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Origine : http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article110
Asimov
Isaac Asimov imagine, dans The Naked Sun une société
que le souci de protection et d’immunisation de la vie conduit
à pratiquer un si rigoureux isolisme des corps individuels
qu’elle peut être décrite comme collectivement
folle (1). Chez les Spaciens, donc, ces habitants de la planète
Aurore et parmi lesquels un détective terrien, Baley, est amené
à conduire un enquête sur un meurtre qui vient d’y
être commis, les individus vivent totalement séparés
les uns des autres « et ne se rencontrent en personne que dans
les circonstances les plus extraordinaires ». La notion même
d’une mise en présence des corps, d’un face à
face leur est infiniment désagréable ; ils communiquent
par l’intermédiaire de robots et de systèmes de
« vision » à distance. La proximité d’un
robot, indispensable au service de ces post-humains, est, elle, acceptable
– les robots ne sont pas des personnes. Toutes les relations
exigeant qu’un corps se trouve dans la proximité d’un
autre corps - une visite médicale, un rapport sexuel nécessaire
à la procréation… - sont donc réduites
au minimum. Pour les Spaciens, les derniers habitants de la planète
Terre qui ont conservé toutes sortes d’habitudes anciennes
peu ragoûtantes – parler aux gens en face à face,
fumer, se serrer la main… - sont des attardés : «
Pardonnez-moi, Monsieur Baley, dit l’un d’eux, mais quand
je me trouve effectivement en présence d’un être
humain, j’éprouve fortement l’impression que quelque
chose de visqueux va me toucher. Et, bien sûr, je fais tous
les efforts [que je peux] pour m’en écarter. C’est
vraiment très désagréable » (2). Insupportable
est, pour un Spacien l’idée d’avoir à respirer
dans la même pièce le même air qu’un autre,
non moins que d’avoir à serrer un main « infestée
de microbes terrestres ». L’idéal d’une telle
société étant de « se débarrasser
une fois pour toutes des derniers vestiges de la présence effective
», les enfants y sont élevés dans des «
fermes » destinés à cet usage et ignorent qui
sont leurs parents. L’immunisation affective marche donc au
même pas que celle des corps.
Les mariages sont conclus sur la base du programme génétique
des contractants, et lorsque deux personnes font une « promenade
» ensemble, c’est obligatoirement par « stéréovision
», à distance. La parabole imaginée par Asimov
est sans ambiguïté : en même temps qu’ils
sont devenus les maîtres de l’espace, ayant imposé
leur domination sur les « Mondes Extérieurs »,
ils se sont enfermés dans des dispositifs de protection destinés
à assurer la perpétuation de leur puissance, si hermétiques
qu’ils ont perdu toute emprise sur la réalité.
C’est une société de maîtres vivant entourés
de myriades de robots accomplissant toutes les tâches de la
vie courante (Asimov compare ces derniers aux ilotes de Sparte) qui,
tout à leur obsession de sanctuariser leur vie et leur domination,
ont perdu tout contact avec la vie effective. Ce qui va donc permettre
à Baley d’élucider le crime qui a été
commis, de pénétrer les arcanes de cette société
glacée, c’est qu’en sa qualité de terrien,
il a conservé prise sur la réalité, est capable
de travailler sur des traces et des indices, d’interroger un
suspect en tête-à-tête… Sa rusticité
barbare aux yeux des Spaciens (il nourrit, sur cette planète
aseptisée où il ne cesse de se heurter à des
robots interposés entre lui et les individus qu’il souhaite
interroger, une nostalgie des foules humaines qui se bousculent) va
lui permettre de dénouer les fils de l’énigme
criminelle et, par la même occasion, de faire la démonstration
de l’impasse dans laquelle s’est jetée la civilisation
en principe « supérieure » des Spaciens. Cette
fable est distinctement tournée contre les outrances immunitaires
des sociétés occidentales, tout spécialement
nord-américaines, contre la notion d’une défense
et promotion du « droit à la vie » coïncidant
avec la construction d’isolats toujours plus hermétiques,
de sphères ou bulles protectrices toujours plus stériles.
L’argument criminel de l’histoire imaginée par
Asimov attire l’attention également sur un autre facteur
: trop d’immunité est prometteur de retours de violence
inopinés, d’une violence aveugle qui laisse ceux qu’elle
atteint désarmés. Le « salut de l’humanité
» annoncé à la fin du roman passe par un retour
à la réalité en forme de « désimmunisation
» : il faut que les corps se touchent pour qu’ils se sachent
vivre, qu’ils se sentent vivre...
Associons librement : Une photo publiée en novembre 2006
par le New York Times montrait le vice-président des Etats-Unis
Dick Cheney en campagne électorale à travers le pays
: conduit à serrer une multitude de mains à cette
occasion, il s’était équipé d’un
dispositif de désinfection (une sorte d’évier
portatif) lui permettant de se purifier discrètement grâce
à une solution antiseptique. Pasteur n’a pas œuvré
en vain, même s’il n’imaginait sans doute pas
un prolongement aussi débilitant et grotesque de la guerre
à outrance qu’il avait déclarée aux microbes…
Bergman
Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, avec tant d’autres
œuvres (La Mort à Venise…) évoquent l’approche
de la mort et son pressentiment comme un moment de vive intensité
métaphysique et existentielle (3). Le sujet, sentant la mort
rôder, fait retour sur lui-même, s’immerge dans
son enfance et d’autres scènes clés de sa vie.
Il voit toutes les assurances fondées sur son statut social,
sur son bon renom s’écailler et est conduit, au fil
d’une série d’incidents et d’occasions
à faire retour sur le passé, à faire son examen
de conscience – sans que cette notion revête nécessairement
une signification religieuse : quel homme ai-je donc été
en vérité avec mes proches, pour eux ? Sur quels mensonges
mon existence s’est-elle développée ? Qui donc
ai-je offensé, fait souffrir, blessé ? A qui demander
pardon, que tenter de réparer, s’il en est encore temps
? Et encore : mes choix cardinaux ont-ils été les
bons, ont-ils résisté à l’épreuve
du temps ? Aux abords de la mort, le sujet se pose éventuellement
des questions métaphysiques immémoriales – quid
après, quel jugement, quelle délivrance ou bien quelle
expiation ? – mais il se pose surtout des questions morales
en relation avec le bilan qu’il peut dresser de son existence
et qui renvoient à sa capacité auto-réflexive
: qu’ai-je conduit à bien dans ma vie, qu’ai-je
raté, gâché, saccagé ? Le « sujet
» biopolitique obsédé par le souci de n’avoir
pas à subir une agonie pénible et douloureuse efface
de l’ horizon d’attente et de crainte des derniers moments
cette dimension morale et métaphysique. Ces questions qui
attestent jusqu’au bout la présence d’un sujet
moral, d’un sujet habité par le souci de soi, s’évanouissent
tandis que s’impose la maigre espérance terrorisée
– pourvu que ça ne dure pas trop longtemps ! Comme
elle a rapetissé, cette humanité qui ne sait plus
mourir, toute entière obsédée par la question
du « comment » (passer de vie à trépas)
sans trop endurer ? !
Brecht
Brecht, maître dialecticien, savait que la vie se reproduit
par cycle et qu’ainsi l’ancien doit mourir pour que
le nouveau puisse émerger et prospérer : « Il
y a toujours dans la vie quelque chose qui est en train de mourir.
Cependant ce qui meurt ne se résout pas purement et simplement
à mourir, mais lutte pour son existence, défend la
cause perdue de sa survie [c’est moi qui souligne, A.B.].
Il y a toujours d’autre part dans la vie quelque chose de
neuf qui est en train de naître. Mais ce qui s’éveille
à la vie ne se contente pas de venir au monde : cela blesse
et crie et affirme son droit à la vie [c’est moi qui
souligne] » (4). En insistant sur le trait à la fois
cyclique et agonistique de la vie (le nouveau ne peut venir à
la vie que dans un affrontement avec l’ancien qu’il
pousse vers la mort), Brecht interpelle rudement cette conception
implicite du vivant qui tend à prévaloir de nos jours
selon laquelle toute forme de vie doit être conservée
et protégée. On pourrait désigner cette figure
contemporaine comme celle de la patrimonisation du vivant dont le
propre serait de rejeter tout principe de hiérarchisation
de ce qui vit – exactement de la même façon que
la « patrimonisation » du passé se manifeste
à la fois par la reconnaissance d’une « valeur
d’ancienneté » (A. Riegl) aux vieilles pierres
et par l’égalisation de principe des valeurs patrimoniales
accordées à un château de la Renaissance, aux
vestiges d’un camp romain et à une ruine industrielle
du XIX° siècle (5). La « patrimonisation »
du vivant va notamment se manifester sous la forme du rejet indigné
de toute espèce de hiérarchisation des valeurs respectives
du nouveau et de l’ancien (du jeune et du vieux) – une
notion immédiatement associée au pire des approches
« sélectionnistes » du vivant.
