LES aspirations féministes des années 70 n'ont pas encore
abouti, tant s'en faut. La crise autorise même nombre de discours
demandant le renvoi des femmes dans leurs foyers. L'éloge de la
différence est de retour. Face à cette offensive, la pression
pour accéder à l'égalité s'organise. Mais,
au-delà des revendications publiques, hommes et femmes ont toujours
une véritable révolution culturelle à entreprendre
dans leur vie privée.
Au terme de trois décennies riches en bouleversements, un noeud
de contradictions marque l'investissement des femmes dans la société
française, dont le dénouement peut déboucher sur
de multiples possibles. Pour s'en convaincre, il suffit de parcourir la
table des matières du rapport établi par la France en vue
de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, mise
sur pied par l'Organisation des Nations unies, à Pékin,
du 4 au 15 septembre 1995 (1). La deuxième partie s'intitule :
« Un bilan contrasté : ambiguïtés et paradoxes
». Les deux autres titres « De l'égalité des
droits vers l'égalité de fait ? Les progrès et les
acquis » et « Vers une société qui intègre
mieux les composantes masculines et féminines ? » indiquent
les avancées limitées accomplies sur le chemin de l'égalité
et les incertitudes sur l'avenir de ces acquis. La « question féminine
» est loin d'être réglée : quels que soient
le domaine et la dimension de la vie sociale que l'on considère,
la persistance des disparités, quelquefois importantes, entre la
condition faite aux hommes et celle subie par les femmes est patente,
en dépit du principe hautement affirmé de l'égalité
entre les sexes.
Cette proclamation masque mal les différences durables dans l'accès
à la formation et à l'emploi, dans les qualifications et
les hiérarchies définies selon la division sociale du travail,
dans les rémunérations professionnelles, dans le partage
des tâches et des fonctions au sein du couple et de la famille,
dans la probabilité de parvenir à une position sociale plus
élevée, dans l'espace public et notamment dans l'accès
aux postes de responsabilité politique, et jusque dans l'appréhension
de la vieillesse (2).
Comme les inégalités sociales, celles entre sexes se répètent
et se cumulent (3) : elles s'engendrent et se nourrissent mutuellement,
en multipliant les avantages au profit des uns et les handicaps au détriment
des autres. Ainsi la division inégalitaire du travail domestique
dresse un sérieux obstacle à l'activité, à
l'investissement dans une carrière professionnelle des femmes.
Réciproquement, les grandes difficultés rencontrées
lors de la recherche ou de la conservation d'un emploi normal (à
durée indéterminée et à temps plein), répondant
au désir d'accomplissement personnel et de promotion sociale, les
incitent fréquemment à se replier sur la sphère conjugale
et familiale, au profit du travail domestique.
L'attribution du privé aux femmes (mais aussi leur consentement)
et l'hégémonie des hommes sur l'espace public se génèrent
et se renforcent en un cercle vicieux. Une répartition inégalitaire
des rôles A travers les générations, les disparités
entre hommes et femmes se reproduisent non sans changements, il est vrai.
Les modèles sociaux dominants incitent, par exemple, les adolescentes
et les étudiantes à limiter délibérément
leurs ambitions scolaires, puis professionnelles, pour les rendre compatibles
avec leurs futures tâches maternelles et domestiques. Elles se coulent
ainsi très tôt dans le moule traditionnel (4).
Si des transformations importantes ont souvent considérablement
amélioré la condition féminine, ces changements s'avèrent
en définitive ambigus : ils se sont accompagnés d'effets
pervers, porteurs de nouvelles contraintes et formes de discrimination.
Ainsi, si les collégiennes réussissent mieux, elles se voient
encore le plus souvent exclues (ou s'excluent elles-mêmes) des filières
d'excellence qui mènent vers les postes de direction (5). Si les
femmes ont su s'imposer dans le salariat, elles restent plus menacées
par le chômage et la précarité que leurs collègues
masculins, plus souvent contraintes d'accepter des occupations à
temps partiel, dans des positions subalternes et dans l'ensemble moins
bien rémunérées.
