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Trouble dans la démocratie (4). Philosophe et démocrate ?

Origine : http://www.regards.fr/article/?id=4265


Démocratie. Ce vocable fourre-tout n’arrête pas d’obséder le siècle. Quelques philosophes contemporains partent à l’assaut de ce vieux mythe. Ce leurre ? Lectures.

A lire Démocratie, dans quel état ?, collectif, éd. La Fabrique, Alain Brossat, Tous Coupat, tous coupables, Le moralisme antiviolence, Nouvelles éd. Lignes, Vacarme, été 2009, n°48

En réponse à l’arrestation des jeunes de Tarnac, hâtivement qualifiés de terroristes, des philosophes avaient lancé un appel baptisé « Non à l’ordre nouveau ». Ils y invoquaient un universel démocratique bafoué par les lois d’exception. Dans ce texte, un « nous philosophes démocrates » se faisait jour. « “La démocratie”, sans autre détermination ni qualification, était le référent autour duquel s’agrégeait la protestation collective de ces philosophes en vue », observe Alain Brossat dans Tous Coupat, tous coupables, paru en septembre aux Nouvelles éditions Lignes. Comme si l’événement exigeait d’eux un ralliement à la doxa démocratique, une participation au grand consensus et, du même coup, un renoncement à la radicalité de leur position… « Jamais on ne vit un “nous” décidé à l’emporter se mettre en ordre de bataille revêtu des mêmes couleurs et porteur des mêmes emblèmes que l’ennemi », commente Alain Brossat.

Pourtant, tous ces penseurs témoignent, dans leurs travaux personnels, d’une méfiance envers la démocratie réelle qu’ils considèrent comme un rouage de l’ordre établi. « Y a-t-il un sens à se dire démocrate ? » C’est la question qu’Eric Hazan, responsable des éditions La Fabrique, a posée à huit d’entre eux. Ils y répondent dans un ouvrage intitulé Démocratie, dans quel état ?. Sans tendresse particulière, chacun s’attache à gratter le vernis qui recouvre ce vocable fourre-tout. Sur fond d’idéologie libérale, Daniel Bensaïd y voit « le faux nez du despotisme marchand », Kristin Ross « un indispensable complément spirituel pour l’Occident civilisé et civilisateur, la feuille de vigne idéale », Wendy Brown « le masque légitimant son inversion ». Quelle est donc, en effet, cette démocratie qui se joue de ses propres principes, en produisant des inégalités économiques et sociales, en réduisant les libertés au nom de la sécurité, en torturant parfois comme à Guantanamo – un acte que Pierre Vidal-Naquet assimilait « au cancer de la démocratie » ? Quel est cet universalisme qui se nourrit d’un anti-universalisme avoué, en fustigeant dans l’islamisme la figure du barbare ? Quel est, encore, ce pouvoir du peuple qui méprise la volonté populaire des électeurs français, hollandais et irlandais majoritairement opposés au Traité de constitution européenne ?

MAI-68, EXPÉRIENCE RADICALE

Pour Jacques Rancière, la critique envers « ces individus irresponsables, ces petits consommateurs qui considèrent les grands choix nationaux comme s’il s’agissait de choisir une marque de parfum », témoigne d’« une grande défiance même vis-à-vis de ce vote, qui fait pourtant partie de la définition officielle de la démocratie ». La cause, selon lui, en est la thèse du « règne de l’individu consommateur formaté » répandue « depuis la droite à l’extrême gauche, disons depuis Finkielkraut jusqu’à Tiqqun ». Si l’auteur de La Haine de la démocratie se dit « démocrate », ce n’est pas qu’il défende un régime politique spécifique, mais plutôt le pouvoir de ceux qui n’ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir, le débord d’un peuple qui ne tient pas en place. Concrètement ? Le philosophe cite Mai-68, dans la revue Vacarme, comme exemple d’une expérience démocratique radicale : « La propagation de Mai-68 rappelle les insurrections républicaines du XIXe siècle : une dé-légitimation massive du pouvoir étatique qui se transmet à toute la société, fait partout apparaître l’arbitraire et l’inutilité des hiérarchies d’un côté, les capacités d’invention des individus ordinaires de l’autre ». Dans le même registre, il évoque les tentatives actuelles de faire vivre des associations, organes d’information, forum de création ou ateliers de discussion hors des modèles hiérarchiques et marchands.

Ce dont se réclame Jacques Rancière n’a donc rien à voir avec une forme de gouvernement qui n’est pour lui que pure et simple oligarchie. Restent les questions stratégiques d’organisation, de parti, d’institution, d’Etat. « A moins d’imaginer les conditions spatiales et temporelles d’une démocratie immédiate au sens strict – sans médiations – permettant que le peuple soit en permanence assemblé, ou encore une procédure de tirage au sort par laquelle l’élu serait censé remplir une fonction sans être investi d’un mandat ni représenter personne, la délégation et la représentation sont inévitables », affirme Daniel Bensaïd. Certes. Mais pour Slavoj Zizek, cette démocratie représentative suppose un minimum d’aliénation entre les représentés et les représentants, le peuple et ceux qui exercent le pouvoir. C’est que tout pouvoir souverain porte en son sein un « excès totalitaire ». Il estime donc qu’il peut exister une forme démocratique de « dictature du prolétariat », où l’excès totalitaire serait en faveur des sans-parts, incarnée aujourd’hui par Morales et Chavez.

DÉMOCRATIE ET CAPITALISME

Plusieurs auteurs tissent, par ailleurs, des liens entre démocratie et capitalisme. Jusqu’à les confondre, comme Alain Badiou. « Telle est sa corruption de principe », affirme-t-il dans De quoi Sarkozy est-il le nom. Face à « l’intouchable d’un système symbolique », il manie la provocation comme un exercice a priori en choisissant de destituer l’emblème, c’est-à-dire de « (prendre) le risque de n’être pas un démocrate ». Pour finalement restituer le mot dans son sens originaire : un vrai démocrate serait un communiste… « dans des formes qui aujourd’hui s’inventent lentement ». L’argumentaire laisse un peu sur sa faim. Wendy Brown, elle, préfère voir dans le capitalisme non pas l’équivalent, mais le « jumeau hétérozygote de la démocratie moderne ». Vidée de son contenu, annihilée dans la fusion du pouvoir des groupes et du pouvoir d’Etat, elle serait devenue une « marque ».

Alors, quoi ? Faut-il renoncer à employer un vocable dévoyé ? N’y voir au mieux qu’une fable séduisante sans consistance ? Un mot « en caoutchouc », ainsi dépeint par Auguste Blanqui, apte à neutraliser toute conflictualité politique ? Chacun à sa manière, les auteurs du livre en appellent plutôt à « réinventer » la démocratie pour lui rendre son scandale et qu’elle renoue avec sa puissance insurrectionnelle. Miguel Abensour, dans la revue Vacarme, le formule ainsi : « La démocratie doit retrouver son caractère de rupture, d’interruption de la domination ». M.R.

Paru dans Regards, n°64, septembre 2009