De ce point de vue, nos sociétés se situent très
exactement aux antipodes de celle dont l’écrivain japonais
décrit le principe dans La Ballade de Narayama : en effet,
selon cette fable imaginée par le romancier Shichirô
Fukazawa, reprise au cinéma par Shohei Imamura, , la disparition,
non pas naturelle mais forcée, de l’ancien (les vieillards
contraints à aller mourir dans la montagne) est la condition
absolue pour que puissent vivre (se nourrir) les générations
montantes (6). Dans ce village imaginaire, une règle morale
impérieuse prévaut : la vie vieillissante doit s’effacer
pour que la vie commençante puisse faire valoir ses prérogatives.
Le vieil homme qui refuse de céder la place, le fils trop
attaché à sa mère qui rechigne à l’accompagner
sur la montagne agissent en criminels, en destructeurs des fondements
de la société. Le prix (la valeur) de la vie est indissociable
de cet effet de dramatisation produit par l’affrontement cyclique
et perpétuel du « jeune » et du « vieux
» dans cette société. La règle qui y
prévaut, totalitaire si l’on veut, mais fondée
sur un principe de perpétuation et d’entretien de la
vie (même si celui-ci inclut une dimension du sacrifice perpétuel,
du partage sans cesse renouvelé entre ce qui doit vivre et
ce qui doit mourir) renvoie naturellement à une contrainte
structurelle – la rareté des produits alimentaires
dont dispose la communauté, l’absence de tout surplus
– d’où une véritable divinisation du riz,
élément de base de la survie de la communauté
villageoise.
Dans nos sociétés, au contraire, où cette contrainte
draconienne de la rareté a été surmontée
et où, à l’inverse, nous croulons sous les surplus
et sommes soumis à une condition étourdissante de
prolifération des objets, cet empêchement portant à
la hiérarchisation des formes de vie a été
levé et s’y est substitué progressivement un
principe de mise en équivalence généralisé
(le même au fond que celui qui prévaut dans le domaine
de la culture, voire dans le système des objets – un
fétiche inca « vaut bien » un tableau de Liechtenstein,
certains « craquent » pour une voiture de sport, d’autres
pour un bijou, d’autres pour un chapeau texan porté
un jour par James Dean). Selon ce principe même, au lieu que
l’ancien doive être abandonné à son sort
(laissé mourir) ou sacrifié (fait mourir), il devra
être entouré de davantage de soins que le nouveau,
pour la simple raison qu’il est plus fragile, plus exposé.
Au sacrifice vertueux des vieillards pratiqué dans la société
« terrible » qu’évoquent les faux chants
traditionnels de Narayama s’opposera donc, dans nos sociétés,
le culte du grand âge, équivalent, dans le domaine
du vivant humain, du culte des monuments analysé dès
le début du siècle dernier par Aloïs Riegl. Sur
ce point, d’une manière bien singulière , la
position de l’hégélo-marxiste Brecht (dont la
« fable » a naturellement pour milieu l’Histoire,
cette Histoire du XX° siècle « terroriste »
-A. Kojève dixit- , car son principe est qu’en effet,
l’accouchement du nouveau repousse l’ancien dans de
violentes convulsions) recoupe celle du néo-romantique et
post-fasciste Yukio Mishima. Pour celui-ci, en effet, la forme démocratique
qu’imposent les Américains au Japon après la
Seconde Guerre mondiale voue cette société à
la décadence et à l’épuisement de ses
forces vitales. Ce n’est pas seulement que la démocratie
nivelle les individus, érode les différences vitales
entre les uns et les autres ; c’est surtout qu’en coïncidant
avec l’idéal par défaut du monde en paix, elle
dissout l’horizon de la mort (constituant métaphysique
de toute existence humaine) et fait de la promotion de la vie une
priorité absolue : « L’axiome de l’ère
démocratique est qu’il vaut mieux vivre le plus longtemps
possible (…) La société moderne oublie constamment
la signification de la mort. Non, elle ne l’oublie pas, elle
l’évite. Rainer- Maria Rilke a dit que la mort de l’homme
s’était rapetissé », insiste Mishima (7).
Cette priorité absolue accordée à la vie, cette
surexposition de la vie a pour effet que « l’instinct
de mort de la jeunesse », indissociable pour lui, de sa disposition
à entreprendre de grandes actions, se trouve violemment et
constamment réprimé. Les jeunes gens ne peuvent plus
aspirer que d’une manière toute « abstraite »
à la mort – la guerre faisant désormais, au
Japon, l’objet d’un tabou rigoureux. C’est donc
la religion de la vie qui l’a emporté, une religion
ennuyeuse et médiocre, qui est celle de tous ceux qui ont
atteint l’âge adulte : « Quant aux hommes qui
ont atteint le milieu de leur vie, plus ils disposent de temps,
plus ils en passent à se tourmenter dans la peur du cancer
» (8). Le culte de la paix, conçue comme un dispositif
général de non-exposition à la mort, inaugure
une période dévolue à la vieillesse. Or, que
sont les vieillards, si ce n’est des morts vivants ? Nos sociétés,
donc, dans les pays riches, sont en train de devenir des mondes
de morts vivants, des mondes peuplés de vieillards incapables
d’admettre qu’il est temps de mourir. Le « vieillard
» n’est pas ici nécessairement identifié
à un âge, il est, dans cet esprit, un type social ou
culturel et une « société de centenaires »,
comme tend à l’être de façon croissante
le Japon, n’est pas seulement une société qui
compte de nombreux centenaires : elle est surtout un monde conquis
par des idéaux de longévité qui écartent
les valeurs créatrices de la jeunesse, ses impulsions, son
goût pour les ruptures et le risque, et multiplie les dispositifs
pacificateurs, les enveloppes protectrices. Un tel monde compte
d’innombrables « vieillards » dans la fleur de
l’âge et quelques « jeunes » octogénaires
(des artistes, souvent) incarnant le refus opposé au «
devenir zombi » qui est la règle dans ce type de société
- des morts vivants asservis par le travail à perpétuité.
Brontë
Dans le roman d’Emily Brontë, Wuthering Heights, chef
d’oeuvre du romantisme noir, une figure pleine d’humanité
émerge parmi tant de profils inquiétants, voire franchement
sinistres – celle de l’ « excellente narratrice
», Mme Dean, la gouvernante qui, constamment, s’efforce
de tempérer les affrontements entre les différentes
parties en présence – en guerre, plutôt. C’est
elle pourtant qui, se rappelant la mort prématurée
d’un des personnages, à peine sorti de l’enfance,
évoque en ces termes les dispositions dans lesquelles elle
fut le témoin de cette disparition : « C’est
le plus mal venu des avortons maladifs qui aient jamais lutté
pour tenir à la vie. Heureusement [c’est moi qui souligne,
A. B.] que selon les prévisions de M. Heathcliff [le personnage
central du roman, figure proprement démoniaque], il n’atteindra
pas sa vingtième année. Vraiment, cela m’étonnerait
qu’il voie le printemps ? Et s’il partait, ce ne serait
pas une lourde perte pour sa famille [c’est moi qui souligne]
» (9). On peut dire sans exagération, je crois, que,
vue et entendue de l’intérieur de notre « bocal
» humanitaire, immunitaire, une telle réflexion, énoncée
comme en passant par la bonne Ellen Dean, nous est devenue aussi
étrangère, horrifique et barbare que le plus exalté
des discours de Hitler. On pourrait désigner cet effet de
séparation d’avec un autre régime discursif,
cet effet d’extranéation (devenir-étranger)
comme la manifestation pure de notre condition de poissons rouges
: nous ne comprenons absolument pas ce qui se passe dans les autres
bocaux dont nous voyons pourtant tout ce qui s’y dit et s’y
passe, par transparence ; ceci parce que nous partageons l’illusion
tenace d’habiter un milieu discursif homogène et fluide
où tout communique avec tout.
1- Face aux feux du soleil, op. cit. supra.
2- Ibidem, p. 151.
3- Les Fraises sauvages, films de Ingmar Bergman, avec Victor Sjöström,
Bibi Anderson, Ingrin Thulin…, 1957.
4- Bertolt Brecht : Me-Ti – Livre des retournements, L’Arche,
1978.
5- Alois Riegl : Le culte des monuments, traduit de l’allemand
par Jacques Boulet, L’Harmattan
6- Shichirô Fukazawa : Narayama (1956), traduit du japonais
par Bernard Frank, Gallimard, « L’Imaginaire »,
19 ; également, le film que Shohei Imamura a tiré
du roman, sous le titre La Ballade de Narayama (1983).
7- Je cite ici Mishima d’après Stéphane Nadaud
: Manuel à l’usage de ceux qui veulent réussir
leur [anti]Œdipe, Fayard, 2006.
8- Ibid.
9- Wuthering Heights (Les Hauts de Hurle-Vent), traduit de l’anglais
par Frédéric Delebecque, Le Livre de poche, 1995.
Abécédaire du "droit à la vie"
2 Alain Brossat
janvier 2011
Origine http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article113
Gracq
Décembre 2007 : Julien Gracq vient de mourir, quasi-centenaire,
à l’orée de la nouvelle année. La radio,
ayant rappelé le Goncourt mémorablement refusé,
pour Le Rivage des Syrtes, nous apprend incidemment que le dernier
livre lu par le grand homme et retrouvé corné sur
sa table de nuit fut – horribile dictu – le best-seller
industriel de BHL – Ce grand cadavre à la renverse.