Si les femmes ont su conquérir une certaine autonomie dans les
familles, notamment grâce à leurs revenus propres, c'est
au prix d'une « double journée » tant les servitudes
domestiques restent inégalement partagées (6). Et quand
le couple vient à se défaire, le plus souvent à leur
initiative, elles sont confrontées à de nouvelles difficultés
liées à la garde des enfants et à leur dévalorisation
relative sur le « marché matrimonial ». Enfin, si elles
ont commencé à occuper le champ politique, c'est encore
en quantité homéopathique qu'elles accèdent à
de véritables fonctions de responsabilité (7). Dès
lors, on conçoit combien est fallacieuse la thèse d'une
« féminisation de la société française
» ou d'une « féminisation des moeurs », développée
avec un succès relatif ces derniers temps. Cette affirmation s'appuie,
pêle-mêle, sur la supériorité démographique
des femmes, l'augmentation des familles monoparentales à «
chef » féminin, le souci croissant affiché par la
gent masculine des apparences physiques, jusqu'alors apanage des dames,
parallèlement au développement de la pratique du sport et
à la mode des produits light ou de la nouvelle cuisine, etc. (8).
Cette prétendue « féminisation » n'est qu'un
paravent derrière lequel se renouvelle et même se renforce
la domination masculine. On omet de signaler que l'identité féminine
se définit désormais par deux traits classiques de la masculinité
: la détention d'un diplôme et l'exercice d'un travail salarié.
La société s'est donc plutôt « masculinisée
», les femmes s'alignant, en quelque sorte, sur les normes traditionnelles
des hommes. La dévalorisation du masculin, sous le coup des critiques
et des conquêtes féministes, n'a affecté que les formes
les plus grossières en même temps que les plus spectaculaires
du machisme le culte de la virilité sans que soient pour autant
entamés les fondements de cette hégémonie, que ce
soit dans l'éducation et l'enseignement, dans le travail, dans
l'univers domestique ou dans la sphère publique. C'est seulement
dans les classes populaires, où les identités sexuelles
traditionnelles restent un des principaux éléments de valorisation,
que ce brouillage de l'image masculine aura bouleversé quelque
peu les schémas classiques (9). L'émancipation féminine
reste donc une oeuvre inachevée, à poursuivre, en prenant
appui sur les acquis grâce auxquels les femmes sont devenues, partiellement
au moins, actrices de leur propre destin et de celui de la société
entière (10). Le principal obstacle demeure la perpétuation
de la répartition inégalitaire des rôles dans l'univers
clos de la maison. Avec la mixité défaillante de la représentation
politique, cet aspect des relations entre hommes et femmes est resté
quasi immobile ces trois dernières décennies. Les femmes
continuent à assurer plus de 90 % du travail « privé
», même si une zone négociable (la cuisine, les courses,
la vaisselle) a émergé ces dernières années
(11).
Là gît bien le noyau dur de la domination masculine contemporaine.
S'attaquer directement à cette citadelle relève d'une mission
presque impossible. On touche là au coeur de la vie privée
des individus. Or toute notre civilisation, au moins depuis la Renaissance
et plus encore à compter de l'établissement de régimes
démocratiques, repose sur des principes intangibles tels que l'autonomie
de l'intimité, garante de la liberté individuelle, à
l'égard du champ public. Autrement dit, l'inégalité
entre les sexes s'engendre à l'ombre de la vie privée, sous
couvert de préserver les droits de la personne. On se heurte ainsi
à une première contradiction, entre aspiration à
l'égalité sexuelle et revendication de liberté individuelle.
Plus fondamentalement, se lancer à l'assaut du mariage et de la
famille déstabilisera les identités, tant féminines
que masculines, véritables obstacles à un partage égalitaire
des tâches et à une redéfinition des statuts au sein
de cet univers (12). Or l'identité sexuelle des individus est une
composante essentielle de leur personnalité. On bute sur un nouveau
paradoxe entre égalité des sexes et identité des
personnes. L'avènement de nouvelles composantes individuelles exigerait
une vaste révolution culturelle : l'émergence d'autres institutions
domestiques et politiques, d'autres modes de socialisation des individus,
d'un nouvel imaginaire social, etc. Aussi, plutôt qu'une attaque
frontale, vaudrait-il mieux engager une série d'offensives latérales.
