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BADIOU IS NOT BAD FOR YOU
Par Alain Brossat


à propos de De quoi Sarkozy est-il le nom? (Lignes, 2007)

Origine : http://blog.editions-lignes.com/2008/11/badiou-is-not-bad-for-you/



Lorsque les circonstances appartiennent tout entières aux Charlotte Corday et que l’avenir est promis aux seuls Thermidoriens, celui qui se risque à occuper la place de Marat est voué à essuyer les crachats les plus divers – monstre sanguinaire, « procureur général de la lanterne », apprenti dictateur, etc. A défaut de se tenir à la hauteur des questions posées par le publiciste radical - démocratie populaire, seconde révolution ou corruption et stagnation girondine - , on décriera le « pamphlétaire », au motif de la déloyauté de ses procédés et exagérations polémiques : L’ « Ami du peuple » se déconsidère, il passe les bornes, avec ses dénonciations à tout-va, ses appels à la vigilance; c’est un exalté, un « fanatique ».

Ce topos où s’établit le dispositif par lequel le discours girondin ou thermidorien va s’efforcer de discréditer, à défaut de discuter et réfuter, une position et un postulat de radicalité, nous l’identifions distinctement – en modèle réduit, bien sûr, aux dimensions de l’époque - au cœur de la réception médiatique et politique de l’essai d’Alain Badiou De quoi Sarkozy est-il le nom ? (1) . La qualification insistante de ce livre comme « pamphlet » est, précisément, ce qui se destine bien souvent à éviter d’en débattre les thèses, hypothèses et propositions pour en souligner l’ « exagération » des procédés « polémiques » ou bien alors pour le vouer à la suspicion en mettant en avant le caractère sulfureux du personnage qui en est l’auteur. C’est ainsi que l’on ira, dans un quotidien de référence, jusqu’à écrire que l’auteur de ce livre « ruine son propos », se « déshonore » en glosant sur la petite taille du nouvel élu, en qualifiant certains de ses partisans de « rats », en insinuant que le courage physique lui fait défaut, etc. Ailleurs – à moins que ce ne soit encore dans le même organe de l’Opus Dei de la Démocratie contemporaine -, on statuera qu’un tel ouvrage ne saurait, de toute façon, être pris au sérieux, l’auteur s’étant de façon répétée signalé par des prises de position suspectes à propos de ce qu’il nomme insidieusement « le signifiant juif » (2).

Dans tous les cas, ces clauses préalables remplissent une fonction distincte : l’objection « éthique » adressée aux prétendus procédés déloyaux, ou bien la clause de méfiance fondée sur la mauvaise « moralité » attestée ( ?) de l’auteur se destinent justifier l’évitement d’une discussion directe, sans aménités, de ce qui, précisément, ne « passe pas » auprès de l’opinion abonnée aux énoncés « corrects » de la position tenue et soutenue par ce livre : en premier lieu, dirais-je, non pas le « pari » sur ce que Badiou nomme l’hypothèse communiste, mais bien la dévastatrice critique de ce qui persiste du dispositif institutionnel de la politique – la démocratie parlementaire, avec, en son centre, la construction du « fait majoritaire ». Il s’agit bien d’arrêter ceci : puisqu’à l’évidence Badiou ne recule pas devant des procédés polémiques que la bonne moralité contemporaine fondée sur le « respect de l’Autre » et la tolérance réprouvent, puisqu’au demeurant il se range dans la catégorie des suspects intellectuels en ergotant sur des questions où s’impose une clause d’ « indiscutabilité » (la légitimité de l’Etat d’Israël et de tout ce qui contribue à établir celle-ci dans la vie intellectuelle de notre pays) , alors rien de ce qu’il soutient par ailleurs et qui revêt un enjeu politique ne saurait être pris vraiment au sérieux.