Eprouvante information d’où se déduirait, éventuellement,
le précepte suivant : Plutôt mourir anonyme, dans la
fleur de l’âge, fauché par une rupture d’anévrisme,
un roman de Julien Gracq à la main, que grand écrivain
quasi-centenaire, mais suffisamment diminué pour s’adonner
à une lecture aussi débilitante que celle de ce chef
d’œuvre célébré par les gazettes
!
Illich
C’est une expérience tout à fait singulière
que de lire ou relire aujourd’hui Némesis médicale
– l’expropriation de la santé, d’Ivan Illich,
publié en 1975, un livre abondamment commenté en son
temps, adressé à un large public, un livre qui, surtout,
exprimait alors une sensibilité critique répandue
dans les pays développés, même si elle demeurait
minoritaire (10). C’est en effet une sorte de stupeur mêlée
d’incrédulité qui, aujourd’hui, saisit
le lecteur de cet essai, comme s’il nous provenait d’un
monde non seulement très éloigné, mais tout
autre, une terre inconnue, un monde perdu – une sorte de Dinotopia
de la santé, la médecine, de la « vie ».
L’essayiste mexicain, au sommet de sa notoriété
alors, quelque peu oublié aujourd’hui, y énonce
un diagnostic qui nous est aujourd’hui devenu à peu
près inaudible : notre temps est celui d’une «
industrialisation » de la santé, d’une médicalisation
intense de la vie ; les sociétés développées
connaissent une véritable « invasion médicale
», la médecine y est devenue « un atelier de
réparation et d’entretien destiné à maintenir
en état de fonctionnement l’homme usé par une
production inhumaine » (11). L’homme contemporain, dans
ces sociétés, est devenu, de part en part, un «
assisté » médical, nous nous y transformons
en « un peuple consommateur de santé ». Cette
nouvelle condition de dépendance à l’égard
du dispositif médical renvoie à la puissance de cette
apologétique de la médecine qui proclame que c’est
à elle que nous devrions l’augmentation croissante
de l’espérance de vie depuis le XVIII° siècle.
Or, il n’en est rien : le premier des facteurs qu’il
convient de mentionner ici est l’évolution de l’environnement
général, incluant le mode de vie et des facteurs tels
que le traitement des eaux, l’usage du savon, l’installation
de fosses septiques… Pour le reste, les soins médicaux
ne sont pas seulement inutiles, le plus souvent ; l’ «
impact négatif » de l’entreprise médicale
« constitue l’une des épidémies les plus
envahissantes de notre temps ».
La médicalisation de la société, de la vie,
ce processus de « iatrogenèse » propre aux sociétés
développées, peut être définie comme
une véritable « épidémie » : «
c’est la médecine actuelle qui rend la société
plus malsaine ». Illich énonce ce jugement global et
péremptoire à propos des effets de cette emprise globale
exercée par la médecine sur la vie de tous et chacun
à une croisée des chemins : son diagnostic (si l’on
peut dire) se formule aux derniers instants d’une séquence
longue dans laquelle le mode de problématisation des méfaits
de la médecine ou plutôt du processus de médicalisation
est parfaitement homogène à celui que formule Rousseau,
plus de deux siècles auparavant. Mais c’est là,
avec Illich, un « long discours » qui jette ses derniers
feux : il nous est, aujourd’hui, devenu absolument étranger,
non pas tant pour l’accord ou le désaccord qu’il
susciterait, mais, plus radicalement : nous ne pouvons plus l’entendre
que comme une « curiosité » issue d’un
topos dont nous sommes radicalement séparés, comme
le serait, disons, une argumentation en faveur du rétablissement
de la torture dans le cadre des procédures judiciaires ou
en faveur de la re-criminalisation des blasphèmes. Illich
écrit sur ce seuil où une alternative globale - culturelle
et politique - à la mise en équivalence de la médicalisation
de la société et à la défense et promotion
de « la vie » peut encore être énoncée
et promue. Une alternative devenue particulièrement inaudible
aujourd’hui, pour autant qu’elle met l’accent
sur un projet global de promotion de l’autonomie : «
garantir aux gens plus de libertés pour faire les choses
eux-mêmes », ce qui, en matière de santé,
veut dire : résister à la surmédicalisation,
prendre ses propres responsabilités face à la maladie,
récuser le « soin-marchandise », concevoir que
la « suppression institutionnelle » de la douleur créé
des conditions de dépendance à l’appareil médical
et pharmaceutique sans cesse accrues ; accepter la mort comme une
dimension de la vie – bref, en matière de santé
comme en toute autre, « respecter les ressources inattendues
de l’action personnelle ». L’enjeu de ce texte,
de la disparition pour nous de ses conditions même de possibilité,
c’est la question du pli : (de) là où Illich
écrit ce livre, il est encore possible d’être
pris au sérieux lorsqu’on prononce des sentences telles
que : « Il est de plus en plus difficile de vieillir dans
l’indépendance (…) Que les médecins contemporains
le veuillent ou non, ils se conduisent en prêtres, en magiciens
et en agents du pouvoir politique » ; le pli, c’est
ce au-delà de quoi un tel énoncé, de «
discutable », c’est-à-dire ouvert à la
discussion, se transforme en pure et simple excentricité,
voire en symptôme d’une pathologie avérée.
Le pli nous rend sensible à la question de l’irréversible
: si les « verdicts » d’Illich à propos
de cette « société morbide » qui exige
une « médicalisation universelle » ont toutes
les chances d’apparaître aux contemporains comme de
pures vaticinations, c’est que nous sommes enveloppés
par l’irréversible de la médicalisation et de
son corollaire, le « droit à la vie ». Illich
avance, dans Némesis médicale, diverses « propositions
» qui, relues et réinterprétées aux conditions
du « droit à la vie », apparaissent comme relevant
d’un nihilisme extravagant confinant parfois à la perversité
– alors même que l’esprit qui les inspire est
celui d’une projet néo-libertaire fondé sur
le redéploiement des enjeux de l’autonomie, soit un
projet relevant distinctement d’une position philosophique
et politique : dénonciation de la puissance croissante de
la « biocratie », médicalisation de la vieillesse,
de l’acharnement à faire vivre vieux, de l’abus
des « dépistages » qui « transforment des
gens se sentant bien portants en patients anxieux », conversion
du malade en « matière première pour l’avancement
de la science médicale », « aliénation
de la douleur », promotion d’un « droit civique
» à mourir sous traitement médical, élimination
de la mort naturelle », etc.
Les paradigmes biopolitiques de la protection de la vie, de sa nécessaire
mise sous tutelle sont devenus des donnés, des évidences
si enveloppantes que la problématisation de l’opposition
entre la disposition de soi-même par l’individu considérée
comme une valeur éminente et cette présomption de
la médecine qui la conduit à « engager une lutte
pour le salut de l’humanité » apparaît
sans objet. Comme si ces questions avaient été «
réglées » par le procès de la civilisation,
au même titre que celle des disettes, des épidémies
de peste ou des guerres de religion (en Occident). Lorsque Illich
énonce que plus se globalise la « médicalisation
de la vie », plus la question de la maladie tend à
se « dépolitiser », nos contemporains ouvrent
de grands yeux : et en quoi diable la maladie serait une question
politique ??! Une telle question a aujourd’hui à peu
près autant de chance d’être entendu que la proposition
(stoïcienne) qui affirmerait : la retraite (au sens contemporain
du terme), ça sert à se préparer à la
mort, se préparer à mourir dignement – au sens
que Sénèque (par opposition à de Closets) donne
à ce terme.
