unis Dick Cheney en campagne électorale à travers le pays : conduit à serrer une multitude de mains à cette occasion, il s’était équipé d’un dispositif de désinfection (une sorte d’évier portatif) lui permettant de se purifier discrètement grâce à une solution antiseptique. Pasteur n’a pas œuvré en vain, même s’il n’imaginait sans doute pas un prolongement aussi débilitant et grotesque de la guerre à outrance qu’il avait déclarée aux microbes…

Bergman

Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, avec tant d’autres œuvres (La Mort à Venise…) évoquent l’approche de la mort et son pressentiment comme un moment de vive intensité métaphysique et existentielle (3). Le sujet, sentant la mort rôder, fait retour sur lui-même, s’immerge dans son enfance et d’autres scènes clés de sa vie. Il voit toutes les assurances fondées sur son statut social, sur son bon renom s’écailler et est conduit, au fil d’une série d’incidents et d’occasions à faire retour sur le passé, à faire son examen de conscience – sans que cette notion revête nécessairement une signification religieuse : quel homme ai-je donc été en vérité avec mes proches, pour eux ? Sur quels mensonges mon existence s’est-elle développée ? Qui donc ai-je offensé, fait souffrir, blessé ? A qui demander pardon, que tenter de réparer, s’il en est encore temps ? Et encore : mes choix cardinaux ont-ils été les bons, ont-ils résisté à l’épreuve du temps ? Aux abords de la mort, le sujet se pose éventuellement des questions métaphysiques immémoriales – quid après, quel jugement, quelle délivrance ou bien quelle expiation ? – mais il se pose surtout des questions morales en relation avec le bilan qu’il peut dresser de son existence et qui renvoient à sa capacité auto-réflexive : qu’ai-je conduit à bien dans ma vie, qu’ai-je raté, gâché, saccagé ? Le « sujet » biopolitique obsédé par le souci de n’avoir pas à subir une agonie pénible et douloureuse efface de l’ horizon d’attente et de crainte des derniers moments cette dimension morale et métaphysique. Ces questions qui attestent jusqu’au bout la présence d’un sujet moral, d’un sujet habité par le souci de soi, s’évanouissent tandis que s’impose la maigre espérance terrorisée – pourvu que ça ne dure pas trop longtemps ! Comme elle a rapetissé, cette humanité qui ne sait plus mourir, toute entière obsédée par la question du « comment » (passer de vie à trépas) sans trop endurer ? !

Brecht

Brecht, maître dialecticien, savait que la vie se reproduit par cycle et qu’ainsi l’ancien doit mourir pour que le nouveau puisse émerger et prospérer : « Il y a toujours dans la vie quelque chose qui est en train de mourir. Cependant ce qui meurt ne se résout pas purement et simplement à mourir, mais lutte pour son existence, défend la cause perdue de sa survie [c’est moi qui souligne, A.B.]. Il y a toujours d’autre part dans la vie quelque chose de neuf qui est en train de naître. Mais ce qui s’éveille à la vie ne se contente pas de venir au monde : cela blesse et crie et affirme son droit à la vie [c’est moi qui souligne] » (4). En insistant sur le trait à la fois cyclique et agonistique de la vie (le nouveau ne peut venir à la vie que dans un affrontement avec l’ancien qu’il pousse vers la mort), Brecht interpelle rudement cette conception implicite du vivant qui tend à prévaloir de nos jours selon laquelle toute forme de vie doit être conservée et protégée. On pourrait désigner cette figure contemporaine comme celle de la patrimonisation du vivant dont le propre serait de rejeter tout principe de hiérarchisation de ce qui vit – exactement de la même façon que la « patrimonisation » du passé se manifeste à la fois par la reconnaissance d’une « valeur d’ancienneté » (A. Riegl) aux vieilles pierres et par l’égalisation de principe des valeurs patrimoniales accordées à un château de la Renaissance, aux vestiges d’un camp romain et à une ruine industrielle du XIX° siècle (5). La « patrimonisation » du vivant va notamment se manifester sous la forme du rejet indigné de toute espèce de hiérarchisation des valeurs respectives du nouveau et de l’ancien (du jeune et du vieux) – une notion immédiatement associée au pire des approches « sélectionnistes » du vivant.

De ce point de vue, nos sociétés se situent très exactement aux antipodes de celle dont l’écrivain japonais décrit le principe dans La Ballade de Narayama : en effet, selon cette fable imaginée par le romancier Shichirô Fukazawa, reprise au cinéma par Shohei Imamura, , la disparition, non pas naturelle mais forcée, de l’ancien (les vieillards contraints à aller mourir dans la montagne) est la condition absolue pour que puissent vivre (se nourrir) les générations montantes (6). Dans ce village imaginaire, une règle morale impérieuse prévaut : la vie vieillissante doit s’effacer pour que la vie commençante puisse faire valoir ses prérogatives. Le vieil homme qui refuse de céder la place, le fils trop attaché à sa mère qui rechigne à l’accompagner sur la montagne agissent en criminels, en destructeurs des fondements de la société. Le prix (la valeur) de la vie est indissociable de cet effet de dramatisation produit par l’affrontement cyclique et perpétuel du « jeune » et du « vieux » dans cette société. La règle qui y prévaut, totalitaire si l’on veut, mais fondée sur un principe de perpétuation et d’entretien de la vie (même si celui-ci inclut une dimension du sacrifice perpétuel, du partage sans cesse renouvelé entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir) renvoie naturellement à une contrainte structurelle – la rareté des produits alimentaires dont dispose la communauté, l’absence de tout surplus – d’où une véritable divinisation du riz, élément de base de la survie de la communauté villageoise.

Dans nos sociétés, au contraire, où cette contrainte draconienne de la rareté a été surmontée et où, à l’inverse, nous croulons sous les surplus et sommes soumis à une condition étourdissante de prolifération des objets, cet empêchement portant à la hiérarchisation des formes de vie a été levé et s’y est substitué progressivement un principe de mise en équivalence généralisé (le même au fond que celui qui prévaut dans le domaine de la culture, voire dans le système des objets – un fétiche inca « vaut bien » un tableau de Liechtenstein, certains « craquent » pour une voiture de sport, d’autres pour un bijou, d’autres pour un chapeau texan porté un jour par James Dean). Selon ce principe même, au lieu que l’ancien doive être abandonné à son sort (laissé mourir) ou sacrifié (fait mourir), il devra être entouré de davantage de soins que le nouveau, pour la simple raison qu’il est plus fragile, plus exposé. Au sacrifice vertueux des vieillards pratiqué dans la société « terrible » qu’évoquent les faux chants traditionnels de Narayama s’opposera donc, dans nos sociétés, le culte du grand âge, équivalent, dans le domaine du vivant humain, du culte des monuments analysé dès le début du siècle dernier par Aloïs Riegl. Sur ce point, d’une manière bien singulière , la position de l’hégélo-marxiste Brecht (dont la « fable » a naturellement pour milieu l’Histoire, cette Histoire du XX° siècle « terroriste » -A. Kojève dixit- , car son principe est qu’en effet, l’accouchement du nouveau repousse l’ancien dans de violentes convulsions) recoupe celle du néo-romantique et post-fasciste Yukio Mishima. Pour celui-ci, en effet, la forme démocratique qu’imposent les Américains au Japon après la Seconde Guerre mondiale voue cette société à la décadence et à l’épuisement de ses forces vitales. Ce n’est pas seulement que la démocratie nivelle les individus, érode les différences vitales entre les uns et les autres ; c’est surtout qu’en coïncidant avec l’idéal par défaut du monde en paix, elle dissout l’horizon de la mort (constituant métaphysique de toute existence humaine) et fait de la promotion de la vie une priorité absolue : « L’axiome de l’ère démocratique est qu’il vaut mieux vivre le plus longtemps possible (…) La société moderne oublie constamment la signification de la mort. Non, elle ne l’oublie pas, elle l’évite. Rainer- Maria Rilke a dit que la mort de l’homme s’était rapetissé », insiste Mishima (7).