On voit bien ici se dessiner la fonction distinctement antipolitique, ou bien, ce qui est la même chose, bassement consensualiste, de la rhétorique éthique dans les débats contemporains autour des questions en litige : l’a priori éthique qui entend ici faire valoir ses droits a avant tout pour vocation d’empêcher la prise en considération de ce qui fâche vraiment dans la position défendue par le philosophe à l’occasion de l’élection de Sarkozy - mais dont on n’a guère le goût de débattre - l’interminable agonie de la forme d’institution de la politique dont cette élection est une visible expression. Et donc, à coup de feinte indignation, on fera mine de prendre pour des invectives, des coups en dessous de la ceinture ce qui, dans un espace de discursivité politique, relève de la pratique la plus courante : la production de descriptions qui sont aussi des qualifications et qui prennent la forme, disons, d’images-concepts. Ainsi, lorsque Badiou qualifie Sarkozy de « Napoléon-le-très-petit », de « personnage minuscule », lorsqu’il évoque « la chose probablement immonde dont le petit Sarkozy est le serviteur » (etc.), il définit, références massives (Hugo) à l’appui, une politique en dessinant le personnage qui l’incarne avec tant d’allant. « Grand », « petit » sont des attributs des plus courants destinés à qualifier une politique et le trait, disons moral, des personnages qui prétendent non seulement les mettre en œuvre, mais aussi surtout leur donner un corps. Il ne serait venu à l’idée de personne de dénoncer la déloyauté des qualifications critiques si fréquentes, au début de la V° République, de la politique internationale du Général de Gaulle comme relevant d’une « folie des grandeurs » - au prétexte que celles-ci comprendraient une allusion malveillante à la (trop) grande taille du personnage. Dans le texte de Badiou (dont on ne sache pas qu’il poursuive d’une vindicte particulière les nains et les personnes de petite taille en général), l’association du patronyme du nouvel élu à l’adjectif « petit » qualifie une politique, notamment pour autant qu’il l’oppose, en tant que politique de la peur et de la mobilisation des affects apeurés, à celle du fondateur de la V° République stylisé comme celui qui « n’avait jamais peur ». Il s’agit bien de dire qu’avec ce nouveau personnage de la politique, l’ambition originaire du gaullisme (dans la lignée duquel son action est supposée s’inscrire, une fiction toujours plus difficile à soutenir, notamment en matière de politique étrangère) rapetisse au point de devenir « minuscule ».

De la même façon, tout ce qui s’agence dans ce texte autour du signifiant « rat » est fortement connoté : du côté de la théorisation sartrienne de l’anticommunisme, de celui, naturellement, de la glose freudienne. Par conséquent, lorsqu’il évoque les « rats de gauche », lorsqu’il plaisante sur « l’homme aux rats » qui les séduit et les apprivoise (le Rattenfänger Sarkozy, en somme), il se déplace à l’intérieur d’espaces déjà balisés dans lesquels ont prospéré des images-concepts. Le passage dans lequel il définit l’impatience des « rats de gauche » comme une névrose du pouvoir est irrécusable : « Le rat est celui qui, interne à la temporalité d’opinion, ne peut supporter d’attendre. Le prochain tour commandé par l’Etat, c’est très loin. Je vieillis, se dit le rat. Lui, il ne veut pas mariner dans l’impuissance, mais encore moins dans l’impossible ! (…) Le rat est celui qui a besoin de se précipiter dans la durée qu’on lui offre, sans être du tout en état de construire une autre durée » (3).

Relisant ces lignes, je m’avise que j’oublie une autre référence si familière, si évidente et massive, qu’elle demeure inaperçue : les Fables de Jean de La Fontaine, tout simplement. Et qui donc, ici, ne perçoit pas la petite différence qui sépare ce bestiaire politique (toute politique en appelle nécessairement à un bestiaire, et la biopolitique contemporaine plus que toute autre, soit noté en passant) de celui de l’antisémite ordinaire qui réclame des mesures d’élimination prophylactique de ces nuisibles agents de toutes les contaminations, manque, pour le moins, de faculté de discernement ; à moins qu’il ne s’agisse, plus probablement, d’un enjeu de bonne et de mauvaise foi.