Kouchner
La particularité du « droit d’ingérence
humanitaire » dont s’est fait l’avocat Bernard
Kouchner, récemment encore, à l’occasion des
inondations catastrophiques qui ont frappé la Birmanie (printemps
2008) est de rendre indistinctes les logiques de l’humanitaire,
fer de lance d’une supposée politique des Droits de
l’Homme, de celles de la guerre et de la politique (néo-impérialiste)
de la canonnière. Au nom de la « morale internationale
» (concept nébuleux, s’il en fut), au nom de
l’extension à l’échelle collective du
délit de « non-assistance à personne en danger
», au nom d’une supposée injonction, adressée
(par quelle instance – morale, politique, religieuse ?) aux
puissances occidentales d’avoir à protéger la
vie en tous lieux et toutes circonstances, il s’agit d’accorder
un blanc-seing renouvelé à une politique de présence,
d’intervention, d’occupation qu’il est bien difficile
de détacher de la « grande » tradition colonialiste
et impérialiste occidentale - lorsque les Etats-Unis et la
France envoient des navires militaires aux abords des côtes
somaliennes ou birmanes, il n’est pas nécessaire d’avoir
l’esprit très mal tourné pour opérer
des rapprochements avec d’autres situations dans lesquelles
des corps expéditionnaires occidentaux se frayèrent
un chemin de vive force sur le sol asiatique, en Cochinchine, en
Chine, en Birmanie même…
L’efficace du motif du « droit à la vie »
est ici distincte, elle est distinctement placée au service
de cette politique interventionniste rebaptisée de l’euphémisme
« ingérence ». Bernard Kouchner écrit
: « A la question Faut-il les laisser mourir ? » , nous
avons jadis clairement répondu par la négative. Durant
quarante ans, les French doctors ont franchi les frontières
au péril de leur vie ou de leur liberté pour secourir
les victimes des catastrophes naturelles ou des conflits armés
» (13). Le nom de « la morale » occupe ici distinctement,
dans le dispositif général de l’ingérence
humanitaire, le rôle d’une pompe à légitimité,
alimentant une politique visant à s’asseoir sur les
souverainetés nationales et à autoriser les interventions
militaires de convenance ; les puissances occidentales occupant
naturellement la fonction de « gardiennes de la vie »
(sic), Kouchner s’indigne, dans la même tribune, de
ce que les différentes dispositions adoptées par l’ONU
et statuant sur ces questions ne permettent pas à des corps
expéditionnaires occidentaux de débarquer en Birmanie
pour sauver des vies humaines envers et contre l’abandon pratiqué
par les généraux de la junte. L’appel à
l’émotion, le registre de l’indignation sont
ici (comme lors de l’affaire de la répression par le
pouvoir chinois des émeutes au Tibet, au printemps 2008 aussi)
mobilisés pour donner corps à l’évidence
d’un « droit » dont le propre est d’être
dépourvu de toute consistance juridique : un droit que s’arrogeraient
certaines puissances à user de violence contre d’autres
au nom du « droit à la vie » (le plus souvent
formulé sur un mode inversé – comme devoir de
« ne pas laisser mourir »). Un « droit »
de va-t-en-guerre, qu’une spécialiste de ces questions
dénonce dans des termes dépourvus d’ambiguïté
: « Les mots ‘responsabilité de protéger’
ne doivent pas (…) cacher la violence que recouvre ce principe.
Il s’agit de forcer militairement l’entrée dans
un pays qui s’y refuse » (14). Plus précisément,
il s’agit pour les puissances tentées de s’arroger
un tel droit, de court-circuiter les procédures habituelles
destinées à autoriser des interventions extérieures
dans des conflits internes à des pays ou entre des pays (Bosnie,
Kurdistan, Afghanistan…), lesquelles passent par l’ONU,
le Conseil de Sécurité… en rétablissant
cette sorte de « droit moral » traditionnel par lequel
un plus fort impose ses décisions à un plus faible.
Contre toute attente, donc, il apparaît ici que la rhétorique
des Droits de l’Homme et le droit du souverain le plus décomplexé
sont susceptibles d’accorder parfaitement leurs violons…
On ne s’étonnera donc pas d’entendre Bernard
Kouchner évoquer, au nombre des actions destinées
à sauver les affamés et protéger les réfugiés,
l’opération Turquoise conduite par l’armée
française au Rwanda, au lendemain du génocide de 1994
et dont il est avéré qu’elle eut notamment pour
fonction d’ « exfiltrer » des acteurs et des complices
du génocide. Ce que le « droit d’ingérence
» et le « droit à la vie » ont en commun,
c’est leur caractère « flottant » qui les
établit dans des zones indéterminées entre
la morale, le droit à proprement parler, la politique, voire
la religion. Du coup, ils se trouvent disponibles pour toutes sortes
d’usages ciblés qui, eux, relèvent des registres
les plus traditionnels de la Raison d’Etat, des jeux de puissance,
de la mobilisation du sentiment de supériorité morale
au service de l’intérêt particulier… Là
où le nom du droit s’avère si indistinct, son
idéologisation est courue d’avance (ce n’est
pas pour rien que cette supposée politique des Droits de
l’Homme, donc fondamentalement désintéressée
dans son principe, se dit-on, redonne tout son sens et toute sa
force à la notion traditionnelle de « protectorat »
- le Kosovo et l’Afghanistan comme protectorat de l’OTAN
et des Nations Unies, L’Irak comme protectorat des Etats-Unis
et de leurs alliés… Dans chacun de ces cas, l’accent
a été placé, lorsque les interventions se sont
mises en place, sur la protection des populations menacées
par des forces, étatiques ou non, dont l’action violente
mettait en péril leur intégrité. Dans certains
cas, la mission consistant à « protéger la vie
» de ces populations est, globalement, remplie (la population
albanaise du Kosovo, soustraite à la violence exercée
par le pouvoir de Belgrade), dans d’autres, elle échoue
(une violence se substitue à une autre, en Irak, la violence
des protecteurs surpassant celle des oppresseurs déchus).
10- Ivan Illich : Nemesis médicale, l’expropriation
de la santé, Points-Seuil, 1975.
11- Ibid. p.
12- Ibid. p.
13- Bernard Kouchner : « Morale de l’extrême
urgence », Le Monde, 20/05/2008.
14- François Bouchet-Saulnier : « Désastres,
droit d’ingérence et souveraineté des Etats
», Le Monde, 22/05/2008.
Abécédaire du "droit à la vie"
3
16 janvier 2011 par Alain Brossat
http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article114
Nietzsche
Nietzsche n’a pas du tout (encore) basculé dans la
folie, lorsqu’il livre, dans Le crépuscule des idoles,
ces « divagations d’un inactuel » : « Morale
à destination des médecins. Le malade est un parasite
de la société. Réduit à un certain état,
il est inconvenant de vivre plus longtemps encore. Continuer à
végéter dans un état de lâche dépendance
à l’endroit des médecins et des pratiques médicales,
après que le sens de la vie, le droit à la vie (das
Recht zum Leben) s’est perdu – voilà qui devrait
susciter, de la part de la société, un mépris
profond. Les médecins, pour leur part, devraient se faire
les interprètes de ce mépris – plutôt
qu’établir des ordonnances, ils livreraient chaque
jour à leur patient une nouvelle dose de dégoût
que celui-ci leur inspire… Créer une nouvelle responsabilité,
celle du médecin, pour tous les cas où l’intérêt
le plus élevé de la vie, de la vie ascendante, exige
que l’on se débarrasse de la vie dégénérescente
de la manière la plus décidée – et ceci
en faveur du droit à procréer, à venir au monde,
du droit à vivre (das Recht zu leben). Mourir avec panache,
s’il n’est plus possible de vivre avec panache…
» (15)
Nietzsche n’est pas fou lorsqu’il écrit ces
lignes, mais l’écart criant qui s’affiche entre
ce développement et nos propres modes d’appréhension
des questions « de vie et de mort » a pour effet que
nous sommes portés à les associer à une forme
de déraison – bien au delà du simple «
excès ». Nietzsche, aussi bien, anticipe sur cet effet
de déchirement entre son propos et nos propres modes discursifs
en inscrivant ironiquement son propos dans le registre de la «
divagation ». Le « droit à la vie » est
ici invoqué, on le voit, sur un mode rigoureusement opposé,
adverse à l’acception aujourd’hui reçue
: il est sélectif, lié à l’affirmation
d’une puissance apte à s’individualiser et d’une
valeur propre. On peut se simplifier l’existence, bien sûr,
en statuant que cette version du « droit à la vie »
a été emportée dans le tourbillon sanglant
du délire nazi… Mais Nietzsche ici, ne parle pas d’eugénisme
ni de sélection, son propos ne se situe pas au plan d’une
politique de la race ou de l’hygiène sociale –
il énonce sur un mode volontairement excessif, hyperbolique,
cynique, si l’on veut, une maxime de vie personnelle. C’est
le sujet individuel qu’il exhorte à statuer sur sa
propre condition, dans l’horizon du partage entre le vivre
– qui ne peut se dissocier d’une qualité, d’une
valeur propre – et le mourir en tant qu’issue inéluctable.
Dans cette sorte d’ordonnance philosophique, notre «
divaguant » n’incite pas du tout ce sujet à remettre
sa vie déclinante entre les mains des médecins (qui
ne peuvent, en l’occurrence, que jouer un rôle de «
transmetteurs », d’intermédiaires (Vermittler),
mais au contraire à s’émanciper de toutes dépendance
en transfigurant cette condition qui le surplombe ( ce qui le destine
à la mort) en démonstration en faveur de l’autonomie
– une démonstration inscrite dans la dimension éthique
et esthétique à la fois – en mourant «
en beauté », avec cran (« Auf eine stolze Art
»), plutôt qu’en se survivant à la condition
de dépendances multiples, plutôt qu’en se cramponnant
à une vie diminuée, toujours plus déclinante,
dominée donc par les affects réactifs – la peur,
le dégoût, la tristesse… Selon cette perspective,
le « droit à la vie » s’entend comme ce
qui s’affirme plutôt qu’il ne se défend
ou se protège et réclame des soutiens. Cette auto-affirmation
est mise en œuvre d’une puissance qui est d’un
tout autre type qu’une force brute ou un mouvement violent
: la pure affirmation d’un sens, d’une valeur, d’une
qualité. Lire Nietzsche littéralement, au premier
degré de ses énoncés, c’est oublier qu’une
philosophie, non moins qu’une œuvre littéraire
ou cinématographique, ne peut trouver sa tournure propre,
sa forme originale, qu’à la condition de se doter d’un
style et d’un visage propre. Le style de Nietzsche, c’est
notamment cet art infaillible de susciter l’indignation des
sots. La silencieuse ironie qui parcourt ce texte, pourtant, porte
bien au delà du sarcasme et de l’imprécation
: c’est le sens du mot « vie » qui y est rehaussé,
c’est « la vie » qui y est appelée à
se renouveler en retrouvant la source du sens – de ce qui
la dote de sens. Non pas tout simplement la vie « valant d’être
vécue », mais valant par ce qu’elle affirme –
« eine stolze Art zu leben »…
Rousseau
Rousseau, bien évidemment, lorsqu’il remet ses cinq
nouveaux nés aux Enfants trouvés, est totalement étranger
à tout mode de problématisation de cette conduite,
de ce choix en termes de « droit à la vie ».
