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Origine : http://blog.editions-lignes.com/2008/11/badiou-is-not-bad-for-you/
Lorsque les circonstances appartiennent tout entières aux
Charlotte Corday et que l’avenir est promis aux seuls Thermidoriens,
celui qui se risque à occuper la place de Marat est voué
à essuyer les crachats les plus divers – monstre sanguinaire,
« procureur général de la lanterne »,
apprenti dictateur, etc. A défaut de se tenir à la
hauteur des questions posées par le publiciste radical -
démocratie populaire, seconde révolution ou corruption
et stagnation girondine - , on décriera le « pamphlétaire
», au motif de la déloyauté de ses procédés
et exagérations polémiques : L’ « Ami
du peuple » se déconsidère, il passe les bornes,
avec ses dénonciations à tout-va, ses appels à
la vigilance; c’est un exalté, un « fanatique
».
Ce topos où s’établit le dispositif par lequel
le discours girondin ou thermidorien va s’efforcer de discréditer,
à défaut de discuter et réfuter, une position
et un postulat de radicalité, nous l’identifions distinctement
– en modèle réduit, bien sûr, aux dimensions
de l’époque - au cœur de la réception médiatique
et politique de l’essai d’Alain Badiou De quoi Sarkozy
est-il le nom ? (1) . La qualification insistante de ce livre comme
« pamphlet » est, précisément, ce qui
se destine bien souvent à éviter d’en débattre
les thèses, hypothèses et propositions pour en souligner
l’ « exagération » des procédés
« polémiques » ou bien alors pour le vouer à
la suspicion en mettant en avant le caractère sulfureux du
personnage qui en est l’auteur. C’est ainsi que l’on
ira, dans un quotidien de référence, jusqu’à
écrire que l’auteur de ce livre « ruine son propos
», se « déshonore » en glosant sur la petite
taille du nouvel élu, en qualifiant certains de ses partisans
de « rats », en insinuant que le courage physique lui
fait défaut, etc. Ailleurs – à moins que ce
ne soit encore dans le même organe de l’Opus Dei de
la Démocratie contemporaine -, on statuera qu’un tel
ouvrage ne saurait, de toute façon, être pris au sérieux,
l’auteur s’étant de façon répétée
signalé par des prises de position suspectes à propos
de ce qu’il nomme insidieusement « le signifiant juif
» (2).
Dans tous les cas, ces clauses préalables remplissent une
fonction distincte : l’objection « éthique »
adressée aux prétendus procédés déloyaux,
ou bien la clause de méfiance fondée sur la mauvaise
« moralité » attestée ( ?) de l’auteur
se destinent justifier l’évitement d’une discussion
directe, sans aménités, de ce qui, précisément,
ne « passe pas » auprès de l’opinion abonnée
aux énoncés « corrects » de la position
tenue et soutenue par ce livre : en premier lieu, dirais-je, non
pas le « pari » sur ce que Badiou nomme l’hypothèse
communiste, mais bien la dévastatrice critique de ce qui
persiste du dispositif institutionnel de la politique – la
démocratie parlementaire, avec, en son centre, la construction
du « fait majoritaire ». Il s’agit bien d’arrêter
ceci : puisqu’à l’évidence Badiou ne recule
pas devant des procédés polémiques que la bonne
moralité contemporaine fondée sur le « respect
de l’Autre » et la tolérance réprouvent,
puisqu’au demeurant il se range dans la catégorie des
suspects intellectuels en ergotant sur des questions où s’impose
une clause d’ « indiscutabilité » (la légitimité
de l’Etat d’Israël et de tout ce qui contribue
à établir celle-ci dans la vie intellectuelle de notre
pays) , alors rien de ce qu’il soutient par ailleurs et qui
revêt un enjeu politique ne saurait être pris vraiment
au sérieux.
On voit bien ici se dessiner la fonction distinctement antipolitique,
ou bien, ce qui est la même chose, bassement consensualiste,
de la rhétorique éthique dans les débats contemporains
autour des questions en litige : l’a priori éthique
qui entend ici faire valoir ses droits a avant tout pour vocation
d’empêcher la prise en considération de ce qui
fâche vraiment dans la position défendue par le philosophe
à l’occasion de l’élection de Sarkozy
- mais dont on n’a guère le goût de débattre
- l’interminable agonie de la forme d’institution de
la politique dont cette élection est une visible expression.