Loin donc que ce qui s’agence autour du « petit » et du « rat » puisse être isolé du « fond » du propos de Badiou et dénoncé comme une sorte de déchet insupportable, il apparaît que ces images (pas de politique sans bestiaire, pas de politique, de discursivité politique, d’imagination politique sans images, a fortiori) constituent un accès au fond du problème énoncé par Badiou dans le titre même de son essai : de quoi Sarkozy est-il le nom ? Comment la vie politique a-t-elle pu rapetisser dans ce pays, au point d’en venir à être incarnée en son point de concentration (institutionnel, du moins) le plus extrême par un personnage d’une si patente inconsistance ? Comment le cynisme des transfuges sans scrupules dont les palinodies abolissent toute distinction entre droite et gauche peut-il y triompher plutôt qu’y rencontrer un blâme unanime ? Ces questions, amplement partagées parmi le public « déprimé » auquel s’adresse ce livre, sont, tout simplement, soutenues, supportées par un travail de création de concepts-images qui est comme le sceau de l’originalité de la pensée qui s’y énonce. Il faut bien être voué tout entier à la haine - si bien partagée aujourd’hui, il est vrai - de la pensée vive, du discours libre qui conjugue invention de la philosophie et politique radicale pour n’y identifier que gros mots et outrages.

Ce à quoi, aussi bien, notre présent girondin et thermidorien est devenu de plus en plus allergique est ce qu’une telle alliance suppose de position subjective : un allant de la pensée, une énergie, un thymos, une volonté d’en découdre. Que la philosophie, de plus en plus constamment renvoyée à ses lentes ruminations et à ses travaux d’école lie son destin à une telle vivacité de l’engagement, de la prise de parti et de l’acceptation rieuse de la conflictualité – voilà qui est devenu insupportable à ceux qui entendent que le débat intellectuel et politique se déroule dans des conditions d’asepsie et d’antisepsie de salle d’opération. C’est, une fois encore, le vieux dualisme des passions et de la raison ( mis aux normes de la démocratie immunitaire) qui est mis au service d’un programme de « pacification » des espaces politiques ; un programme dont le propre est, en vérité, d’opposer des objections de principe et de décence à tout ce qui tend à s’arracher à l’emprise des opinions moyennes et s’engage dans des procédures de vérité conduisant à rompre, trancher, présenter le différend.

La conviction selon laquelle le domaine politique serait, encore et toujours, non pas le milieu par excellence des opinions et positions moyennes, lesquelles s’élaborent et se débattent sur le mode réglé d’une « éthique de la communication », mais bien celui d’une conflictualité intensifiée par les enjeux du présent, engageant la philosophie du philosophe non moins que son tempérament ou ses « convictions personnelles » - voilà qui tend à devenir l’insupportable même, aussi bien aux vicaires de la nouvelle « correction » intellectuelle (médiatique aussi bien qu’académique). Et donc, ce qui se trouvera amplement récusé, c’est le principe même d’un tel essai dont le propre est d’effranger les bords entre la philosophie « sérieuse » et la politique dans son aspect le plus commun, de redonner leurs droits aux passions politiques là où, aussi bien, les propositions se soutiennent et s’enchaînent à partir de prémisses clairement définies – bref : de réaffirmer tous les droits et toute la dignité d’une philosophie de l’actuel distinguée des chroniques d’humeur que, jour après jour, les philosophes médiatiques distillent dans les journaux et à la télé.

Le sous-titre du livre de Badiou s’énonce comme « Circonstances, 4 », faisant distinctement signe en direction des « Situations » de Sartre, notamment, voire des « Inactuelles » de Nietzsche, et ce sur le même mode de l’antiphrase : ces « Circonstances » sont l’inverse même d’un écrit de circonstance(s), pour autant, précisément, que loin de se délier de l’œuvre substantielle, elles en constituent la pointe et le dard, le « sagittal », dirait Foucault – toutes les propositions fondamentales de la philosophie de Badiou s’y retrouvent, organisées, pour ainsi dire, en formation de combat contre un ennemi auquel le présent a décerné son nom propre.