Il justifie ainsi, en substance, son choix (dans Les Confessions)
: vu mon mode de vie changeant et accidenté, je n’aurais
pas été en mesure d’élever convenablement
ces enfants, ils se sont donc trouvés bien mieux à
être ainsi pris en charge par l’Etat. La part, criante,
de la mauvaise foi entrant en compte dans cette justification une
fois faite, demeure ceci : la question de savoir quel est le taux
de mortalité des enfants, disons, de zéro à
trois ans, dans cette aimable institution, comparé au taux
moyen dans la société (dans une grande ville, à
la campagne…) ne lui vient pas à l’esprit. Or,
une telle question s’imposerait à nous avec insistance,
à supposer que nous nous trouvions confrontés à
un choix semblable. C’est que ce type de raisonnement indexé
sur le paradigme général du « droit à
la vie » et incluant toutes sortes de savoirs, de procédures
de vérité, de calculs et de modes d’énonciation
formés dans l’horizon de la « santé »
, de l’hygiène et de l’espérance de vie
entre désormais nécessairement en composition dans
toute espèce de pensée que nous sommes susceptibles
de former à propos d’un tel objet. D’ailleurs,
Rousseau qui se faisait toutes sortes de scrupules à propos
du destin des sociétés humaines et fut le promoteur
de l’éducation naturelle ne s’est sans doute
jamais demandé combien, parmi ses cinq enfants, ont franchi,
aux Enfants trouvés, le cap de leurs trois ans ; alors même
qu’il n’est sans doute aujourd’hui pas une seule
mère ayant donné naissance sous X qui ne s’interroge,
de manière plus ou moins lancinante, sur le destin de l’enfant
qu’elle a abandonné, sur le tour qu’a pris sa
vie. Ceci étant noté non pour faire de Jean-Jacques
un monstre (et participer ainsi rétroactivement au «
complot » qu’il dénonce aux derniers chapitres
des Confessions), mais pour relever combien la façon dont
l’évidence du « droit à la vie »
telle qu’elle s’impose à nous est située,
relative à une condition historique et culturelle singulière.
Mais au reste, s’interrogent quelques spécialistes
soupçonneux : ces enfants « confiés »
de Jean-Jacques et Thérèse ont-ils jamais existé
ailleurs que dans son imagination ?
Semmelweis
De Philip Ignaz Semmelweis (1818-1865), ce médecin autrichien
d’origine hongroise qui, le premier, découvrit la causes
de la fièvre puerpérale, fléau d’époque
fatale à tant de parturientes, et qui, pour cette raison
même fut violemment rejeté et constamment calomnié
par le corps médical de son temps, on pourrait être
porté à dire ceci : il est bien cette sorte de Juste,
immolé sur l’autel de l’arrogance et de l’obscurantisme
savants qui, plus que quiconque, s’activa (jusqu’à
en devenir fou de douleur et de mélancolie) à faire
reconnaître le droit à la vie des femmes, en tant que
futures mères. C’est Louis-Ferdinand Céline
qui, dans la thèse de médecine qu’il lui consacra
en 1924, écrit : « Il nous a tout donné, il
s’est dépensé cent fois pour que nous soyons
moins malheureux, plus vivants [c’est moi qui souligne], et
cent fois, les savants, les pouvoirs publics de son temps ont refusé
avec une cruauté, une sottise inexpiable les dons admirables
de son génie » (16). Ce à quoi Jean-Marc Fick,
un historien de la médecine, ajoutait plus récemment
: « Grâce à ce que Semmelweis a découvert
et à ce qu’il a permis de faire découvrir, l’espoir
de vie [c’est moi qui souligne] des humains a augmenté
dans une proportion qu’aucune découverte n’a
approchée » (17). Ces formules nous incitent fortement
à voir en cet homme (dont les mérites, tardivement
reconnus, sont suffisamment éclatants pour que l’Université
de Budapest ait reçu son nom) une sorte de prophète
désarmé du « droit à la vie »,
l’incarnation même du « droit à la vie
» en son instant le plus lumineux – celui, précisément
où se forge l’alliance entre le savoir par expérimentation,
l’esprit de progrès hérité des Lumières,
et une morale du dévouement à autrui. Cet instant
serait, aussi, où se forme ce pli : c’est dans l’horizon
de la santé, du déploiement des potentialités
de la médecine (malgré tout : Semmelweis, seul contre
tous, n’en est pas moins chirurgien et obstétricien)
que prend son essor le « droit à la vie » , bien
davantage que dans celui de la vie politique ou du combat social
(dans le prolongement du « droit à l’existence
» proclamé par Robespierre)...
Précédant Pasteur de quelques décennies, mais
« vaincu de l’Histoire » autant que le découvreur
du vaccin contre la rage appartient au camps des vainqueurs de la
Science nationale, Semmelweis est l’un des premiers à
tracer ce sillon dans lequel le « droit à la vie »
va germer et croître du côté du sanitaire et
du médical davantage que de celui des luttes politiques et
des revendications sociales. Il est, du coup, d’autant plus
remarquable que le motif premier de son action, une « croisade
» engageant toute sa vie, toutes ses forces jusqu’au
désespoir, à l’abandon et à un quasi-suicide
ne soit pas formulé par lui-même en termes de «
droit à la vie ». C’est certes au nom de la vie
que Semmelweis s’engage dans la lutte du pot de terre contre
le pot de fer pour contraindre les étudiants en médecine
qui pratiquent des touchers utérins sur les parturientes
à se laver les mains avec une solution de chlorure de chaux,
mais c’est avant tout au nom de la vérité, c’est-à-dire,
dans l’esprit de son temps (ou plutôt dans le topos
discursif où s’établit cette séquence)
de la Science qu’il s’engage dans ce combat à
mort contre le préjugé et la suffisance de la corporation
médicale : « Le destin m’a choisi, écrit-il,
pour être le missionnaire de la vérité [c’est
moi qui souligne] quant aux mesures qu’on doit prendre pour
éviter et combattre le fléau puerpéral. J’ai
cessé depuis longtemps de répondre aux attaques dont
je suis constamment l’objet ; l’ordre des choses doit
prouver à mes adversaires que j’avais entièrement
raison sans qu’il soit nécessaire que je participe
à des polémiques qui ne peuvent désormais servir
en rien aux progrès de la vérité [c’est
moi qui souligne, A. B.] ». Ce qui fait donc l’objet
du litige entre Semmelweis et ses collègues, ces directeurs
de cliniques engoncés dans leurs routines ( des services
où les femmes en couches meurent dans des proportions variables
allant de 20% en temps ordinaires à 97% en temps d’épidémie
puerpérale), ces étudiants en médecine qui
considèrent comme une vexation insupportable d’avoir
à se laver les mains après avoir disséqué
des cadavres – se trouve donc inscrit, en premier lieu, dans
l’horizon du savoir et de l’autorité qui s’y
rattache, des procédures par lesquelles s’établit
une connaissance vraie. Le malheur de Semmelweis est que les certitudes
auxquelles il va parvenir en combinant la méthode hypothético-déductive
à l’observation sont totalement étrangères
à l’esprit scientifique (médical) de ses collègues
et de l’institution au sein de laquelle il s’active.
Pour le reste, naturellement, c’est bien « la vie »
qui constitue l’enjeu de ce pathétique affrontement
(seul contre tous) autour de la fièvre puerpérale.