Et donc, à coup de feinte indignation, on fera mine de prendre
pour des invectives, des coups en dessous de la ceinture ce qui,
dans un espace de discursivité politique, relève de
la pratique la plus courante : la production de descriptions qui
sont aussi des qualifications et qui prennent la forme, disons,
d’images-concepts. Ainsi, lorsque Badiou qualifie Sarkozy
de « Napoléon-le-très-petit », de «
personnage minuscule », lorsqu’il évoque «
la chose probablement immonde dont le petit Sarkozy est le serviteur
» (etc.), il définit, références massives
(Hugo) à l’appui, une politique en dessinant le personnage
qui l’incarne avec tant d’allant. « Grand »,
« petit » sont des attributs des plus courants destinés
à qualifier une politique et le trait, disons moral, des
personnages qui prétendent non seulement les mettre en œuvre,
mais aussi surtout leur donner un corps. Il ne serait venu à
l’idée de personne de dénoncer la déloyauté
des qualifications critiques si fréquentes, au début
de la V° République, de la politique internationale du
Général de Gaulle comme relevant d’une «
folie des grandeurs » - au prétexte que celles-ci comprendraient
une allusion malveillante à la (trop) grande taille du personnage.
Dans le texte de Badiou (dont on ne sache pas qu’il poursuive
d’une vindicte particulière les nains et les personnes
de petite taille en général), l’association
du patronyme du nouvel élu à l’adjectif «
petit » qualifie une politique, notamment pour autant qu’il
l’oppose, en tant que politique de la peur et de la mobilisation
des affects apeurés, à celle du fondateur de la V°
République stylisé comme celui qui « n’avait
jamais peur ». Il s’agit bien de dire qu’avec
ce nouveau personnage de la politique, l’ambition originaire
du gaullisme (dans la lignée duquel son action est supposée
s’inscrire, une fiction toujours plus difficile à soutenir,
notamment en matière de politique étrangère)
rapetisse au point de devenir « minuscule ».
De la même façon, tout ce qui s’agence dans
ce texte autour du signifiant « rat » est fortement
connoté : du côté de la théorisation
sartrienne de l’anticommunisme, de celui, naturellement, de
la glose freudienne. Par conséquent, lorsqu’il évoque
les « rats de gauche », lorsqu’il plaisante sur
« l’homme aux rats » qui les séduit et
les apprivoise (le Rattenfänger Sarkozy, en somme), il se déplace
à l’intérieur d’espaces déjà
balisés dans lesquels ont prospéré des images-concepts.
Le passage dans lequel il définit l’impatience des
« rats de gauche » comme une névrose du pouvoir
est irrécusable : « Le rat est celui qui, interne à
la temporalité d’opinion, ne peut supporter d’attendre.
Le prochain tour commandé par l’Etat, c’est très
loin. Je vieillis, se dit le rat. Lui, il ne veut pas mariner dans
l’impuissance, mais encore moins dans l’impossible !
(…) Le rat est celui qui a besoin de se précipiter
dans la durée qu’on lui offre, sans être du tout
en état de construire une autre durée » (3).
Relisant ces lignes, je m’avise que j’oublie une autre
référence si familière, si évidente
et massive, qu’elle demeure inaperçue : les Fables
de Jean de La Fontaine, tout simplement. Et qui donc, ici, ne perçoit
pas la petite différence qui sépare ce bestiaire politique
(toute politique en appelle nécessairement à un bestiaire,
et la biopolitique contemporaine plus que toute autre, soit noté
en passant) de celui de l’antisémite ordinaire qui
réclame des mesures d’élimination prophylactique
de ces nuisibles agents de toutes les contaminations, manque, pour
le moins, de faculté de discernement ; à moins qu’il
ne s’agisse, plus probablement, d’un enjeu de bonne
et de mauvaise foi.