Si l’on se rappelle l’allant avec lequel les médias se sont couchés devant Sarkozy durant les mois qui ont suivi son élection, la « gauche » étant, elle, KO debout et l’opinion littéralement hypnotisée, on ne peut qu’être sensible à la posture qu’adopte Badiou en écrivant et publiant ce livre au plus serré de la péripétie qu’il accompagne et analyse.

Le contraste est évidemment saisissant entre l’usage, tout philosophique, du « dire-vrai » qui y est fait - le côté « dire son fait » à l’ambitieux auquel le destin a souri – et les complaisances de la cohorte des commentateurs éblouis de la success story du conquérant dont l’absence de scrupules et d’inhibitions les séduit. La philosophie rétablit ses droits délaissés (par sa faute même), ldès lors qu’ il se trouve que c’est un philosophe, s’autorisant de lui seul, et qui se présente dans un espace public pour rappeler qu’une des vocations de la philosophie, et pas des moindres, « est [d’être] l’activité qui consiste à parler vrai, à pratiquer la véridiction par rapport au pouvoir », à former donc un discours dans lequel le dire-vrai philosophique et le dire-vrai politique vont pouvoir « s’identifier » (4). La philosophie rejoint ici la politique en se présentant comme un « faire », un ergon – un tel livre produisant à l’évidence des effets pratiques dans le présent, en rencontrant un public nombreux qui va s’en emparer comme d’un moyen de ressaisissement, comme d’une boussole. Au delà du commentaire de la péripétie, le livre s’avère ici, circonstance rare, doté d’une capacité propre qui fait de lui un moyen d’action – et comme il s’agit, envers et contre tout ce qu’en disent ses détracteurs, d’un livre de philosophie (indissociable de sa portée politique), il apparaît distinctement, à son occasion que « le réel de la philosophie, ce n’est pas (…), ce n’est pas simplement, en tout cas, le logos » (5). Le « réel » de la philosophie qui trouve « le courage de s’adresser à qui exerce le pouvoir » (Foucault encore), c’est la production d’effets distinctement politique. Avec la constitution d’un « cercle d’écoute » de cette forme d’apostrophe du gouvernant (de Denys de Syracuse à Napoléon-le-tout-petit) se rend visible tout ce qui, dans la philosophie, vient en excédent de son pur et simple statut de « discours » - sa capacité à produire des déplacements, à enchaîner sur des pratiques, bref, à perforer la réalité (Ici la chronique people des frasques et aventures du nouvel élu) pour produire du « réel ».

Le contraste est saisissant entre la figure du parrêsiaste qui reprend ici des couleurs et celle du « conseiller » qui, dans l’ombre du nouvel homme fort, s’active à l’approvisionner en « idées » et « propositions » (Attali…). Le dire-vrai pratiqué par le philosophe dessine l’espace d’un affrontement, d’une opposition irréductible, il réitère, à l’encontre des palinodies du « conseiller » (un rallié, un courtisan, un opportuniste dont le parcours brouille toutes les frontières) l’irréductibilité du conflit qui oppose celui qu’on pare fallacieusement du titre d’élu du peuple au peuple – au peuple politique - peuple de l’égalité.