Cette priorité absolue accordée à la vie, cette surexposition de la vie a pour effet que « l’instinct de mort de la jeunesse », indissociable pour lui, de sa disposition à entreprendre de grandes actions, se trouve violemment et constamment réprimé. Les jeunes gens ne peuvent plus aspirer que d’une manière toute « abstraite » à la mort – la guerre faisant désormais, au Japon, l’objet d’un tabou rigoureux. C’est donc la religion de la vie qui l’a emporté, une religion ennuyeuse et médiocre, qui est celle de tous ceux qui ont atteint l’âge adulte : « Quant aux hommes qui ont atteint le milieu de leur vie, plus ils disposent de temps, plus ils en passent à se tourmenter dans la peur du cancer » (8). Le culte de la paix, conçue comme un dispositif général de non-exposition à la mort, inaugure une période dévolue à la vieillesse. Or, que sont les vieillards, si ce n’est des morts vivants ? Nos sociétés, donc, dans les pays riches, sont en train de devenir des mondes de morts vivants, des mondes peuplés de vieillards incapables d’admettre qu’il est temps de mourir. Le « vieillard » n’est pas ici nécessairement identifié à un âge, il est, dans cet esprit, un type social ou culturel et une « société de centenaires », comme tend à l’être de façon croissante le Japon, n’est pas seulement une société qui compte de nombreux centenaires : elle est surtout un monde conquis par des idéaux de longévité qui écartent les valeurs créatrices de la jeunesse, ses impulsions, son goût pour les ruptures et le risque, et multiplie les dispositifs pacificateurs, les enveloppes protectrices. Un tel monde compte d’innombrables « vieillards » dans la fleur de l’âge et quelques « jeunes » octogénaires (des artistes, souvent) incarnant le refus opposé au « devenir zombi » qui est la règle dans ce type de société - des morts vivants asservis par le travail à perpétuité.
Brontë

Dans le roman d’Emily Brontë, Wuthering Heights, chef d’oeuvre du romantisme noir, une figure pleine d’humanité émerge parmi tant de profils inquiétants, voire franchement sinistres – celle de l’ « excellente narratrice », Mme Dean, la gouvernante qui, constamment, s’efforce de tempérer les affrontements entre les différentes parties en présence – en guerre, plutôt. C’est elle pourtant qui, se rappelant la mort prématurée d’un des personnages, à peine sorti de l’enfance, évoque en ces termes les dispositions dans lesquelles elle fut le témoin de cette disparition : « C’est le plus mal venu des avortons maladifs qui aient jamais lutté pour tenir à la vie. Heureusement [c’est moi qui souligne, A. B.] que selon les prévisions de M. Heathcliff [le personnage central du roman, figure proprement démoniaque], il n’atteindra pas sa vingtième année. Vraiment, cela m’étonnerait qu’il voie le printemps ? Et s’il partait, ce ne serait pas une lourde perte pour sa famille [c’est moi qui souligne] » (9). On peut dire sans exagération, je crois, que, vue et entendue de l’intérieur de notre « bocal » humanitaire, immunitaire, une telle réflexion, énoncée comme en passant par la bonne Ellen Dean, nous est devenue aussi étrangère, horrifique et barbare que le plus exalté des discours de Hitler. On pourrait désigner cet effet de séparation d’avec un autre régime discursif, cet effet d’extranéation (devenir-étranger) comme la manifestation pure de notre condition de poissons rouges : nous ne comprenons absolument pas ce qui se passe dans les autres bocaux dont nous voyons pourtant tout ce qui s’y dit et s’y passe, par transparence ; ceci parce que nous partageons l’illusion tenace d’habiter un milieu discursif homogène et fluide où tout communique avec tout. 1- Face aux feux du soleil, op. cit. supra.

2- Ibidem, p. 151.

3- Les Fraises sauvages, films de Ingmar Bergman, avec Victor Sjöström, Bibi Anderson, Ingrin Thulin…, 1957.

4- Bertolt Brecht : Me-Ti – Livre des retournements, L’Arche, 1978.

5- Alois Riegl : Le culte des monuments, traduit de l’allemand par Jacques Boulet, L’Harmattan

6- Shichirô Fukazawa : Narayama (1956), traduit du japonais par Bernard Frank, Gallimard, « L’Imaginaire », 19 ; également, le film que Shohei Imamura a tiré du roman, sous le titre La Ballade de Narayama (1983).

7- Je cite ici Mishima d’après Stéphane Nadaud : Manuel à l’usage de ceux qui veulent réussir leur [anti]Œdipe, Fayard, 2006.

8- Ibid.

9- Wuthering Heights (Les Hauts de Hurle-Vent), traduit de l’anglais par Frédéric Delebecque, Le Livre de poche, 1995.


Abécédaire du "droit à la vie" 2 Alain Brossat
janvier 2011

Origine http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article113

Gracq

Décembre 2007 : Julien Gracq vient de mourir, quasi-centenaire, à l’orée de la nouvelle année. La radio, ayant rappelé le Goncourt mémorablement refusé, pour Le Rivage des Syrtes, nous apprend incidemment que le dernier livre lu par le grand homme et retrouvé corné sur sa table de nuit fut – horribile dictu – le best-seller industriel de BHL – Ce grand cadavre à la renverse. Eprouvante information d’où se déduirait, éventuellement, le précepte suivant : Plutôt mourir anonyme, dans la fleur de l’âge, fauché par une rupture d’anévrisme, un roman de Julien Gracq à la main, que grand écrivain quasi-centenaire, mais suffisamment diminué pour s’adonner à une lecture aussi débilitante que celle de ce chef d’œuvre célébré par les gazettes !

Illich

C’est une expérience tout à fait singulière que de lire ou relire aujourd’hui Némesis médicale – l’expropriation de la santé, d’Ivan Illich, publié en 1975, un livre abondamment commenté en son temps, adressé à un large public, un livre qui, surtout, exprimait alors une sensibilité critique répandue dans les pays développés, même si elle demeurait minoritaire (10). C’est en effet une sorte de stupeur mêlée d’incrédulité qui, aujourd’hui, saisit le lecteur de cet essai, comme s’il nous provenait d’un monde non seulement très éloigné, mais tout autre, une terre inconnue, un monde perdu – une sorte de Dinotopia de la santé, la médecine, de la « vie ». L’essayiste mexicain, au sommet de sa notoriété alors, quelque peu oublié aujourd’hui, y énonce un diagnostic qui nous est aujourd’hui devenu à peu près inaudible : notre temps est celui d’une « industrialisation » de la santé, d’une médicalisation intense de la vie ; les sociétés développées connaissent une véritable « invasion médicale », la médecine y est devenue « un atelier de réparation et d’entretien destiné à maintenir en état de fonctionnement l’homme usé par une production inhumaine » (11). L’homme contemporain, dans ces sociétés, est devenu, de part en part, un « assisté » médical, nous nous y transformons en « un peuple consommateur de santé ». Cette nouvelle condition de dépendance à l’égard du dispositif médical renvoie à la puissance de cette apologétique de la médecine qui proclame que c’est à elle que nous devrions l’augmentation croissante de l’espérance de vie depuis le XVIII° siècle. Or, il n’en est rien : le premier des facteurs qu’il convient de mentionner ici est l’évolution de l’environnement général, incluant le mode de vie et des facteurs tels que le traitement des eaux, l’usage du savon, l’installation de fosses septiques… Pour le reste, les soins médicaux ne sont pas seulement inutiles, le plus souvent ; l’ « impact négatif » de l’entreprise médicale « constitue l’une des épidémies les plus envahissantes de notre temps ».