Loin donc que ce qui s’agence autour du « petit »
et du « rat » puisse être isolé du «
fond » du propos de Badiou et dénoncé comme
une sorte de déchet insupportable, il apparaît que
ces images (pas de politique sans bestiaire, pas de politique, de
discursivité politique, d’imagination politique sans
images, a fortiori) constituent un accès au fond du problème
énoncé par Badiou dans le titre même de son
essai : de quoi Sarkozy est-il le nom ? Comment la vie politique
a-t-elle pu rapetisser dans ce pays, au point d’en venir à
être incarnée en son point de concentration (institutionnel,
du moins) le plus extrême par un personnage d’une si
patente inconsistance ? Comment le cynisme des transfuges sans scrupules
dont les palinodies abolissent toute distinction entre droite et
gauche peut-il y triompher plutôt qu’y rencontrer un
blâme unanime ? Ces questions, amplement partagées
parmi le public « déprimé » auquel s’adresse
ce livre, sont, tout simplement, soutenues, supportées par
un travail de création de concepts-images qui est comme le
sceau de l’originalité de la pensée qui s’y
énonce. Il faut bien être voué tout entier à
la haine - si bien partagée aujourd’hui, il est vrai
- de la pensée vive, du discours libre qui conjugue invention
de la philosophie et politique radicale pour n’y identifier
que gros mots et outrages.
Ce à quoi, aussi bien, notre présent girondin et
thermidorien est devenu de plus en plus allergique est ce qu’une
telle alliance suppose de position subjective : un allant de la
pensée, une énergie, un thymos, une volonté
d’en découdre. Que la philosophie, de plus en plus
constamment renvoyée à ses lentes ruminations et à
ses travaux d’école lie son destin à une telle
vivacité de l’engagement, de la prise de parti et de
l’acceptation rieuse de la conflictualité – voilà
qui est devenu insupportable à ceux qui entendent que le
débat intellectuel et politique se déroule dans des
conditions d’asepsie et d’antisepsie de salle d’opération.
C’est, une fois encore, le vieux dualisme des passions et
de la raison ( mis aux normes de la démocratie immunitaire)
qui est mis au service d’un programme de « pacification
» des espaces politiques ; un programme dont le propre est,
en vérité, d’opposer des objections de principe
et de décence à tout ce qui tend à s’arracher
à l’emprise des opinions moyennes et s’engage
dans des procédures de vérité conduisant à
rompre, trancher, présenter le différend.
La conviction selon laquelle le domaine politique serait, encore
et toujours, non pas le milieu par excellence des opinions et positions
moyennes, lesquelles s’élaborent et se débattent
sur le mode réglé d’une « éthique
de la communication », mais bien celui d’une conflictualité
intensifiée par les enjeux du présent, engageant la
philosophie du philosophe non moins que son tempérament ou
ses « convictions personnelles » - voilà qui
tend à devenir l’insupportable même, aussi bien
aux vicaires de la nouvelle « correction » intellectuelle
(médiatique aussi bien qu’académique). Et donc,
ce qui se trouvera amplement récusé, c’est le
principe même d’un tel essai dont le propre est d’effranger
les bords entre la philosophie « sérieuse » et
la politique dans son aspect le plus commun, de redonner leurs droits
aux passions politiques là où, aussi bien, les propositions
se soutiennent et s’enchaînent à partir de prémisses
clairement définies – bref : de réaffirmer tous
les droits et toute la dignité d’une philosophie de
l’actuel distinguée des chroniques d’humeur que,
jour après jour, les philosophes médiatiques distillent
dans les journaux et à la télé.
Le sous-titre du livre de Badiou s’énonce comme «
Circonstances, 4 », faisant distinctement signe en direction
des « Situations » de Sartre, notamment, voire des «
Inactuelles » de Nietzsche, et ce sur le même mode de
l’antiphrase : ces « Circonstances » sont l’inverse
même d’un écrit de circonstance(s), pour autant,
précisément, que loin de se délier de l’œuvre
substantielle, elles en constituent la pointe et le dard, le «
sagittal », dirait Foucault – toutes les propositions
fondamentales de la philosophie de Badiou s’y retrouvent,
organisées, pour ainsi dire, en formation de combat contre
un ennemi auquel le présent a décerné son nom
propre.