Dans le monde de Socrate, de Platon ou de Diogène, la pratique du dire-vrai dans un rapport où sont en jeu des questions politiques, des enjeux de pouvoir requiert une forme de courage particulière ; un courage qu’alimente l’amour de la vérité (de la justice, de la vertu…) mais qui se distingue, par exemple, du courage guerrier, même si, dans les deux cas est en question l’exposition à la mort. La parrêsia met en relation l’intensification de la relation du sujet à la vérité et le risque de la mort. Ce n’est pas seulement dans le cas où « un homme se dresse en face du tyran et lui dit la vérité » (Foucault) que s’établit cette relation, mais, aussi bien, dans celui où le philosophe, dans la cité où est établi le régime démocratique, entreprend de questionner ses concitoyens sur les conditions dans lesquels s’exerce le partage du pouvoir entre tous, s’établissent des règles de vie commune. C’est Socrate qui l’énonce, on ne peut plus distinctement : dire la vérité, sans fard, à ses concitoyens, dans des conditions comme celles qui prévalent alors dans la cité athénienne, c’est s’exposer à coup sûr à perdre la vie.

Sous nos latitudes démocratiques, les choses se présentent bien différemment : le philosophe qui entreprend de dire le vrai au nouvel homme providentiel sur les fondements de son autorité et les modalités de son gouvernement ne s’expose guère à perdre la vie – pas davantage que celui qui tentera de rendre ses concitoyens sensibles à leurs propres responsabilités dans la prolifération, disons, de l’anomie démocratique. Est-ce à dire, pour autant, que tout usage du « dire-vrai » dans un tel horizon soit désormais voué à tomber à plat et se trouve délié de toute dimension morale (et affective) dans laquelle est en jeu le courage ? Nullement : le parrêsiaste, aujourd’hui, ne met pas en jeu (sous nos climats, du moins) son intégrité physique ou sa liberté de mouvement ; mais le paradoxe de ces sociétés plus permissives que « démocratiques » est celui-ci : plus la « liberté d’opinion » y est consacrée et plus y prévalent des

polices des discours, des règlements consensuels, un conformisme et un compactage des opinions, des effets mimétiques si contraignants que la formation d’un jugement de vérité autonome sur une question en litige devient toujours plus difficile et éprouvant. Dans une telle configuration, le courage de la vérité se manifeste comme reconquête, par le sujet qui raisonne à propos de son actualité, d’une souveraineté diluée dans une sorte de doxa liquide. Il se manifeste en tant que capacité d’endurance d’une ceraine forme de solitude, indifférence souveraine à la réprobation émise par les manufacturiers du consensus, bravoure et panache de la position minoritaire.

Il est sans doute moins « dangereux » dans nos sociétés que dans d’autres de ne pas vivre et penser comme le plêthos, de ne pas se plier au fait majoritaire, tout en cultivant le différend avec les gouvernants, mais il y est assurément plus difficile d’y maintenir des conditions dans lequel la véridiction conserve un sens et une portée – tout particulièrement là où sont en jeu les questions de la politique et du pouvoir (6). Car ce qu’affecte le consensus, ce qu’il met en péril, c’est la valeur même du vrai dans la relation entre le philosophe et l’homme de pouvoir, ou bien entre gouvernés et gouvernants. Or, ce que montre l’essai de Badiou contre ou plutôt « à propos » de Sarkozy, c’est qu’une telle scène peut encore, dans notre présent, être formée – mais qu’il y faut, en effet, beaucoup de fermeté morale et de courage intellectuel. La difficulté étant désormais moins de s’exposer « physiquement » que d’occuper une position dans laquelle se réfracte l’inconsistance du conglomérat des opinions moyennes, une position qui énonce ses fondements sous une forme à la fois raisonnée (argumentative) et combative (il s’agit bien d’engager la bataille).

Il n’est pas du tout sentimental, il est simplement équitable et politiquement instructif) de se souvenir que, dans les « circonstances » mêmes où Badiou élaborait ce livre, les uns s’adonnaient à la panique (qui les incitait à appeler à remettre leur destin entre les mains de Ségolène Royal, dès le premier tour, de préférence), puis à la déploration interminable, tandis que les autres succombaient à la beauté du diable. Il n’est pas inutile de rappeler ces « détails » de chronologie à l’heure où, la baudruche s’étant dégonflée, les yeux des uns ont fini par sécher et ceux des autres par se déciller.