Comme le note Céline (futur ange de la mort nazie, encore
un paradoxe amer de cette scène), « Semmelweis puisait
son existence à des sources trop généreuses
pour être bien compris par les autres hommes. Il était
de ceux, trop rares, qui peuvent aimer la vie dans ce qu’elle
a de plus simple et de plus beau : vivre [c’est moi qui souligne,
A. B.]. Il l’aima plus que de raison » (18). Ce n’est
donc pas une approche de « la vie » indexée sur
le droit qui met Semmelweis en mouvement et le conduit à
s’exposer pleinement dans un combat inégal contre la
bêtise savante, mais une impulsion affective : l’amour
de la vie et, par conséquent, son envers, la détestation
de la mort injuste, de ce fléau infligé à de
femmes par le préjugé de ses collègues –
la vie deux fois mutilée – celle de ces femmes, généralement
jeunes et d’origine populaire qui meurent en couches dans
les cliniques publiques de Vienne, celle des enfants qui perdent
leur mère à la naissance : « Il [Semmelweis]
avoue à Markusovski, l’une des rares personnes qui
ne soit pas hostile dans son milieu, qu’il ne peut plus dormir,
que le son de la clochette qui précède le prêtre
apportant le viatique, est entré pour toujours dans la paix
de son âme » (19). Il ne s’agit donc pas de proclamer
le droit à la vie des femmes en couches, mais de faire valoir
l’insupportable de la mort en masse fondée sur la seule
persistance du préjugé. Ce n’est pas «
la vie » en général qui fait l’objet d’un
décret d’immunisation, mais bien des formes singulières
de la vie qu’il s’agit de défendre face à
ces puissances de mort acharnées contre elles. La découverte
de Semmelweis n’engage pas seulement l’imagination scientifique,
elle revêt d’emblée une dimension morale, et
politique aussi, puisqu’elle le met aux prises, en tant que
partisan des forces de (la) vie, avec la puissante coalition des
forces de mort et du parti de la Bêtise – à commencer
par ce professeur Klin dans la clinique duquel échouent,
à Vienne, les jeunes femmes sans ressources, sans soutien,
souvent des filles mères, pour lesquelles les risques de
mort, à l’accouchement, « équivalent à
une certitude » - ce mandarin qui ne ménagera aucun
effort pour empêcher la diffusion de la découverte
de Semmelweis à propos de la fièvre puerpérale
et de son mode de diffusion (Céline, dans sa thèse,
stigmatise Klin comme « le grand auxiliaire de la mort »).
La découverte de Semmelweis, loin de s’imposer d’elle-même,
en tant qu’elle serait naturellement soutenue par le pacte
des lumières de la Science et des forces de la Vie, fait
scandale et suscite un trouble violent pour autant qu’elle
incrimine d’emblée le pouvoir médical, ses certitudes,
ses routines et son indifférence au sort de certaines catégories
de patients – des femmes pauvres. Dans un tel contexte, donc,
n’est aucunement établie l’évidence selon
laquelle toute forme de vie se doit d’être défendue
est promue ; au contraire, prévaut absolument la notion d’une
valeur moindre, d’une valeur infime de la vie de ces femmes
qui meurent en couches dans toute l’Europe (18% chez le Pr
Dubois à Paris, 26% chez le Pr Simpson à Edimbourg,
26% chez le Pr Schuld à Berlin, 32% à Turin, etc.
à l’époque où Semmelweis entreprend une
tournée dans les capitale européennes pour tenter
d’attirer l’attention de ses éminents collègues
sur l’utilité du lavage de mains précédant
les soins d’obstétrique) , d’une valeur si négligeable
que la fièvre des accouchées est considérée
par ce corps médical comme « une divinité terrible,
détestable, mais tellement habituelle » (J.M/ Fick)
qu’elle ne mérite aucune recherche, aucun examen particulier
des routines qui l’entretiennent. Le préjugé
social vole ici au secours de cette véritable politique de
l’abandon (à la mort) de ces femmes dont la vie, au
yeux de ces médecins n’est pas loin d’être
considérée comme wertlos, sans valeur. On le voit
donc : bien loin que le paradigme du « droit à la vie
» tende à s’imposer sur un mode continu, au fil
des avancées de la Science et des progrès de la moralité
publique, la défense et la promotion de « la vie »
passent par des détours et des circonvolutions souvent bien
étranges – « Il ne faudra pas moins de quarante
ans pour que les meilleurs esprits admettent et appliquent enfin
la découverte de Semmelweis » (20), de la même
façon que les principales découvertes pasteuriennes,
elles aussi nées hors du champ de réflexion et des
modes de problématisation familiers à la médecine
de son époque, et comme, déjà, la variolisation
au XVIII° siècle (Foucault), se heurtèrent, dans
un premier temps à de vives résistances dans le corps
médical et l’opinion publique. Lorsque la découverte
de Semmelweis fut enfin reconnue, « collectivisée »
et mise au service de la promotion de la vie, celui-ci était
mort depuis longtemps des conséquences d’une sorte
d’acte manqué sublime et désespéré
– des suites d’une infection contractée en disséquant
un cadavre. Autant la promotion du « droit à la vie
» aujourd’hui en appelle à la formation de consensus
sans frontières, autant le combat pour la vie de Semmelweis
prend la forme d’une bataille féroce minoritaire contre
les forces de la nuit. Celui dont son biographe écrit que
« grâce à ce qu’[il] a découvert
(…) , l’espoir de vie des humains a augmenté
dans une proportion qu’aucune autre découverte n’a
approchée [c’est moi qui souligne] est le même
qui, dans son Etiologie de la fièvre puerpérale, s’emporte
: « Assassins, je les appelle, tous ceux qui s’élèvent
contre les règles que j’ai prescrites pour éviter
la fièvre puerpérales (…) Ce n’est pas
les maisons d’accouchements qu’il convient de fermer
pour faire cesser les désastres qu’on y déplore,
mais ce sont les accoucheurs qu’il faut en faire sortir, car
ce sont eux qui se comportent en véritables épidémies
» (21).
Sénèque
« Vivre pour vivre, vivre tout court, n’a pas de valeur
propre », rappelle Paul Veyne dans son Sénèque
(22). Ici, c’est toute la tradition antique, grecque et romaine
qui revient en boomerang estourbir notre philosophie spontanée
de « la vie ». Nietzsche, de son côté,
statue : « Vouloir se conserver soi-même est l’expression
d’une situation de détresse, d’une restriction
apportée à l’impulsion vitale qui, de sa nature,
aspire à une extension de puissance et par là même
souvent met en cause et sacrifie la conservation de soi »
(23). De là découlent deux postulats : premièrement,
la vie ne vaut que comme vie qualifiée, mise en forme par
(et dans) un processus de singularisation ; deuxièmement
et corrélativement, la vie ne vaut que comme réalisation
d’une puissance singulière, auto-affirmation de cette
puissance. La vie tout court n’est qu’un processus indifférencié
qui demeure en deçà de toute évaluation axiologique.
Le stoïcisme antique est sans doute la doctrine que l’on
pourrait opposer de la manière la plus rigoureuse et la plus
systématique à la philosophie spontanée du
« droit à la vie ». Il est pour nous, dit Paul
Veyne, un « système immunitaire » au sens biologique
du mot. C’est-à-dire « la recherche d’un
état de sécurité absolue ». Cette direction
tendrait, en apparence, à le rapprocher du « droit
à la vie ». Simplement, ces assurances « immunitaires
», le stoïcisme les associe à des postulats qui
contrastent vivement avec ceux qui fondent le paradigme contemporain
du « droit à la vie » : la vie est assurément
préférable à la mort, mais elle peut facilement
devenir une incommodité quand elle s’associe à
la maladie ; au fond, elle est neutre ; elle devient distinctement
un mal si elle se sauve et se perpétue au prix d’actions
déshonorantes. Surtout – et c’est ici que l’opposition
entre deux points de vue sur la vie est patente, vivre tout court
n’a pas de valeur propre ; on doit donc savoir « quitter
la vie avec autant d’indifférence joyeuse qu’on
quitte un banquet » lorsque se présentent des empêchements
(à vivre) majeurs. Vivre ne doit donc pas devenir une fin
en soi, une sorte d’activité continue autotélique
; le sage, par conséquent « vivra autant qu’il
le doit, non pas autant qu’il le peut ». Ce qui signifie
que sa vie doit être ordonnée à d’autres
fins que sa propre perpétuation, elle est dépourvue
de sens et de valeur si elle se conçoit comme le pur et simple
culte (cura – souci) de sa propre durée. En ce sens,
le « vivre » entendu dans la dimension biologique doit
être soumis et subordonné à des fins morales
: « vivre pour… », « vivre en vue de…
», faute de quoi il n’est au fond que survie ou forme
de vie de type animal. Par conséquent, le sage se souviendra
constamment qu’il vaut mieux cesser de vivre (interrompre
sa vie – c’est la haute valeur morale du suicide ou
plutôt de la mort volontaire) que vivre indignement. La forme
de la mort acquiert, du coup, une valeur propre : « bien »
sortir du champ de la vie revêt une valeur d’exemplarité
: « L’affaire n’est pas de mourir plus tôt
ou plus tard ; l’affaire est de bien ou mal mourir. Or, bien
mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal (…)
La vie ne doit pas être achetée à tout prix
» (24).