Si l’on se rappelle l’allant avec lequel les médias
se sont couchés devant Sarkozy durant les mois qui ont suivi
son élection, la « gauche » étant, elle,
KO debout et l’opinion littéralement hypnotisée,
on ne peut qu’être sensible à la posture qu’adopte
Badiou en écrivant et publiant ce livre au plus serré
de la péripétie qu’il accompagne et analyse.
Le contraste est évidemment saisissant entre l’usage,
tout philosophique, du « dire-vrai » qui y est fait
- le côté « dire son fait » à l’ambitieux
auquel le destin a souri – et les complaisances de la cohorte
des commentateurs éblouis de la success story du conquérant
dont l’absence de scrupules et d’inhibitions les séduit.
La philosophie rétablit ses droits délaissés
(par sa faute même), ldès lors qu’ il se trouve
que c’est un philosophe, s’autorisant de lui seul, et
qui se présente dans un espace public pour rappeler qu’une
des vocations de la philosophie, et pas des moindres, « est
[d’être] l’activité qui consiste à
parler vrai, à pratiquer la véridiction par rapport
au pouvoir », à former donc un discours dans lequel
le dire-vrai philosophique et le dire-vrai politique vont pouvoir
« s’identifier » (4). La philosophie rejoint ici
la politique en se présentant comme un « faire »,
un ergon – un tel livre produisant à l’évidence
des effets pratiques dans le présent, en rencontrant un public
nombreux qui va s’en emparer comme d’un moyen de ressaisissement,
comme d’une boussole. Au delà du commentaire de la
péripétie, le livre s’avère ici, circonstance
rare, doté d’une capacité propre qui fait de
lui un moyen d’action – et comme il s’agit, envers
et contre tout ce qu’en disent ses détracteurs, d’un
livre de philosophie (indissociable de sa portée politique),
il apparaît distinctement, à son occasion que «
le réel de la philosophie, ce n’est pas (…),
ce n’est pas simplement, en tout cas, le logos » (5).
Le « réel » de la philosophie qui trouve «
le courage de s’adresser à qui exerce le pouvoir »
(Foucault encore), c’est la production d’effets distinctement
politique. Avec la constitution d’un « cercle d’écoute
» de cette forme d’apostrophe du gouvernant (de Denys
de Syracuse à Napoléon-le-tout-petit) se rend visible
tout ce qui, dans la philosophie, vient en excédent de son
pur et simple statut de « discours » - sa capacité
à produire des déplacements, à enchaîner
sur des pratiques, bref, à perforer la réalité
(Ici la chronique people des frasques et aventures du nouvel élu)
pour produire du « réel ».
Le contraste est saisissant entre la figure du parrêsiaste
qui reprend ici des couleurs et celle du « conseiller »
qui, dans l’ombre du nouvel homme fort, s’active à
l’approvisionner en « idées » et «
propositions » (Attali…). Le dire-vrai pratiqué
par le philosophe dessine l’espace d’un affrontement,
d’une opposition irréductible, il réitère,
à l’encontre des palinodies du « conseiller »
(un rallié, un courtisan, un opportuniste dont le parcours
brouille toutes les frontières) l’irréductibilité
du conflit qui oppose celui qu’on pare fallacieusement du
titre d’élu du peuple au peuple – au peuple politique
- peuple de l’égalité.
Dans le monde de Socrate, de Platon ou de Diogène, la pratique
du dire-vrai dans un rapport où sont en jeu des questions
politiques, des enjeux de pouvoir requiert une forme de courage
particulière ; un courage qu’alimente l’amour
de la vérité (de la justice, de la vertu…) mais
qui se distingue, par exemple, du courage guerrier, même si,
dans les deux cas est en question l’exposition à la
mort. La parrêsia met en relation l’intensification
de la relation du sujet à la vérité et le risque
de la mort. Ce n’est pas seulement dans le cas où «
un homme se dresse en face du tyran et lui dit la vérité
» (Foucault) que s’établit cette relation, mais,
aussi bien, dans celui où le philosophe, dans la cité
où est établi le régime démocratique,
entreprend de questionner ses concitoyens sur les conditions dans
lesquels s’exerce le partage du pouvoir entre tous, s’établissent
des règles de vie commune. C’est Socrate qui l’énonce,
on ne peut plus distinctement : dire la vérité, sans
fard, à ses concitoyens, dans des conditions comme celles
qui prévalent alors dans la cité athénienne,
c’est s’exposer à coup sûr à perdre
la vie.