La médicalisation de la société, de la vie, ce processus de « iatrogenèse » propre aux sociétés développées, peut être définie comme une véritable « épidémie » : « c’est la médecine actuelle qui rend la société plus malsaine ». Illich énonce ce jugement global et péremptoire à propos des effets de cette emprise globale exercée par la médecine sur la vie de tous et chacun à une croisée des chemins : son diagnostic (si l’on peut dire) se formule aux derniers instants d’une séquence longue dans laquelle le mode de problématisation des méfaits de la médecine ou plutôt du processus de médicalisation est parfaitement homogène à celui que formule Rousseau, plus de deux siècles auparavant. Mais c’est là, avec Illich, un « long discours » qui jette ses derniers feux : il nous est, aujourd’hui, devenu absolument étranger, non pas tant pour l’accord ou le désaccord qu’il susciterait, mais, plus radicalement : nous ne pouvons plus l’entendre que comme une « curiosité » issue d’un topos dont nous sommes radicalement séparés, comme le serait, disons, une argumentation en faveur du rétablissement de la torture dans le cadre des procédures judiciaires ou en faveur de la re-criminalisation des blasphèmes. Illich écrit sur ce seuil où une alternative globale - culturelle et politique - à la mise en équivalence de la médicalisation de la société et à la défense et promotion de « la vie » peut encore être énoncée et promue. Une alternative devenue particulièrement inaudible aujourd’hui, pour autant qu’elle met l’accent sur un projet global de promotion de l’autonomie : « garantir aux gens plus de libertés pour faire les choses eux-mêmes », ce qui, en matière de santé, veut dire : résister à la surmédicalisation, prendre ses propres responsabilités face à la maladie, récuser le « soin-marchandise », concevoir que la « suppression institutionnelle » de la douleur créé des conditions de dépendance à l’appareil médical et pharmaceutique sans cesse accrues ; accepter la mort comme une dimension de la vie – bref, en matière de santé comme en toute autre, « respecter les ressources inattendues de l’action personnelle ». L’enjeu de ce texte, de la disparition pour nous de ses conditions même de possibilité, c’est la question du pli : (de) là où Illich écrit ce livre, il est encore possible d’être pris au sérieux lorsqu’on prononce des sentences telles que : « Il est de plus en plus difficile de vieillir dans l’indépendance (…) Que les médecins contemporains le veuillent ou non, ils se conduisent en prêtres, en magiciens et en agents du pouvoir politique » ; le pli, c’est ce au-delà de quoi un tel énoncé, de « discutable », c’est-à-dire ouvert à la discussion, se transforme en pure et simple excentricité, voire en symptôme d’une pathologie avérée. Le pli nous rend sensible à la question de l’irréversible : si les « verdicts » d’Illich à propos de cette « société morbide » qui exige une « médicalisation universelle » ont toutes les chances d’apparaître aux contemporains comme de pures vaticinations, c’est que nous sommes enveloppés par l’irréversible de la médicalisation et de son corollaire, le « droit à la vie ». Illich avance, dans Némesis médicale, diverses « propositions » qui, relues et réinterprétées aux conditions du « droit à la vie », apparaissent comme relevant d’un nihilisme extravagant confinant parfois à la perversité – alors même que l’esprit qui les inspire est celui d’une projet néo-libertaire fondé sur le redéploiement des enjeux de l’autonomie, soit un projet relevant distinctement d’une position philosophique et politique : dénonciation de la puissance croissante de la « biocratie », médicalisation de la vieillesse, de l’acharnement à faire vivre vieux, de l’abus des « dépistages » qui « transforment des gens se sentant bien portants en patients anxieux », conversion du malade en « matière première pour l’avancement de la science médicale », « aliénation de la douleur », promotion d’un « droit civique » à mourir sous traitement médical, élimination de la mort naturelle », etc.

Les paradigmes biopolitiques de la protection de la vie, de sa nécessaire mise sous tutelle sont devenus des donnés, des évidences si enveloppantes que la problématisation de l’opposition entre la disposition de soi-même par l’individu considérée comme une valeur éminente et cette présomption de la médecine qui la conduit à « engager une lutte pour le salut de l’humanité » apparaît sans objet. Comme si ces questions avaient été « réglées » par le procès de la civilisation, au même titre que celle des disettes, des épidémies de peste ou des guerres de religion (en Occident). Lorsque Illich énonce que plus se globalise la « médicalisation de la vie », plus la question de la maladie tend à se « dépolitiser », nos contemporains ouvrent de grands yeux : et en quoi diable la maladie serait une question politique ??! Une telle question a aujourd’hui à peu près autant de chance d’être entendu que la proposition (stoïcienne) qui affirmerait : la retraite (au sens contemporain du terme), ça sert à se préparer à la mort, se préparer à mourir dignement – au sens que Sénèque (par opposition à de Closets) donne à ce terme.

Kouchner

La particularité du « droit d’ingérence humanitaire » dont s’est fait l’avocat Bernard Kouchner, récemment encore, à l’occasion des inondations catastrophiques qui ont frappé la Birmanie (printemps 2008) est de rendre indistinctes les logiques de l’humanitaire, fer de lance d’une supposée politique des Droits de l’Homme, de celles de la guerre et de la politique (néo-impérialiste) de la canonnière. Au nom de la « morale internationale » (concept nébuleux, s’il en fut), au nom de l’extension à l’échelle collective du délit de « non-assistance à personne en danger », au nom d’une supposée injonction, adressée (par quelle instance – morale, politique, religieuse ?) aux puissances occidentales d’avoir à protéger la vie en tous lieux et toutes circonstances, il s’agit d’accorder un blanc-seing renouvelé à une politique de présence, d’intervention, d’occupation qu’il est bien difficile de détacher de la « grande » tradition colonialiste et impérialiste occidentale - lorsque les Etats-Unis et la France envoient des navires militaires aux abords des côtes somaliennes ou birmanes, il n’est pas nécessaire d’avoir l’esprit très mal tourné pour opérer des rapprochements avec d’autres situations dans lesquelles des corps expéditionnaires occidentaux se frayèrent un chemin de vive force sur le sol asiatique, en Cochinchine, en Chine, en Birmanie même…

L’efficace du motif du « droit à la vie » est ici distincte, elle est distinctement placée au service de cette politique interventionniste rebaptisée de l’euphémisme « ingérence ». Bernard Kouchner écrit : « A la question Faut-il les laisser mourir ? » , nous avons jadis clairement répondu par la négative. Durant quarante ans, les French doctors ont franchi les frontières au péril de leur vie ou de leur liberté pour secourir les victimes des catastrophes naturelles ou des conflits armés » (13). Le nom de « la morale » occupe ici distinctement, dans le dispositif général de l’ingérence humanitaire, le rôle d’une pompe à légitimité, alimentant une politique visant à s’asseoir sur les souverainetés nationales et à autoriser les interventions militaires de convenance ; les puissances occidentales occupant naturellement la fonction de « gardiennes de la vie » (sic), Kouchner s’indigne, dans la même tribune, de ce que les différentes dispositions adoptées par l’ONU et statuant sur ces questions ne permettent pas à des corps expéditionnaires occidentaux de débarquer en Birmanie pour sauver des vies humaines envers et contre l’abandon pratiqué par les généraux de la junte. L’appel à l’émotion, le registre de l’indignation sont ici (comme lors de l’affaire de la répression par le pouvoir chinois des émeutes au Tibet, au printemps 2008 aussi) mobilisés pour donner corps à l’évidence d’un « droit » dont le propre est d’être dépourvu de toute consistance juridique : un droit que s’arrogeraient certaines puissances à user de violence contre d’autres au nom du « droit à la vie » (le plus souvent formulé sur un mode inversé – comme devoir de « ne pas laisser mourir »). Un « droit » de va-t-en-guerre, qu’une spécialiste de ces questions dénonce dans des termes dépourvus d’ambiguïté : « Les mots ‘responsabilité de protéger’ ne doivent pas (…) cacher la violence que recouvre ce principe. Il s’agit de forcer militairement l’entrée dans un pays qui s’y refuse » (14). Plus précisément, il s’agit pour les puissances tentées de s’arroger un tel droit, de court-circuiter les procédures habituelles destinées à autoriser des interventions extérieures dans des conflits internes à des pays ou entre des pays (Bosnie, Kurdistan, Afghanistan…), lesquelles passent par l’ONU, le Conseil de Sécurité… en rétablissant cette sorte de « droit moral » traditionnel par lequel un plus fort impose ses décisions à un plus faible. Contre toute attente, donc, il apparaît ici que la rhétorique des Droits de l’Homme et le droit du souverain le plus décomplexé sont susceptibles d’accorder parfaitement leurs violons… On ne s’étonnera donc pas d’entendre Bernard Kouchner évoquer, au nombre des actions destinées à sauver les affamés et protéger les réfugiés, l’opération Turquoise conduite par l’armée française au Rwanda, au lendemain du génocide de 1994 et dont il est avéré qu’elle eut notamment pour fonction d’ « exfiltrer » des acteurs et des complices du génocide. Ce que le « droit d’ingérence » et le « droit à la vie » ont en commun, c’est leur caractère « flottant » qui les établit dans des zones indéterminées entre la morale, le droit à proprement parler, la politique, voire la religion. Du coup, ils se trouvent disponibles pour toutes sortes d’usages ciblés qui, eux, relèvent des registres les plus traditionnels de la Raison d’Etat, des jeux de puissance, de la mobilisation du sentiment de supériorité morale au service de l’intérêt particulier… Là où le nom du droit s’avère si indistinct, son idéologisation est courue d’avance (ce n’est pas pour rien que cette supposée politique des Droits de l’Homme, donc fondamentalement désintéressée dans son principe, se dit-on, redonne tout son sens et toute sa force à la notion traditionnelle de « protectorat » - le Kosovo et l’Afghanistan comme protectorat de l’OTAN et des Nations Unies, L’Irak comme protectorat des Etats-Unis et de leurs alliés… Dans chacun de ces cas, l’accent a été placé, lorsque les interventions se sont mises en place, sur la protection des populations menacées par des forces, étatiques ou non, dont l’action violente mettait en péril leur intégrité. Dans certains cas, la mission consistant à « protéger la vie » de ces populations est, globalement, remplie (la population albanaise du Kosovo, soustraite à la violence exercée par le pouvoir de Belgrade), dans d’autres, elle échoue (une violence se substitue à une autre, en Irak, la violence des protecteurs surpassant celle des oppresseurs déchus).