Ce qui ne « passe pas », en second lieu dans l’essai vif de Badiou, c’est l’attaque frontale (pas nouvelle, chez lui, mais ici redéployée « en situation ») contre le dispositif de la démocratie parlementaire et la construction du « fait majoritaire » devenus, au fil des dernières décennies, les nouvelles idoles de la tribu, et faisant l’objet d’une vénération sans partage, particulièrement intolérante à toute forme de contestation. Ce que rappelle à ce propos son essai n’est pourtant pas un scoop : que la construction du fait majoritaire à l’occasion d’élections comme les récentes Présidentielles est une fiction - au sens d’un récit qui devient réalité à la mesure où il trouve ses auditeurs et les captive ; que cette fiction ne compose jamais un peuple politique ; qu’elle exclut par principe toutes sortes de catégories de gens qui, précisément, ont part au peuple pour autant que celui-ci n’est pas simplement « nombre » mais sujet collectif de la lutte et de l’émancipation (les travailleurs d’origine étrangère, notamment) ; que les légitimités établies par le suffrage universel ne peuvent être que conditionnelles (il est de détestables majorités qui installent l’injuste et plébiscitent l’insupportable) ; et qu’enfin tout ce que sanctionne un dispositif législatif n’est pas bon à prendre : il y a, et de plus en plus, de mauvaises lois, des lois iniques, adoptées par des majorités parlementaires aux ordres, des lois jetables et opportunistes, et qui proclament, avant tout, le naufrage de la démocratie de représentation.

Au fond (et sans vouloir diminuer aucunement le mérite du philosophe qui rappelle sans prendre trop de gants ces quelques solides vérités), ce qui étonne le plus dans rumeur scandalisée suscitée par ce texte, c’est l’hyperréactivité même de ceux qui s’échinent à tailler à notre auteur le costume de l’incube et du succube. Car si, la critique du « nombre stupide » et du dispositif « capitalo-parlementaire » telle que la pratique Badiou relève certes aujourd’hui d’un genre très minoritaire aujourd’hui, il n’en demeure pas moins que, rapporté par exemple à ce qui s’énonce noir sur blanc dans Du contrat social à propos des conditions effectives de la démocratie, le maximum de ce qu’écrit Badiou deux siècles et demi plus tard apparaît frappé du sceau d’une réelle modération. Il n’est pas besoin de suivre Rousseau jusqu’aux conséquences ultimes de son objection préalable au principe même d’une démocratie de représentation (« A l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus ») pour retrouver, dans ses raisonnements, le fil rouge de la critique radicale qui se poursuit chez Badiou (et qui n’a évidemment rien en commun avec le fil blanc qui court de de Maistre à Maurras) :

Les lois ne trouvent leur force qu’à la condition d’exprimer l’intérêt général ; les lois qui ne traduisent que des intérêts partiels détruisent la volonté générale, émiettent le corps social, réduisent à néant le contrat. Ce qui expose distinctement que toutes ces lois d’opportunité qui se votent à jet continu au Parlement, que ce soit à propos de la rétention de sûreté, de la « réforme des institutions » ou des dispenses d’impôt pour les riches ne valent rien.

Le peuple demeurant l’unique puissance législative, une loi adoptée ne vaut pas une fois pour toute. « La loi d’hier n’oblige pas aujourd’hui », ce qui prévaut en toutes circonstances, c’est la capacité législative du peuple, pure et simple manifestation de l’autorité souveraine. Ce qui veut dire, tout aussi distinctement : l’ « Etat de droit », comme système d’institutions et de normes, ne s’impose qu’à la condition que soit actuelle la capacité législative du peuple : « Ce n’est point par les lois que l’Etat subsiste, c’est par le pouvoir législatif ».Or, aujourd’hui, le fétichisme de l’Etat de droit est le pendant de ce que Rousseau nomme « la mort du corps politique », c’est-à-dire l’absence d’un peuple politique et d’une volonté générale.