La vie de ce professeur chinois de lycée qui, lorsque se
font ressentir les premières secousses du tremblement de
terre au Sechuan (12 mai 2008) s’enfuit éperdument
de la classe en abandonnant ses élèves et sauve sa
vie à ce prix - cette vie sauvée ne vaut rien. Les
internautes chinois disent leur mépris pour cet homme affublé
du sobriquet « Fan-qui-fuit » et celui-ci a beau se
défendre en invoquant une sorte de droit irrécusable
à « sauver sa peau » avant toute chose, le «
droit à la vie » (équivalent ici à «
chacun pour soi ») ainsi adapté aux conditions extrêmes
de cette catastrophe dévoile sa misère : la vie sauvée
de « Fan-qui-fuit » au prix de l’abandon de ses
élèves pris au piège des plaques de béton
effondrées sur eux est sans valeur. Contrairement à
ce protagoniste du « droit à la vie » égoïste
et mondialisé, les stoïciens savaient que « la
vie ne doit pas être achetée à tout prix »
(Sénèque) ; se peut-il donc que « Fan-qui-fuit
» ait à ce point été « acculturé
» par l’idéologie matérialiste qui lui
a été enseignée à l’école
ou alors par l’esprit du capitalisme ascendant en Chine, pour
avoir oublié que son corps n’est qu’un «
lieu de passage » - une idée que le stoïcisme
aurait éventuellement en commun avec les sagesses orientales
? Aux conditions du « droit à la vie », bien
sûr, nous ne pouvons plus nous plier à une telle notion
– celle d’un corps propre à « habiter »
de manière conditionnelle, provisoire ; tout au contraire,
nous allons nous « cramponner » compulsivement à
notre corps absolument, inconditionnellement identifié à
« nous-même », pour autant que l’opération
consistant à le percevoir comme un simple habitacle nous
est devenue tout à fait étrangère. Le«
droit à la vie », c’est donc aussi ce programme
qui rétablit, en termes stoïciens, les conditions d’un
auto-asservissement au corps dont la durée, la vie reconduite
et perpétuée devient l’idée fixe, l’horizon
toujours plus exclusif de chacun ; c’est dans des situations
extrêmes, comme celle que doit affronter le professeur Fan,
que se dévoile brusquement l’effondrement moral que
peut susciter une telle obsession auto-préservatrice. Le
sauvetage égoïste de soi a pour prix une débâcle
morale.
Svevo
« La vie ressemble un peu à la maladie, elle aussi
procède par crises et par dépressions ; à la
différence d’autres maladies cependant, la vie est
toujours mortelle, elle ne supporte aucun traitement. Soigner la
vie [c’est moi qui souligne], ce serait boucher les orifices
de notre organisme en les considérant comme des blessures.
A peine guéris, nous serions étouffés »,
écrit Italo Svevo dans La conscience de Zeno (25). Ces considérations
(étonnamment proches de celles que développe Nietzsche,
à propos des aspects positifs de la maladie, du bon usage
de la maladie pour le philosophe et de la « grande santé
», tout différente de la santé des médecins
et des hygiénistes, et plus encore de la santé stable
et durable devenue norme générale dans les sociétés
riches aujourd’hui) attirent notre attention sur l’importance
des mutations qui affectent notre perception de la nature humaine
elle-même, et donc nos modes de problématisation de
notre condition (en tant qu’humaine) (26). Sans que nous en
soyons tout à fait avisés, nous sommes portés
à réclamer une sorte de droit à la santé
parfaite, à une longue existence exemptée de toute
affection majeure, de la même façon que nous réclamons
des garanties de fonctionnement sans panne des appareils et prothèses
qui nous entourent – voiture, appareils électroménagers,
ordinateurs… Est à l’œuvre ici un changement
décisif de paradigme dans l’appréhension de
ce que nous sommes, non pas en tant que personnes, mais composants
du vivant humain. Nous ne sommes plus tellement portés à
nous représenter nous-mêmes comme faillibles et imparfaits,
pour autant que notre condition serait indexée sur un grand
récit religieux (le péché originel), et anthropologique
(l’homme animal insociable, mais perfectible, chez Kant),
psycho-social (l’homme comme sujet/objet des pulsions et de
l’inconscient chez Freud). Toujours davantage, nous envisageons
notre condition comme celle de machines vivantes, appelées
à devenir plus résistantes et mieux garanties contre
les défaillances et les accidents. D’où la prolifération
des nouveaux mythes agencés non pas sur la notion d’une
perfectibilité de notre condition dans sa dimension morale,
mais d’innovations et de mutation(s) de notre constitution
en tant que nous serions des machines vivantes – le cocktail
greffes-implants-prothèses conjugué à l’
« utopie » mutants- cyborgs-androïdes. Cette notion
subreptice de l’amélioration constante des machines
humaines qui vient s’infiltrer dans nos représentations
de nous-mêmes correspond à la montée des paradigmes
de la technicisation de la vie, de la vie humaine ; elle met en
lumière à un retour en force infiniment problématique
par ce biais de la représentation de l’humain en tant
que matériau vivant. Du coup, certains ont pu dire qu’elle
relève, de ce point de vue, de la même matrice que
le mythe nazi – celui d’une promotion des dispositifs
et technologies adaptées à la sélection et
l’amélioration du matériau humain. On sera ainsi
porté à exiger de ceux qui ont la charge de nous-mêmes
en tant que vivants (l’Etat, le pouvoir médical, l’hôpital,
l’industrie pharmaceutique…) qu’ils manifestent
la même compétence et la même efficacité
que les firmes automobiles qui, aujourd’hui, nous proposent
des véhicules garantis « zéro panne »,
pour peu qu’ils soient régulièrement entretenus
; et qui, pour le reste, pratiquent une innovation constante, assurant
l’apparition de nouvelles « générations
» de produits toujours plus perfectionnés, performants,
bref « intelligents » ; selon le même pli, nous
sommes toujours plus portés à exiger des organismes
« zéro panne », pour peu que nous nous soumettions
régulièrement aux contrôles d’entretien
requis (visites médicales, examens, analyses, bilans…)
et bannissions les conduites à risque (tabagisme, alcoolisme,
pratiques « accidentogènes ») (27).
D’autre part, nous sommes, que nous le sachions ou non, convertis
d’office à une sorte de nouvel eugénisme cool
– celui qui se fonde sur l’évidence selon laquelle
nous sommes entrés, grâce aux progrès de la
génétique, de la chirurgie, de la technique des greffes,
de la neurologie, de la biologie moléculaire (etc.) dans
une nouvelle époque du perfectionnement sans fin de la qualité
du matériau humain – qui d’entre nous irait refuser
une greffe du coeur ou l’implantation d’une hanche en
silicone, si telle est la condition de notre survie ou de la disparition
d’une claudication, qui irait contester le principe d’un
dépistage prénatal destiné à prémunir
des parents contre la naissance d’un enfant handicapé,
s’opposer aux recherches sur la prédisposition génétique
des sujets à certains types de cancers… ? Sans oublier,
bien sûr, le vaste rayon de la chirurgie esthétique
destinée à permettre à chacun de s’approcher
autant que possible du standard de l’homme (la femme) parfaite)…
Ce qui va donc tendre à s’estomper dans l’horizon
où nous élaborons notre propre condition en tant que
« question » toujours pendante, est finalement ceci
: le rapport qui s’établit, traditionnellement (que
nous soyons stoïciens, chrétiens, marxistes, existentialistes,
humanistes…) entre la dimension de notre imperfection et l’élément
de notre liberté. La conscience de notre imperfection en
tant qu’humains, par nature et condition, fait ouverture sur
le champ des possibles infinis selon lesquels nous pouvons aller
vers un mieux (ou un pire), varier, bifurquer ou nous transformer
selon des modalités qui n’engagent pas seulement la
plasticité du matériau humain, mais avant tout notre
propre capacité à agir sur nous-mêmes. Le paradigme
des machines vivantes toujours plus « performantes »
tel qu’il tend à s’imposer aujourd’hui
élude absolument cette dimension à la fois métaphysique
et morale des pratiques de soi, consistant pour une part déterminante
en la mise en relation de notre imperfection constitutive et de
notre liberté ; au contraire, selon ce paradigme, l’entretien
et le perfectionnement de ce que nous sommes en tant que machines
vivantes revient avant toutes choses non pas à nous-mêmes,
bien sûr, mais à des spécialistes et gens de
l’art – de bons mécaniciens du vivants, des gérants
et ingénieurs de la vie compétents, des bio-pasteurs
hautement qualifiés et légitimés .
15- Friedrich Nietzsche : Le crépuscule des idoles, «
Divagations d’un inactuel, 36 – ma traduction, avec
l’aide de Maria Muhle.
16- Louis-Ferdinand Céline : Semmelweis, L’Imaginaire,
Gallimard, 1999, p. 108.
17- Jean-Marie Fick : « La véridique histoire de Semmelweis
ou la communication vitale », Les Temps modernes, mars 1992.
18- Céline, op. cit. , cité par Jean-Marie Fick.
19- Jean-Marie Fick, article cité.
20- Ibid.
21- Ibid.
22- Paul Veyne : Sénèque, Texto, 2007.
23- Friedrich Nietzsche : Le Gai savoir, Folio Essais, pp. 247-248.
24- Sénèque, Lettre 70 à Lucilius, in Veyne,
op. cit.
25- Italo Svevo : La conscience de Zeno, Gallimard, 1954, traduit
de l’italien par Paul-Henri Michel.
26- Voir à ce propos l’essai d’Olivier Razac
: La grande santé, Climats, 2006.