10- Ivan Illich : Nemesis médicale, l’expropriation de la santé, Points-Seuil, 1975.

11- Ibid. p.

12- Ibid. p.

13- Bernard Kouchner : « Morale de l’extrême urgence », Le Monde, 20/05/2008.

14- François Bouchet-Saulnier : « Désastres, droit d’ingérence et souveraineté des Etats », Le Monde, 22/05/2008.



Abécédaire du "droit à la vie" 3
16 janvier 2011 par Alain Brossat

http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article114

Nietzsche

Nietzsche n’a pas du tout (encore) basculé dans la folie, lorsqu’il livre, dans Le crépuscule des idoles, ces « divagations d’un inactuel » : « Morale à destination des médecins. Le malade est un parasite de la société. Réduit à un certain état, il est inconvenant de vivre plus longtemps encore. Continuer à végéter dans un état de lâche dépendance à l’endroit des médecins et des pratiques médicales, après que le sens de la vie, le droit à la vie (das Recht zum Leben) s’est perdu – voilà qui devrait susciter, de la part de la société, un mépris profond. Les médecins, pour leur part, devraient se faire les interprètes de ce mépris – plutôt qu’établir des ordonnances, ils livreraient chaque jour à leur patient une nouvelle dose de dégoût que celui-ci leur inspire… Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où l’intérêt le plus élevé de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on se débarrasse de la vie dégénérescente de la manière la plus décidée – et ceci en faveur du droit à procréer, à venir au monde, du droit à vivre (das Recht zu leben). Mourir avec panache, s’il n’est plus possible de vivre avec panache… » (15)

Nietzsche n’est pas fou lorsqu’il écrit ces lignes, mais l’écart criant qui s’affiche entre ce développement et nos propres modes d’appréhension des questions « de vie et de mort » a pour effet que nous sommes portés à les associer à une forme de déraison – bien au delà du simple « excès ». Nietzsche, aussi bien, anticipe sur cet effet de déchirement entre son propos et nos propres modes discursifs en inscrivant ironiquement son propos dans le registre de la « divagation ». Le « droit à la vie » est ici invoqué, on le voit, sur un mode rigoureusement opposé, adverse à l’acception aujourd’hui reçue : il est sélectif, lié à l’affirmation d’une puissance apte à s’individualiser et d’une valeur propre. On peut se simplifier l’existence, bien sûr, en statuant que cette version du « droit à la vie » a été emportée dans le tourbillon sanglant du délire nazi… Mais Nietzsche ici, ne parle pas d’eugénisme ni de sélection, son propos ne se situe pas au plan d’une politique de la race ou de l’hygiène sociale – il énonce sur un mode volontairement excessif, hyperbolique, cynique, si l’on veut, une maxime de vie personnelle. C’est le sujet individuel qu’il exhorte à statuer sur sa propre condition, dans l’horizon du partage entre le vivre – qui ne peut se dissocier d’une qualité, d’une valeur propre – et le mourir en tant qu’issue inéluctable. Dans cette sorte d’ordonnance philosophique, notre « divaguant » n’incite pas du tout ce sujet à remettre sa vie déclinante entre les mains des médecins (qui ne peuvent, en l’occurrence, que jouer un rôle de « transmetteurs », d’intermédiaires (Vermittler), mais au contraire à s’émanciper de toutes dépendance en transfigurant cette condition qui le surplombe ( ce qui le destine à la mort) en démonstration en faveur de l’autonomie – une démonstration inscrite dans la dimension éthique et esthétique à la fois – en mourant « en beauté », avec cran (« Auf eine stolze Art »), plutôt qu’en se survivant à la condition de dépendances multiples, plutôt qu’en se cramponnant à une vie diminuée, toujours plus déclinante, dominée donc par les affects réactifs – la peur, le dégoût, la tristesse… Selon cette perspective, le « droit à la vie » s’entend comme ce qui s’affirme plutôt qu’il ne se défend ou se protège et réclame des soutiens. Cette auto-affirmation est mise en œuvre d’une puissance qui est d’un tout autre type qu’une force brute ou un mouvement violent : la pure affirmation d’un sens, d’une valeur, d’une qualité. Lire Nietzsche littéralement, au premier degré de ses énoncés, c’est oublier qu’une philosophie, non moins qu’une œuvre littéraire ou cinématographique, ne peut trouver sa tournure propre, sa forme originale, qu’à la condition de se doter d’un style et d’un visage propre. Le style de Nietzsche, c’est notamment cet art infaillible de susciter l’indignation des sots. La silencieuse ironie qui parcourt ce texte, pourtant, porte bien au delà du sarcasme et de l’imprécation : c’est le sens du mot « vie » qui y est rehaussé, c’est « la vie » qui y est appelée à se renouveler en retrouvant la source du sens – de ce qui la dote de sens. Non pas tout simplement la vie « valant d’être vécue », mais valant par ce qu’elle affirme – « eine stolze Art zu leben »…

Rousseau

Rousseau, bien évidemment, lorsqu’il remet ses cinq nouveaux nés aux Enfants trouvés, est totalement étranger à tout mode de problématisation de cette conduite, de ce choix en termes de « droit à la vie ». Il justifie ainsi, en substance, son choix (dans Les Confessions) : vu mon mode de vie changeant et accidenté, je n’aurais pas été en mesure d’élever convenablement ces enfants, ils se sont donc trouvés bien mieux à être ainsi pris en charge par l’Etat. La part, criante, de la mauvaise foi entrant en compte dans cette justification une fois faite, demeure ceci : la question de savoir quel est le taux de mortalité des enfants, disons, de zéro à trois ans, dans cette aimable institution, comparé au taux moyen dans la société (dans une grande ville, à la campagne…) ne lui vient pas à l’esprit. Or, une telle question s’imposerait à nous avec insistance, à supposer que nous nous trouvions confrontés à un choix semblable. C’est que ce type de raisonnement indexé sur le paradigme général du « droit à la vie » et incluant toutes sortes de savoirs, de procédures de vérité, de calculs et de modes d’énonciation formés dans l’horizon de la « santé » , de l’hygiène et de l’espérance de vie entre désormais nécessairement en composition dans toute espèce de pensée que nous sommes susceptibles de former à propos d’un tel objet. D’ailleurs, Rousseau qui se faisait toutes sortes de scrupules à propos du destin des sociétés humaines et fut le promoteur de l’éducation naturelle ne s’est sans doute jamais demandé combien, parmi ses cinq enfants, ont franchi, aux Enfants trouvés, le cap de leurs trois ans ; alors même qu’il n’est sans doute aujourd’hui pas une seule mère ayant donné naissance sous X qui ne s’interroge, de manière plus ou moins lancinante, sur le destin de l’enfant qu’elle a abandonné, sur le tour qu’a pris sa vie. Ceci étant noté non pour faire de Jean-Jacques un monstre (et participer ainsi rétroactivement au « complot » qu’il dénonce aux derniers chapitres des Confessions), mais pour relever combien la façon dont l’évidence du « droit à la vie » telle qu’elle s’impose à nous est située, relative à une condition historique et culturelle singulière. Mais au reste, s’interrogent quelques spécialistes soupçonneux : ces enfants « confiés » de Jean-Jacques et Thérèse ont-ils jamais existé ailleurs que dans son imagination ?