Sous nos latitudes démocratiques, les choses se présentent
bien différemment : le philosophe qui entreprend de dire
le vrai au nouvel homme providentiel sur les fondements de son autorité
et les modalités de son gouvernement ne s’expose guère
à perdre la vie – pas davantage que celui qui tentera
de rendre ses concitoyens sensibles à leurs propres responsabilités
dans la prolifération, disons, de l’anomie démocratique.
Est-ce à dire, pour autant, que tout usage du « dire-vrai
» dans un tel horizon soit désormais voué à
tomber à plat et se trouve délié de toute dimension
morale (et affective) dans laquelle est en jeu le courage ? Nullement
: le parrêsiaste, aujourd’hui, ne met pas en jeu (sous
nos climats, du moins) son intégrité physique ou sa
liberté de mouvement ; mais le paradoxe de ces sociétés
plus permissives que « démocratiques » est celui-ci
: plus la « liberté d’opinion » y est consacrée
et plus y prévalent des
polices des discours, des règlements consensuels, un conformisme
et un compactage des opinions, des effets mimétiques si contraignants
que la formation d’un jugement de vérité autonome
sur une question en litige devient toujours plus difficile et éprouvant.
Dans une telle configuration, le courage de la vérité
se manifeste comme reconquête, par le sujet qui raisonne à
propos de son actualité, d’une souveraineté
diluée dans une sorte de doxa liquide. Il se manifeste en
tant que capacité d’endurance d’une ceraine forme
de solitude, indifférence souveraine à la réprobation
émise par les manufacturiers du consensus, bravoure et panache
de la position minoritaire.
Il est sans doute moins « dangereux » dans nos sociétés
que dans d’autres de ne pas vivre et penser comme le plêthos,
de ne pas se plier au fait majoritaire, tout en cultivant le différend
avec les gouvernants, mais il y est assurément plus difficile
d’y maintenir des conditions dans lequel la véridiction
conserve un sens et une portée – tout particulièrement
là où sont en jeu les questions de la politique et
du pouvoir (6). Car ce qu’affecte le consensus, ce qu’il
met en péril, c’est la valeur même du vrai dans
la relation entre le philosophe et l’homme de pouvoir, ou
bien entre gouvernés et gouvernants. Or, ce que montre l’essai
de Badiou contre ou plutôt « à propos »
de Sarkozy, c’est qu’une telle scène peut encore,
dans notre présent, être formée – mais
qu’il y faut, en effet, beaucoup de fermeté morale
et de courage intellectuel. La difficulté étant désormais
moins de s’exposer « physiquement » que d’occuper
une position dans laquelle se réfracte l’inconsistance
du conglomérat des opinions moyennes, une position qui énonce
ses fondements sous une forme à la fois raisonnée
(argumentative) et combative (il s’agit bien d’engager
la bataille).
Il n’est pas du tout sentimental, il est simplement équitable
et politiquement instructif) de se souvenir que, dans les «
circonstances » mêmes où Badiou élaborait
ce livre, les uns s’adonnaient à la panique (qui les
incitait à appeler à remettre leur destin entre les
mains de Ségolène Royal, dès le premier tour,
de préférence), puis à la déploration
interminable, tandis que les autres succombaient à la beauté
du diable. Il n’est pas inutile de rappeler ces « détails
» de chronologie à l’heure où, la baudruche
s’étant dégonflée, les yeux des uns ont
fini par sécher et ceux des autres par se déciller.