27- Les médecins usent et abusent, dans leurs échanges
avec les patients, d’images empruntées à la
mécanique automobile, du genre : « allons-y pour la
révision des 85 000 ! »
Abécédaire du "droit à la vie"
4
http://ici-et-ailleurs.org/spip.php?article116
7 janvier 2011 par alain Brossat
Villiers-le-Bel
Dans la mesure où l’Etat s’établit comme
responsable de la défense et de la protection du «
droit à la vie », y compris du « droit à
la vie » de chacun, de chaque vivant en particulier, singulatim,
y compris contre lui-même, c’est-à-dire à
l’encontre ou au rebours du peu de soin que celui-ci est susceptible
de prendre de sa propre vie, de sa propension à dilapider
son « capital santé » ou ses réserves
vitales – il apparaît que l’Etat, dans sa bienveillance
même, peut être conduit à donner un tour répressif
et prohibitif au soin qu’il prend de la vie de tous et chacun.
C’est le modèle de la sécurité routière
: il s’agit bien en effet de sauver des vies, de protéger
la vie en général, en sévissant contre les
conducteurs de voitures qui ne portent pas leur ceinture de sécurité,
contre les motocyclistes qui roulent sans casque, contre les uns
et les autres lorsqu’ils commettent des excès de vitesse,
contre les jeunes qui boivent de l’alcool... A l’usage,
il apparaît régulièrement qu’en un certain
point d’inflexion (pas toujours facile à situer précisément),
la dynamique répressive va littéralement pulvériser
la protection de la vie et la veille devant le « droit à
la vie ». On pourrait désigner ce phénomène
sous un nom propre : le « paradigme de Villiers-le-Bel »
: dans les « cités », dans les quartiers de relégation,
la police interprète selon son code propre le soin qui lui
revient de veiller à ce que des adolescents paradant sur
des deux-roues pétaradants cessent de mettre leur vie en
péril : ils se mettent en chasse, bien décidés
à neutraliser les infracteurs. Etant d’origine et de
condition litigieuse, ceux-ci sont devenus, à leurs yeux,
des délinquants, relevant d’une espèce dangereuse,
bien davantage que de jeunes irresponsables dont l’intégrité
doit être protégée en dépit d’eux-mêmes.
Le non-port du casque, le rodéo dans les rues de la «
cité » cessent d’être des conduites à
risque pour devenir des crimes naissants et des provocations à
l’endroit des forces de l’ordre. Celles-ci se font alors
un devoir de se mettre en embuscade pour mettre la main au collet
de ces « racailles », et, comme les choses ne se passent
jamais comme elles devraient, deux gamins restent sur le carreau,
avec deux nuits d’émeutes à la clé (28).
Le point crucial, ici, est la façon dont, de fil en aiguille
la protection accrue de la vie devient indistincte du retour d’une
sorte de droit du glaive , rétabli sous sa forme la plus
vile – la bavure policière. On admet communément,
à ce propos, que la peine de mort a été supprimée
en France, en 1981, et ce par la grâce de l’engagement
d’une sorte de saint laïc, Robert Badinter. Mais ce n’est
pas tout à fait exact : la peine de mort existe bien encore
en France – simplement, elle s’est avilie : sa prise
en charge a été remise entre les mains des corps étatiques
les moins recommandables, la police et l’administration pénitentiaire.
La « bavure policière homicide (Villiers-le-Bel, Grasse,
etc.), le suicide ou le tabassage mortel en prison (Fleury-Mérogis).
La police, et l’administration pénitentiaire, exécuteurs
abjects (au sens où l’est le bourreau selon de Maistre)
des basses œuvres du souverain (un souverain biopolitique,
figure des plus opaques) – s’arrogent en effet un crédit
de violence illimité qui prend la forme la plus archaïque,
la plus classique – celle du meurtre sans crime : le jour,
en effet, où les policiers qui s’y sont si bien pris
pour arrêter les jeunes infracteurs roulant à tort
et à travers sur leurs mini-motos que ceux-ci en sont morts
seront jugés et condamnés, les poules souperont au
Fouquet’s et le Président de la République se
sera fait moine, chez les trappistes.
28- En novembre 2007, à Villiers-le-Bel, dans un quartier
populaire dont la population est dans une forte proportion étrangère
ou d’origine étrangère, deux adolescents qui
circulaient sur un mini-moto sont morts à la suite d’une
collision entre leur engin et un véhicule de police, collision
volontairement provoquée par les policiers selon des témoins.
Plusieurs nuits d’émeutes se sont ensuivies, le quartier
se trouvant soumis à un véritable état de siège,
avec des centaines d’arrestations et de nombreuses condamnations
de jeunes émeutiers. L’enquête judiciaire sur
les circonstances ayant conduit à la mort des jeunes gens
demeure, à ce jour, enlisée. A Grasse, en mai 2007,
un Tunisien au comportement agité est mort au cours de son
arrestation, étranglé par un policier, tandis qu’un
autre l’immobilisait et que cinq autres assistaient à
la scène sans réagir. Les deux policiers directement
impliqués se sont vu notifier le statut de « témoins
assistés », les autres étant inculpés
sous le chef de « non assistance à personne en danger
». Plus récemment, la mise en examen des deux premiers,
demandée par le parquet, a été rejetée
par le juge d’instruction (juin 2009).
Après tout (Hors-texte)
Il est impressionnant de constater avec quel zèle nous nous
acharnons aujourd’hui à éluder l’épreuve
de la mort comme phénomène social : appelé,
il y a peu, à participer à une crémation sans
rites ni apprêts, je suis effaré par le vide de ce
qui ne mérite même pas le nom de cérémonie,
pas même de cérémonie expédiée
– tout juste une vague formalité rendue sciemment aussi
inconsistante, inexistante que possible. Les amis et la famille
de la disparue – une méritante institutrice laïque
et agnostique qui a longtemps tenu tête un cancer tenace –
convergent d’un pas hésitant vers un de ces lieux introuvables
où se trouvent relégués les funérariums
aux confins des grandes villes, dans le recoin le plus introuvable
d’un cimetière intercommunal. Le lieu où ils
sont appelés à se rassembler, s’apparente, dans
son souci de neutralité, à une salle d’attente
de notaire ou peut-être à un salon de toilettage pour
chiens. Dans l’attente de la non-cérémonie,
les proches se saluent à mi-voix ou bien bavardent par petits
groupes, les bras ballants, avec des mines de circonstances. Les
plus proches ne savent que faire de leur tristesse, de leur affliction,
de leur deuil, ils regardent leur montre avec nervosité,
fument aux portes du funérarium et pestent contre le vide
de la cérémonie (une « simplicité »
qu’ils ont, au demeurant, explicitement réclamés,
se tenant à l’écart de toutes croyance religieuse
et de tout culte) – un seul employé vêtu d’un
costume sombre, mais qui pourrait aussi bien officier derrière
le guichet des objets trouvés représente ici le service
funéraire, et qui, de temps à autre, fait une timide
sortie hors de son bureau pour assurer ceux qui attendent que «
ça » va bientôt commencer. Puis sur un signe,
la petite troupe est canalisée vers un « salon »
(un cagibi, plutôt) où est installé un petit
poste de télévision ; les parents les plus proches
sont conviés à utiliser les quelques chaises qui s’y
trouvent et bientôt, sur l’écran, apparaît
le cercueil sur le point d’être introduit dans le four.
Toute la « cérémonie » est là :
pendant quelques secondes, les parents proches de la défunte
(les autres, à défaut de trouver place dans le «
salon », sont demeurés massés dans le couloir,
embarrassés de leur corps) assistent à l’introduction
du cercueil dans le four ardent dont les portes se referment aussitôt
de manière automatique. Les employés des pompes funèbres
se chargeront de remettre l’urne contenant les cendres à
la famille, plus tard. Il n’y a donc plus rien à attendre,
ce à quoi les participants vont peu à peu se résoudre…
Ils traînent donc un peu, vaguement désorientés,
entretenant des bribes de conversation comme pour faire durer ce
qui n’a pas même eu lieu, puis, embarrassés et
comme dépités, vaguement honteux ou gagnés
par un sentiment de culpabilité indistinct, à s’être
rendus complices de cet escamotage, ils s’esquivent, par petits
paquets, à pas contraints, échangeant des salutations
compassées, comme incrédules : ce n’était
donc que ça ? En tendant l’oreille, on distingue un
vague grondement – celui du four en pleine action, mais, bien
sûr, aucune fumée noire ne se dégage plus d’aucune
cheminée – un dispositif approprié rend l’opération
même de l’incinération de la dépouille
indétectable, abstraite… Il ne s’est rien passé,
rigoureusement rien, nous ne savons plus que faire de nos morts,
avec nos morts, nous ne savons plus nous en séparer dans
les formes parce que la mort est devenue comme une obscénité
sur laquelle la chape du silence et de l’oubli doit retomber
instantanément. Il y a quelques années, lors de la
crémation d’un être plus proche encore, il m’avait
été du moins laissé la possibilité de
dire quelques mots vengeurs, avant l’enfournement du cercueil,
à propos des médecins apostats qui l’avaient
abandonné à la mort.
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