Semmelweis

De Philip Ignaz Semmelweis (1818-1865), ce médecin autrichien d’origine hongroise qui, le premier, découvrit la causes de la fièvre puerpérale, fléau d’époque fatale à tant de parturientes, et qui, pour cette raison même fut violemment rejeté et constamment calomnié par le corps médical de son temps, on pourrait être porté à dire ceci : il est bien cette sorte de Juste, immolé sur l’autel de l’arrogance et de l’obscurantisme savants qui, plus que quiconque, s’activa (jusqu’à en devenir fou de douleur et de mélancolie) à faire reconnaître le droit à la vie des femmes, en tant que futures mères. C’est Louis-Ferdinand Céline qui, dans la thèse de médecine qu’il lui consacra en 1924, écrit : « Il nous a tout donné, il s’est dépensé cent fois pour que nous soyons moins malheureux, plus vivants [c’est moi qui souligne], et cent fois, les savants, les pouvoirs publics de son temps ont refusé avec une cruauté, une sottise inexpiable les dons admirables de son génie » (16). Ce à quoi Jean-Marc Fick, un historien de la médecine, ajoutait plus récemment : « Grâce à ce que Semmelweis a découvert et à ce qu’il a permis de faire découvrir, l’espoir de vie [c’est moi qui souligne] des humains a augmenté dans une proportion qu’aucune découverte n’a approchée » (17). Ces formules nous incitent fortement à voir en cet homme (dont les mérites, tardivement reconnus, sont suffisamment éclatants pour que l’Université de Budapest ait reçu son nom) une sorte de prophète désarmé du « droit à la vie », l’incarnation même du « droit à la vie » en son instant le plus lumineux – celui, précisément où se forge l’alliance entre le savoir par expérimentation, l’esprit de progrès hérité des Lumières, et une morale du dévouement à autrui. Cet instant serait, aussi, où se forme ce pli : c’est dans l’horizon de la santé, du déploiement des potentialités de la médecine (malgré tout : Semmelweis, seul contre tous, n’en est pas moins chirurgien et obstétricien) que prend son essor le « droit à la vie » , bien davantage que dans celui de la vie politique ou du combat social (dans le prolongement du « droit à l’existence » proclamé par Robespierre)...

Précédant Pasteur de quelques décennies, mais « vaincu de l’Histoire » autant que le découvreur du vaccin contre la rage appartient au camps des vainqueurs de la Science nationale, Semmelweis est l’un des premiers à tracer ce sillon dans lequel le « droit à la vie » va germer et croître du côté du sanitaire et du médical davantage que de celui des luttes politiques et des revendications sociales. Il est, du coup, d’autant plus remarquable que le motif premier de son action, une « croisade » engageant toute sa vie, toutes ses forces jusqu’au désespoir, à l’abandon et à un quasi-suicide ne soit pas formulé par lui-même en termes de « droit à la vie ». C’est certes au nom de la vie que Semmelweis s’engage dans la lutte du pot de terre contre le pot de fer pour contraindre les étudiants en médecine qui pratiquent des touchers utérins sur les parturientes à se laver les mains avec une solution de chlorure de chaux, mais c’est avant tout au nom de la vérité, c’est-à-dire, dans l’esprit de son temps (ou plutôt dans le topos discursif où s’établit cette séquence) de la Science qu’il s’engage dans ce combat à mort contre le préjugé et la suffisance de la corporation médicale : « Le destin m’a choisi, écrit-il, pour être le missionnaire de la vérité [c’est moi qui souligne] quant aux mesures qu’on doit prendre pour éviter et combattre le fléau puerpéral. J’ai cessé depuis longtemps de répondre aux attaques dont je suis constamment l’objet ; l’ordre des choses doit prouver à mes adversaires que j’avais entièrement raison sans qu’il soit nécessaire que je participe à des polémiques qui ne peuvent désormais servir en rien aux progrès de la vérité [c’est moi qui souligne, A. B.] ». Ce qui fait donc l’objet du litige entre Semmelweis et ses collègues, ces directeurs de cliniques engoncés dans leurs routines ( des services où les femmes en couches meurent dans des proportions variables allant de 20% en temps ordinaires à 97% en temps d’épidémie puerpérale), ces étudiants en médecine qui considèrent comme une vexation insupportable d’avoir à se laver les mains après avoir disséqué des cadavres – se trouve donc inscrit, en premier lieu, dans l’horizon du savoir et de l’autorité qui s’y rattache, des procédures par lesquelles s’établit une connaissance vraie. Le malheur de Semmelweis est que les certitudes auxquelles il va parvenir en combinant la méthode hypothético-déductive à l’observation sont totalement étrangères à l’esprit scientifique (médical) de ses collègues et de l’institution au sein de laquelle il s’active. Pour le reste, naturellement, c’est bien « la vie » qui constitue l’enjeu de ce pathétique affrontement (seul contre tous) autour de la fièvre puerpérale. Comme le note Céline (futur ange de la mort nazie, encore un paradoxe amer de cette scène), « Semmelweis puisait son existence à des sources trop généreuses pour être bien compris par les autres hommes. Il était de ceux, trop rares, qui peuvent aimer la vie dans ce qu’elle a de plus simple et de plus beau : vivre [c’est moi qui souligne, A. B.]. Il l’aima plus que de raison » (18). Ce n’est donc pas une approche de « la vie » indexée sur le droit qui met Semmelweis en mouvement et le conduit à s’exposer pleinement dans un combat inégal contre la bêtise savante, mais une impulsion affective : l’amour de la vie et, par conséquent, son envers, la détestation de la mort injuste, de ce fléau infligé à de femmes par le préjugé de ses collègues – la vie deux fois mutilée – celle de ces femmes, généralement jeunes et d’origine populaire qui meurent en couches dans les cliniques publiques de Vienne, celle des enfants qui perdent leur mère à la naissance : « Il [Semmelweis] avoue à Markusovski, l’une des rares personnes qui ne soit pas hostile dans son milieu, qu’il ne peut plus dormir, que le son de la clochette qui précède le prêtre apportant le viatique, est entré pour toujours dans la paix de son âme » (19). Il ne s’agit donc pas de proclamer le droit à la vie des femmes en couches, mais de faire valoir l’insupportable de la mort en masse fondée sur la seule persistance du préjugé. Ce n’est pas « la vie » en général qui fait l’objet d’un décret d’immunisation, mais bien des formes singulières de la vie qu’il s’agit de défendre face à ces puissances de mort acharnées contre elles. La découverte de Semmelweis n’engage pas seulement l’imagination scientifique, elle revêt d’emblée une dimension morale, et politique aussi, puisqu’elle le met aux prises, en tant que partisan des forces de (la) vie, avec la puissante coalition des forces de mort et du parti de la Bêtise – à commencer par ce professeur Klin dans la clinique duquel échouent, à Vienne, les jeunes femmes sans ressources, sans soutien, souvent des filles mères, pour lesquelles les risques de mort, à l’accouchement, « équivalent à une certitude » - ce mandarin qui ne ménagera aucun effort pour empêcher la diffusion de la découverte de Semmelweis à propos de la fièvre puerpérale et de son mode de diffusion (Céline, dans sa thèse, stigmatise Klin comme « le grand auxiliaire de la mort »). La découverte de Semmelweis, loin de s’imposer d’elle-même, en tant qu’elle serait naturellement soutenue par le pacte des lumières de la Science et des forces de la Vie, fait scandale et suscite un trouble violent pour autant qu’elle incrimine d’emblée le pouvoir médical, ses certitudes, ses routines et son indifférence au sort de certaines catégories de patients – des femmes pauvres. Dans un tel contexte, donc, n’est aucunement établie l’évidence selon laquelle toute forme de vie se doit d’être défendue est promue ; au contraire, prévaut absolument la notion d’une valeur moindre, d’une valeur infime de la vie de ces femmes qui meurent en couches dans toute l’Europe (18% chez le Pr Dubois à Paris, 26% chez le Pr Simpson à Edimbourg, 26% chez le Pr Schuld à Berlin, 32% à Turin, etc. à l’époque où Semmelweis entreprend une tournée dans les capitale européennes pour tenter d’attirer l’attention de ses éminents collègues sur l’utilité du lavage de mains précédant les soins d’obstétrique) , d’une valeur si négligeable que la fièvre des accouchées est considérée par ce corps médical comme « une divinité terrible, détestable, mais tellement habituelle » (J.M/ Fick) qu’elle ne mérite aucune recherche, aucun examen particulier des routines qui l’entretiennent. Le préjugé social vole ici au secours de cette véritable politique de l’abandon (à la mort) de ces femmes dont la vie, au yeux de ces médecins n’est pas loin d’être considérée comme wertlos, sans valeur. On le voit donc : bien loin que le paradigme du « droit à la vie » tende à s’imposer sur un mode continu, au fil des avancées de la Science et des progrès de la moralité publique, la défense et la promotion de « la vie » passent par des détours et des circonvolutions souvent bien étranges – « Il ne faudra pas moins de quarante ans pour que les meilleurs esprits admettent et appliquent enfin la découverte de Semmelweis » (20), de la même façon que les principales découvertes pasteuriennes, elles aussi nées hors du champ de réflexion et des modes de problématisation familiers à la médecine de son époque, et comme, déjà, la variolisation au XVIII° siècle (Foucault), se heurtèrent, dans un premier temps à de vives résistances dans le corps médical et l’opinion publique. Lorsque la découverte de Semmelweis fut enfin reconnue, « collectivisée » et mise au service de la promotion de la vie, celui-ci était mort depuis longtemps des conséquences d’une sorte d’acte manqué sublime et désespéré – des suites d’une infection contractée en disséquant un cadavre. Autant la promotion du « droit à la vie » aujourd’hui en appelle à la formation de consensus sans frontières, autant le combat pour la vie de Semmelweis prend la forme d’une bataille féroce minoritaire contre les forces de la nuit. Celui dont son biographe écrit que « grâce à ce qu’[il] a découvert (…) , l’espoir de vie des humains a augmenté dans une proportion qu’aucune autre découverte n’a approchée [c’est moi qui souligne] est le même qui, dans son Etiologie de la fièvre puerpérale, s’emporte : « Assassins, je les appelle, tous ceux qui s’élèvent contre les règles que j’ai prescrites pour éviter la fièvre puerpérales (…) Ce n’est pas les maisons d’accouchements qu’il convient de fermer pour faire cesser les désastres qu’on y déplore, mais ce sont les accoucheurs qu’il faut en faire sortir, car ce sont eux qui se comportent en véritables épidémies » (21).