Ce qui ne « passe pas », en second lieu dans l’essai
vif de Badiou, c’est l’attaque frontale (pas nouvelle,
chez lui, mais ici redéployée « en situation
») contre le dispositif de la démocratie parlementaire
et la construction du « fait majoritaire » devenus,
au fil des dernières décennies, les nouvelles idoles
de la tribu, et faisant l’objet d’une vénération
sans partage, particulièrement intolérante à
toute forme de contestation. Ce que rappelle à ce propos
son essai n’est pourtant pas un scoop : que la construction
du fait majoritaire à l’occasion d’élections
comme les récentes Présidentielles est une fiction
- au sens d’un récit qui devient réalité
à la mesure où il trouve ses auditeurs et les captive
; que cette fiction ne compose jamais un peuple politique ; qu’elle
exclut par principe toutes sortes de catégories de gens qui,
précisément, ont part au peuple pour autant que celui-ci
n’est pas simplement « nombre » mais sujet collectif
de la lutte et de l’émancipation (les travailleurs
d’origine étrangère, notamment) ; que les légitimités
établies par le suffrage universel ne peuvent être
que conditionnelles (il est de détestables majorités
qui installent l’injuste et plébiscitent l’insupportable)
; et qu’enfin tout ce que sanctionne un dispositif législatif
n’est pas bon à prendre : il y a, et de plus en plus,
de mauvaises lois, des lois iniques, adoptées par des majorités
parlementaires aux ordres, des lois jetables et opportunistes, et
qui proclament, avant tout, le naufrage de la démocratie
de représentation.
Au fond (et sans vouloir diminuer aucunement le mérite du
philosophe qui rappelle sans prendre trop de gants ces quelques
solides vérités), ce qui étonne le plus dans
rumeur scandalisée suscitée par ce texte, c’est
l’hyperréactivité même de ceux qui s’échinent
à tailler à notre auteur le costume de l’incube
et du succube. Car si, la critique du « nombre stupide »
et du dispositif « capitalo-parlementaire » telle que
la pratique Badiou relève certes aujourd’hui d’un
genre très minoritaire aujourd’hui, il n’en demeure
pas moins que, rapporté par exemple à ce qui s’énonce
noir sur blanc dans Du contrat social à propos des conditions
effectives de la démocratie, le maximum de ce qu’écrit
Badiou deux siècles et demi plus tard apparaît frappé
du sceau d’une réelle modération. Il n’est
pas besoin de suivre Rousseau jusqu’aux conséquences
ultimes de son objection préalable au principe même
d’une démocratie de représentation («
A l’instant qu’un peuple se donne des représentants,
il n’est plus libre ; il n’est plus ») pour retrouver,
dans ses raisonnements, le fil rouge de la critique radicale qui
se poursuit chez Badiou (et qui n’a évidemment rien
en commun avec le fil blanc qui court de de Maistre à Maurras)
:
Les lois ne trouvent leur force qu’à la condition
d’exprimer l’intérêt général
; les lois qui ne traduisent que des intérêts partiels
détruisent la volonté générale, émiettent
le corps social, réduisent à néant le contrat.
Ce qui expose distinctement que toutes ces lois d’opportunité
qui se votent à jet continu au Parlement, que ce soit à
propos de la rétention de sûreté, de la «
réforme des institutions » ou des dispenses d’impôt
pour les riches ne valent rien.
Le peuple demeurant l’unique puissance législative,
une loi adoptée ne vaut pas une fois pour toute. «
La loi d’hier n’oblige pas aujourd’hui »,
ce qui prévaut en toutes circonstances, c’est la capacité
législative du peuple, pure et simple manifestation de l’autorité
souveraine. Ce qui veut dire, tout aussi distinctement : l’
« Etat de droit », comme système d’institutions
et de normes, ne s’impose qu’à la condition que
soit actuelle la capacité législative du peuple :
« Ce n’est point par les lois que l’Etat subsiste,
c’est par le pouvoir législatif ».Or, aujourd’hui,
le fétichisme de l’Etat de droit est le pendant de
ce que Rousseau nomme « la mort du corps politique »,
c’est-à-dire l’absence d’un peuple politique
et d’une volonté générale.