Une distinction doit être maintenue entre ce qui peut se manifester, à l’occasion d’une délibération, en tant que « volonté de tous » et la volonté générale qui est la manifestation « vertueuse » de l’intérêt général. Des circonstances peuvent surgir dans lesquelles la volonté de tous ne sera que le masque de conglomérats d’intérêts plus ou moins disparates. Il découle a fortiori de ces remarques que des majorités sont susceptibles d’ « errer », et ce d’autant plus que les conditions de la « délibération » populaire vont prendre la forme caricaturale d’une campagne électorale, avec le cirque médiatique qui l’accompagne.

Tout ceci pour dire que les cris d’orfraie que suscitent les joyeuses ruades de Badiou contre le « fétichisme parlementaire qui nous tient lieu de ‘démocratie’ », contre la « procédure irrationnelle » du vote, l’impuissance comme « dimension intrinsèque de la démocratie électorale » apparaissent ici avant tout comme un symptôme : non pas celui de l’égarement d’un « esprit fort » qui jouerait avec le feu en soufflant sur les braises d’un antidémocratisme propre à ouvrir les portes de la cité à un fascisme ou l’autre, mais bien celui de la complète désorientation d’une époque qui érige le Nom de la Démocratie en objet de culte, installe le régime démocratique dans une sorte de post-histoire liquidatrice de la politique, rejette toutes les perspectives critiques sur les formes d’institution contemporaines de cette hypostase ; comme si le professeur de philosophie qui, en fin de compte, ne fait jamais que son boulot en revisitant Rousseau à ses conditions propres, à propos d’une récente actualité, se démasquait ce faisant comme intellectuel rogue et énergumène ; comme si la figure même de cette nouvelle intolérance « démocratique » ne véhiculait pas le plus comique des incohérences.

Au fond, ce qui va apparaître comme l’inconvenance majeure d’un tel livre, c’est le fait même qu’un professeur à l’Ecole Normale Supérieure puisse s’activer à réveiller les classiques dans le but non pas de préparer ses pupilles à l’agrégation, mais de tailler des croupières à l’ « élu de tous les Français ».

Tant de malignité, en effet, confond.

Notes

De quoi Sarkozy est-il le nom ? , Circonstances, 4, Nouvelles Editions Lignes, 2007.

On remarquera à ce propos que le pamphlet, dont les lettres de noblesse dans la vie littéraire et politique française sont pourtant éminentes, a désormais si mauvaise réputation que toutes les grandes collections ouvertes à ce genre ont disparu des catalogues des éditeurs – « Lettre ouverte à… » (Albin Michel), « Libertés » (Pauvert), etc. On prendra toute la mesure de la modération du ton de l’essai d’Alain Badiou en le comparant, par exemple, à la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary , publiée en 1986 par Guy Hocquenghem. Voir notamment cette apostrophe adressée à Serge July : « C’est vrai, tu as grossi. Forci. Comme les bébés obscènes des publicités, ton volume et ton tour de taille sont une joie pour toute la famille ex-gaucho (…) pendant que les autres se battent, tu croises les mains sur le ventre, énigmatique (…) cette réussite, tu la manifestes par ton embonpoint moral (…) tu t’es fait gros pour te vieillir et effacer la tache originelle, celle du loup gauchiste mal élevé, mail habillé, aux dents longues. C’est de la mauvaise graisse que tu as accumulée ; car tu es gros par politique, (etc.) »

Je n’ai pas souvenir que les commentateurs aient à l’époque considéré que l’auteur de ces lignes se « déshonorait » en glosant ainsi sur l’excédent pondéral du directeur de Libération.

De quoi…, p.47.

Michel Foucault : Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de France, 1982-83, Hautes Etudes, Gallimard Seuil, 2008, p 200.

Ibid. p 211.

Sur ce point, voir le texte de Bernard Noël « L’outrage aux mots », in Le Château de Cène, 10/18 UGE, 1978.

http://blog.editions-lignes.com/2008/11/badiou-is-not-bad-for-you/