Sénèque

« Vivre pour vivre, vivre tout court, n’a pas de valeur propre », rappelle Paul Veyne dans son Sénèque (22). Ici, c’est toute la tradition antique, grecque et romaine qui revient en boomerang estourbir notre philosophie spontanée de « la vie ». Nietzsche, de son côté, statue : « Vouloir se conserver soi-même est l’expression d’une situation de détresse, d’une restriction apportée à l’impulsion vitale qui, de sa nature, aspire à une extension de puissance et par là même souvent met en cause et sacrifie la conservation de soi » (23). De là découlent deux postulats : premièrement, la vie ne vaut que comme vie qualifiée, mise en forme par (et dans) un processus de singularisation ; deuxièmement et corrélativement, la vie ne vaut que comme réalisation d’une puissance singulière, auto-affirmation de cette puissance. La vie tout court n’est qu’un processus indifférencié qui demeure en deçà de toute évaluation axiologique.

Le stoïcisme antique est sans doute la doctrine que l’on pourrait opposer de la manière la plus rigoureuse et la plus systématique à la philosophie spontanée du « droit à la vie ». Il est pour nous, dit Paul Veyne, un « système immunitaire » au sens biologique du mot. C’est-à-dire « la recherche d’un état de sécurité absolue ». Cette direction tendrait, en apparence, à le rapprocher du « droit à la vie ». Simplement, ces assurances « immunitaires », le stoïcisme les associe à des postulats qui contrastent vivement avec ceux qui fondent le paradigme contemporain du « droit à la vie » : la vie est assurément préférable à la mort, mais elle peut facilement devenir une incommodité quand elle s’associe à la maladie ; au fond, elle est neutre ; elle devient distinctement un mal si elle se sauve et se perpétue au prix d’actions déshonorantes. Surtout – et c’est ici que l’opposition entre deux points de vue sur la vie est patente, vivre tout court n’a pas de valeur propre ; on doit donc savoir « quitter la vie avec autant d’indifférence joyeuse qu’on quitte un banquet » lorsque se présentent des empêchements (à vivre) majeurs. Vivre ne doit donc pas devenir une fin en soi, une sorte d’activité continue autotélique ; le sage, par conséquent « vivra autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut ». Ce qui signifie que sa vie doit être ordonnée à d’autres fins que sa propre perpétuation, elle est dépourvue de sens et de valeur si elle se conçoit comme le pur et simple culte (cura – souci) de sa propre durée. En ce sens, le « vivre » entendu dans la dimension biologique doit être soumis et subordonné à des fins morales : « vivre pour… », « vivre en vue de… », faute de quoi il n’est au fond que survie ou forme de vie de type animal. Par conséquent, le sage se souviendra constamment qu’il vaut mieux cesser de vivre (interrompre sa vie – c’est la haute valeur morale du suicide ou plutôt de la mort volontaire) que vivre indignement. La forme de la mort acquiert, du coup, une valeur propre : « bien » sortir du champ de la vie revêt une valeur d’exemplarité : « L’affaire n’est pas de mourir plus tôt ou plus tard ; l’affaire est de bien ou mal mourir. Or, bien mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal (…) La vie ne doit pas être achetée à tout prix » (24).

La vie de ce professeur chinois de lycée qui, lorsque se font ressentir les premières secousses du tremblement de terre au Sechuan (12 mai 2008) s’enfuit éperdument de la classe en abandonnant ses élèves et sauve sa vie à ce prix - cette vie sauvée ne vaut rien. Les internautes chinois disent leur mépris pour cet homme affublé du sobriquet « Fan-qui-fuit » et celui-ci a beau se défendre en invoquant une sorte de droit irrécusable à « sauver sa peau » avant toute chose, le « droit à la vie » (équivalent ici à « chacun pour soi ») ainsi adapté aux conditions extrêmes de cette catastrophe dévoile sa misère : la vie sauvée de « Fan-qui-fuit » au prix de l’abandon de ses élèves pris au piège des plaques de béton effondrées sur eux est sans valeur. Contrairement à ce protagoniste du « droit à la vie » égoïste et mondialisé, les stoïciens savaient que « la vie ne doit pas être achetée à tout prix » (Sénèque) ; se peut-il donc que « Fan-qui-fuit » ait à ce point été « acculturé » par l’idéologie matérialiste qui lui a été enseignée à l’école ou alors par l’esprit du capitalisme ascendant en Chine, pour avoir oublié que son corps n’est qu’un « lieu de passage » - une idée que le stoïcisme aurait éventuellement en commun avec les sagesses orientales ? Aux conditions du « droit à la vie », bien sûr, nous ne pouvons plus nous plier à une telle notion – celle d’un corps propre à « habiter » de manière conditionnelle, provisoire ; tout au contraire, nous allons nous « cramponner » compulsivement à notre corps absolument, inconditionnellement identifié à « nous-même », pour autant que l’opération consistant à le percevoir comme un simple habitacle nous est devenue tout à fait étrangère. Le« droit à la vie », c’est donc aussi ce programme qui rétablit, en termes stoïciens, les conditions d’un auto-asservissement au corps dont la durée, la vie reconduite et perpétuée devient l’idée fixe, l’horizon toujours plus exclusif de chacun ; c’est dans des situations extrêmes, comme celle que doit affronter le professeur Fan, que se dévoile brusquement l’effondrement moral que peut susciter une telle obsession auto-préservatrice. Le sauvetage égoïste de soi a pour prix une débâcle morale.