Une distinction doit être maintenue entre ce qui peut se
manifester, à l’occasion d’une délibération,
en tant que « volonté de tous » et la volonté
générale qui est la manifestation « vertueuse
» de l’intérêt général. Des
circonstances peuvent surgir dans lesquelles la volonté de
tous ne sera que le masque de conglomérats d’intérêts
plus ou moins disparates. Il découle a fortiori de ces remarques
que des majorités sont susceptibles d’ « errer
», et ce d’autant plus que les conditions de la «
délibération » populaire vont prendre la forme
caricaturale d’une campagne électorale, avec le cirque
médiatique qui l’accompagne.
Tout ceci pour dire que les cris d’orfraie que suscitent
les joyeuses ruades de Badiou contre le « fétichisme
parlementaire qui nous tient lieu de ‘démocratie’
», contre la « procédure irrationnelle »
du vote, l’impuissance comme « dimension intrinsèque
de la démocratie électorale » apparaissent ici
avant tout comme un symptôme : non pas celui de l’égarement
d’un « esprit fort » qui jouerait avec le feu
en soufflant sur les braises d’un antidémocratisme
propre à ouvrir les portes de la cité à un
fascisme ou l’autre, mais bien celui de la complète
désorientation d’une époque qui érige
le Nom de la Démocratie en objet de culte, installe le régime
démocratique dans une sorte de post-histoire liquidatrice
de la politique, rejette toutes les perspectives critiques sur les
formes d’institution contemporaines de cette hypostase ; comme
si le professeur de philosophie qui, en fin de compte, ne fait jamais
que son boulot en revisitant Rousseau à ses conditions propres,
à propos d’une récente actualité, se
démasquait ce faisant comme intellectuel rogue et énergumène
; comme si la figure même de cette nouvelle intolérance
« démocratique » ne véhiculait pas le
plus comique des incohérences.
Au fond, ce qui va apparaître comme l’inconvenance
majeure d’un tel livre, c’est le fait même qu’un
professeur à l’Ecole Normale Supérieure puisse
s’activer à réveiller les classiques dans le
but non pas de préparer ses pupilles à l’agrégation,
mais de tailler des croupières à l’ «
élu de tous les Français ».
Tant de malignité, en effet, confond.
Notes
De quoi Sarkozy est-il le nom ? , Circonstances, 4, Nouvelles Editions
Lignes, 2007.
On remarquera à ce propos que le pamphlet, dont les lettres
de noblesse dans la vie littéraire et politique française
sont pourtant éminentes, a désormais si mauvaise réputation
que toutes les grandes collections ouvertes à ce genre ont
disparu des catalogues des éditeurs – « Lettre
ouverte à… » (Albin Michel), « Libertés
» (Pauvert), etc. On prendra toute la mesure de la modération
du ton de l’essai d’Alain Badiou en le comparant, par
exemple, à la Lettre ouverte à ceux qui sont passés
du col Mao au Rotary , publiée en 1986 par Guy Hocquenghem.
Voir notamment cette apostrophe adressée à Serge July
: « C’est vrai, tu as grossi. Forci. Comme les bébés
obscènes des publicités, ton volume et ton tour de
taille sont une joie pour toute la famille ex-gaucho (…) pendant
que les autres se battent, tu croises les mains sur le ventre, énigmatique
(…) cette réussite, tu la manifestes par ton embonpoint
moral (…) tu t’es fait gros pour te vieillir et effacer
la tache originelle, celle du loup gauchiste mal élevé,
mail habillé, aux dents longues. C’est de la mauvaise
graisse que tu as accumulée ; car tu es gros par politique,
(etc.) »
Je n’ai pas souvenir que les commentateurs aient à
l’époque considéré que l’auteur
de ces lignes se « déshonorait » en glosant ainsi
sur l’excédent pondéral du directeur de Libération.
De quoi…, p.47.
Michel Foucault : Le gouvernement de soi et des autres, Cours au
Collège de France, 1982-83, Hautes Etudes, Gallimard Seuil,
2008, p 200.
Ibid. p 211.
Sur ce point, voir le texte de Bernard Noël « L’outrage
aux mots », in Le Château de Cène, 10/18 UGE,
1978.
http://blog.editions-lignes.com/2008/11/badiou-is-not-bad-for-you/
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