Svevo

« La vie ressemble un peu à la maladie, elle aussi procède par crises et par dépressions ; à la différence d’autres maladies cependant, la vie est toujours mortelle, elle ne supporte aucun traitement. Soigner la vie [c’est moi qui souligne], ce serait boucher les orifices de notre organisme en les considérant comme des blessures. A peine guéris, nous serions étouffés », écrit Italo Svevo dans La conscience de Zeno (25). Ces considérations (étonnamment proches de celles que développe Nietzsche, à propos des aspects positifs de la maladie, du bon usage de la maladie pour le philosophe et de la « grande santé », tout différente de la santé des médecins et des hygiénistes, et plus encore de la santé stable et durable devenue norme générale dans les sociétés riches aujourd’hui) attirent notre attention sur l’importance des mutations qui affectent notre perception de la nature humaine elle-même, et donc nos modes de problématisation de notre condition (en tant qu’humaine) (26). Sans que nous en soyons tout à fait avisés, nous sommes portés à réclamer une sorte de droit à la santé parfaite, à une longue existence exemptée de toute affection majeure, de la même façon que nous réclamons des garanties de fonctionnement sans panne des appareils et prothèses qui nous entourent – voiture, appareils électroménagers, ordinateurs… Est à l’œuvre ici un changement décisif de paradigme dans l’appréhension de ce que nous sommes, non pas en tant que personnes, mais composants du vivant humain. Nous ne sommes plus tellement portés à nous représenter nous-mêmes comme faillibles et imparfaits, pour autant que notre condition serait indexée sur un grand récit religieux (le péché originel), et anthropologique (l’homme animal insociable, mais perfectible, chez Kant), psycho-social (l’homme comme sujet/objet des pulsions et de l’inconscient chez Freud). Toujours davantage, nous envisageons notre condition comme celle de machines vivantes, appelées à devenir plus résistantes et mieux garanties contre les défaillances et les accidents. D’où la prolifération des nouveaux mythes agencés non pas sur la notion d’une perfectibilité de notre condition dans sa dimension morale, mais d’innovations et de mutation(s) de notre constitution en tant que nous serions des machines vivantes – le cocktail greffes-implants-prothèses conjugué à l’ « utopie » mutants- cyborgs-androïdes. Cette notion subreptice de l’amélioration constante des machines humaines qui vient s’infiltrer dans nos représentations de nous-mêmes correspond à la montée des paradigmes de la technicisation de la vie, de la vie humaine ; elle met en lumière à un retour en force infiniment problématique par ce biais de la représentation de l’humain en tant que matériau vivant. Du coup, certains ont pu dire qu’elle relève, de ce point de vue, de la même matrice que le mythe nazi – celui d’une promotion des dispositifs et technologies adaptées à la sélection et l’amélioration du matériau humain. On sera ainsi porté à exiger de ceux qui ont la charge de nous-mêmes en tant que vivants (l’Etat, le pouvoir médical, l’hôpital, l’industrie pharmaceutique…) qu’ils manifestent la même compétence et la même efficacité que les firmes automobiles qui, aujourd’hui, nous proposent des véhicules garantis « zéro panne », pour peu qu’ils soient régulièrement entretenus ; et qui, pour le reste, pratiquent une innovation constante, assurant l’apparition de nouvelles « générations » de produits toujours plus perfectionnés, performants, bref « intelligents » ; selon le même pli, nous sommes toujours plus portés à exiger des organismes « zéro panne », pour peu que nous nous soumettions régulièrement aux contrôles d’entretien requis (visites médicales, examens, analyses, bilans…) et bannissions les conduites à risque (tabagisme, alcoolisme, pratiques « accidentogènes ») (27).

D’autre part, nous sommes, que nous le sachions ou non, convertis d’office à une sorte de nouvel eugénisme cool – celui qui se fonde sur l’évidence selon laquelle nous sommes entrés, grâce aux progrès de la génétique, de la chirurgie, de la technique des greffes, de la neurologie, de la biologie moléculaire (etc.) dans une nouvelle époque du perfectionnement sans fin de la qualité du matériau humain – qui d’entre nous irait refuser une greffe du coeur ou l’implantation d’une hanche en silicone, si telle est la condition de notre survie ou de la disparition d’une claudication, qui irait contester le principe d’un dépistage prénatal destiné à prémunir des parents contre la naissance d’un enfant handicapé, s’opposer aux recherches sur la prédisposition génétique des sujets à certains types de cancers… ? Sans oublier, bien sûr, le vaste rayon de la chirurgie esthétique destinée à permettre à chacun de s’approcher autant que possible du standard de l’homme (la femme) parfaite)…

Ce qui va donc tendre à s’estomper dans l’horizon où nous élaborons notre propre condition en tant que « question » toujours pendante, est finalement ceci : le rapport qui s’établit, traditionnellement (que nous soyons stoïciens, chrétiens, marxistes, existentialistes, humanistes…) entre la dimension de notre imperfection et l’élément de notre liberté. La conscience de notre imperfection en tant qu’humains, par nature et condition, fait ouverture sur le champ des possibles infinis selon lesquels nous pouvons aller vers un mieux (ou un pire), varier, bifurquer ou nous transformer selon des modalités qui n’engagent pas seulement la plasticité du matériau humain, mais avant tout notre propre capacité à agir sur nous-mêmes. Le paradigme des machines vivantes toujours plus « performantes » tel qu’il tend à s’imposer aujourd’hui élude absolument cette dimension à la fois métaphysique et morale des pratiques de soi, consistant pour une part déterminante en la mise en relation de notre imperfection constitutive et de notre liberté ; au contraire, selon ce paradigme, l’entretien et le perfectionnement de ce que nous sommes en tant que machines vivantes revient avant toutes choses non pas à nous-mêmes, bien sûr, mais à des spécialistes et gens de l’art – de bons mécaniciens du vivants, des gérants et ingénieurs de la vie compétents, des bio-pasteurs hautement qualifiés et légitimés .

15- Friedrich Nietzsche : Le crépuscule des idoles, « Divagations d’un inactuel, 36 – ma traduction, avec l’aide de Maria Muhle.

16- Louis-Ferdinand Céline : Semmelweis, L’Imaginaire, Gallimard, 1999, p. 108.

17- Jean-Marie Fick : « La véridique histoire de Semmelweis ou la communication vitale », Les Temps modernes, mars 1992.

18- Céline, op. cit. , cité par Jean-Marie Fick.

19- Jean-Marie Fick, article cité.

20- Ibid.

21- Ibid.

22- Paul Veyne : Sénèque, Texto, 2007.

23- Friedrich Nietzsche : Le Gai savoir, Folio Essais, pp. 247-248.

24- Sénèque, Lettre 70 à Lucilius, in Veyne, op. cit.

25- Italo Svevo : La conscience de Zeno, Gallimard, 1954, traduit de l’italien par Paul-Henri Michel.

26- Voir à ce propos l’essai d’Olivier Razac : La grande santé, Climats, 2006.

27- Les médecins usent et abusent, dans leurs échanges avec les patients, d’images empruntées à la mécanique automobile, du genre : « allons-y pour la révision des 85 000 ! »


Abécédaire du "droit à la vie" 4


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7 janvier 2011 par alain Brossat

Villiers-le-Bel

Dans la mesure où l’Etat s’établit comme responsable de la défense et de la protection du « droit à la vie », y compris du « droit à la vie » de chacun, de chaque vivant en particulier, singulatim, y compris contre lui-même, c’est-à-dire à l’encontre ou au rebours du peu de soin que celui-ci est susceptible de prendre de sa propre vie, de sa propension à dilapider son « capital santé » ou ses réserves vitales – il apparaît que l’Etat, dans sa bienveillance même, peut être conduit à donner un tour répressif et prohibitif au soin qu’il prend de la vie de tous et chacun. C’est le modèle de la sécurité routière : il s’agit bien en effet de sauver des vies, de protéger la vie en général, en sévissant contre les conducteurs de voitures qui ne portent pas leur ceinture de sécurité, contre les motocyclistes qui roulent sans casque, contre les uns et les autres lorsqu’ils commettent des excès de vitesse, contre les jeunes qui boivent de l’alcool... A l’usage, il apparaît régulièrement qu’en un certain point d’inflexion (pas toujours facile à situer précisément), la dynamique répressive va littéralement pulvériser la protection de la vie et la veille devant le « droit à la vie ». On pourrait désigner ce phénomène sous un nom propre : le « paradigme de Villiers-le-Bel » : dans les « cités », dans les quartiers de relégation, la police interprète selon son code propre le soin qui lui revient de veiller à ce que des adolescents paradant sur des deux-roues pétaradants cessent de mettre leur vie en péril : ils se mettent en chasse, bien décidés à neutraliser les infracteurs. Etant d’origine et de condition litigieuse, ceux-ci sont devenus, à leurs yeux, des délinquants, relevant d’une espèce dangereuse, bien davantage que de jeunes irresponsables dont l’intégrité doit être protégée en dépit d’eux-mêmes. Le non-port du casque, le rodéo dans les rues de la « cité » cessent d’être des conduites à risque pour devenir des crimes naissants et des provocations à l’endroit des forces de l’ordre. Celles-ci se font alors un devoir de se mettre en embuscade pour mettre la main au collet de ces « racailles », et, comme les choses ne se passent jamais comme elles devraient, deux gamins restent sur le carreau, avec deux nuits d’émeutes à la clé (28). Le point crucial, ici, est la façon dont, de fil en aiguille la protection accrue de la vie devient indistincte du retour d’une sorte de droit du glaive , rétabli sous sa forme la plus vile – la bavure policière. On admet communément, à ce propos, que la peine de mort a été supprimée en France, en 1981, et ce par la grâce de l’engagement d’une sorte de saint laïc, Robert Badinter. Mais ce n’est pas tout à fait exact : la peine de mort existe bien encore en France – simplement, elle s’est avilie : sa prise en charge a été remise entre les mains des corps étatiques les moins recommandables, la police et l’administration pénitentiaire. La « bavure policière homicide (Villiers-le-Bel, Grasse, etc.), le suicide ou le tabassage mortel en prison (Fleury-Mérogis). La police, et l’administration pénitentiaire, exécuteurs abjects (au sens où l’est le bourreau selon de Maistre) des basses œuvres du souverain (un souverain biopolitique, figure des plus opaques) – s’arrogent en effet un crédit de violence illimité qui prend la forme la plus archaïque, la plus classique – celle du meurtre sans crime : le jour, en effet, où les policiers qui s’y sont si bien pris pour arrêter les jeunes infracteurs roulant à tort et à travers sur leurs mini-motos que ceux-ci en sont morts seront jugés et condamnés, les poules souperont au Fouquet’s et le Président de la République se sera fait moine, chez les trappistes.

28- En novembre 2007, à Villiers-le-Bel, dans un quartier populaire dont la population est dans une forte proportion étrangère ou d’origine étrangère, deux adolescents qui circulaient sur un mini-moto sont morts à la suite d’une collision entre leur engin et un véhicule de police, collision volontairement provoquée par les policiers selon des témoins. Plusieurs nuits d’émeutes se sont ensuivies, le quartier se trouvant soumis à un véritable état de siège, avec des centaines d’arrestations et de nombreuses condamnations de jeunes émeutiers. L’enquête judiciaire sur les circonstances ayant conduit à la mort des jeunes gens demeure, à ce jour, enlisée. A Grasse, en mai 2007, un Tunisien au comportement agité est mort au cours de son arrestation, étranglé par un policier, tandis qu’un autre l’immobilisait et que cinq autres assistaient à la scène sans réagir. Les deux policiers directement impliqués se sont vu notifier le statut de « témoins assistés », les autres étant inculpés sous le chef de « non assistance à personne en danger ». Plus récemment, la mise en examen des deux premiers, demandée par le parquet, a été rejetée par le juge d’instruction (juin 2009).

Après tout (Hors-texte)

Il est impressionnant de constater avec quel zèle nous nous acharnons aujourd’hui à éluder l’épreuve de la mort comme phénomène social : appelé, il y a peu, à participer à une crémation sans rites ni apprêts, je suis effaré par le vide de ce qui ne mérite même pas le nom de cérémonie, pas même de cérémonie expédiée – tout juste une vague formalité rendue sciemment aussi inconsistante, inexistante que possible. Les amis et la famille de la disparue – une méritante institutrice laïque et agnostique qui a longtemps tenu tête un cancer tenace – convergent d’un pas hésitant vers un de ces lieux introuvables où se trouvent relégués les funérariums aux confins des grandes villes, dans le recoin le plus introuvable d’un cimetière intercommunal. Le lieu où ils sont appelés à se rassembler, s’apparente, dans son souci de neutralité, à une salle d’attente de notaire ou peut-être à un salon de toilettage pour chiens. Dans l’attente de la non-cérémonie, les proches se saluent à mi-voix ou bien bavardent par petits groupes, les bras ballants, avec des mines de circonstances. Les plus proches ne savent que faire de leur tristesse, de leur affliction, de leur deuil, ils regardent leur montre avec nervosité, fument aux portes du funérarium et pestent contre le vide de la cérémonie (une « simplicité » qu’ils ont, au demeurant, explicitement réclamés, se tenant à l’écart de toutes croyance religieuse et de tout culte) – un seul employé vêtu d’un costume sombre, mais qui pourrait aussi bien officier derrière le guichet des objets trouvés représente ici le service funéraire, et qui, de temps à autre, fait une timide sortie hors de son bureau pour assurer ceux qui attendent que « ça » va bientôt commencer. Puis sur un signe, la petite troupe est canalisée vers un « salon » (un cagibi, plutôt) où est installé un petit poste de télévision ; les parents les plus proches sont conviés à utiliser les quelques chaises qui s’y trouvent et bientôt, sur l’écran, apparaît le cercueil sur le point d’être introduit dans le four. Toute la « cérémonie » est là : pendant quelques secondes, les parents proches de la défunte (les autres, à défaut de trouver place dans le « salon », sont demeurés massés dans le couloir, embarrassés de leur corps) assistent à l’introduction du cercueil dans le four ardent dont les portes se referment aussitôt de manière automatique. Les employés des pompes funèbres se chargeront de remettre l’urne contenant les cendres à la famille, plus tard. Il n’y a donc plus rien à attendre, ce à quoi les participants vont peu à peu se résoudre… Ils traînent donc un peu, vaguement désorientés, entretenant des bribes de conversation comme pour faire durer ce qui n’a pas même eu lieu, puis, embarrassés et comme dépités, vaguement honteux ou gagnés par un sentiment de culpabilité indistinct, à s’être rendus complices de cet escamotage, ils s’esquivent, par petits paquets, à pas contraints, échangeant des salutations compassées, comme incrédules : ce n’était donc que ça ? En tendant l’oreille, on distingue un vague grondement – celui du four en pleine action, mais, bien sûr, aucune fumée noire ne se dégage plus d’aucune cheminée – un dispositif approprié rend l’opération même de l’incinération de la dépouille indétectable, abstraite… Il ne s’est rien passé, rigoureusement rien, nous ne savons plus que faire de nos morts, avec nos morts, nous ne savons plus nous en séparer dans les formes parce que la mort est devenue comme une obscénité sur laquelle la chape du silence et de l’oubli doit retomber instantanément. Il y a quelques années, lors de la crémation d’un être plus proche encore, il m’avait été du moins laissé la possibilité de dire quelques mots vengeurs, avant l’enfournement du cercueil, à propos des médecins apostats qui l’avaient abandonné à la mort.