Les femmes ont réussi à se soustraire à cette «
machine » à générer et à entretenir
la répartition des rôles, essentiellement grâce à
la prolongation de leur scolarité et au travail salarié,
acquis dont il est nécessaire de développer l'effet émancipateur
(13).
Par exemple, en combattant la discrimination entre filières «
masculines » et « féminines », principale source
de reproduction des inégalités, qui canalise encore trop
souvent le deuxième sexe vers les emplois les moins qualifiés
ou qui les détourne des postes de responsabilité. Tous les
acteurs de l'éducation nationale enseignants, conseillers d'orientation,
mais aussi élèves et parents d'élèves devraient
reconsidérer leurs habitudes de sélection et d'orientation,
l'impérialisme des mathématiques, le déséquilibre
entre disciplines littéraires et scientifiques, les critères
d'entrée actuels dans les grandes écoles, écoles
d'ingénieurs, écoles supérieures de commerce, etc.,
autant de voies royales menant à des positions de pouvoir. Conforter
et développer l'emploi des femmes suppose ensuite : une réduction
massive du temps de travail (sur la semaine, l'année, la vie active
tout entière) afin de lutter contre le chômage ou la précarité
et de trouver une solution de rechange au temps partiel, véritable
piège pour les mères de famille ; une négociation
par branches, entreprises et établissements pour définir
aussi strictement que possible, dans les conventions collectives, les
postes de travail, et qu'enfin le principe « à travail égal,
salaire égal » devienne réalité ; le développement
des structures d'accueil des enfants en bas âge financées
sur fonds publics : crèches collectives, crèches familiales,
réseaux d'assistantes maternelles, crèches parentales, etc.
; une révision des congés pour garde d'enfants malades ou
postnataux, de façon à obliger les hommes à en prendre
leur part, sans possibilité de la transférer au bénéfice
de leur épouse ou compagne.
Enfin, en dépit des réticences qu'elle suscite, la parité
pourra seule introduire les femmes au coeur des autorités exécutives,
législatives ou judiciaires (14) et réaliser l'égalité
citoyenne. Cet objectif nécessite des étapes et un ensemble
de mesures étroitement liées : scrutin proportionnel généralisé
; limitation sévère du cumul des mandats, simultanés
(un mandat municipal, cantonal ou régional et un mandat national
ou européen) et successifs (pas plus de deux consécutifs,
tous mandats confondus) ; obligation aux formations politiques d'un seuil
maximum (par exemple 60 %) de candidats d'un même sexe en position
éligible quelle que soit la consultation ; soumission du financement
public des partis politiques (mais aussi des syndicats et des associations)
au respect de la proportionnalité dans leurs organes dirigeants
(autant d'hommes et de femmes dans ces instances que parmi leurs adhérents).
Toutes ces propositions peuvent ressembler à un catalogue hétéroclite.
Leur unité est cependant bien réelle, puisque toutes visent
à mettre fin à l'assignation prioritaire des femmes à
l'espace et au travail domestiques, qui est au fondement de la domination
masculine. Elles permettront de repenser les rôles, en obtenant
du conjoint ou compagnon un partage plus équitable dans l'administration
de la maisonnée, et de garantir à chacun(e) l'ouverture
à l'ensemble des activités du dehors.
ALAIN BIHR et ROLAND PFEFFERKORN.
ALAIN BIHR
auteur notamment de Pour en finir avec le Front national, Editions Syros,
Paris, 1993.
ROLAND PFEFFERKORN
université des sciences humaines de Strasbourg
(1) Claire Aubin et Hélène Gisserot, Les Femmes en France
: 1985-1995, La Documentation française, Paris, 1994. Voir aussi
les articles de Sophie Sensier, « La longue marche des femmes »,
et d'Ingrid Carlander, « La lutte inachevée des femmes scandinaves
», Le Monde diplomatique, septembre 1995.
(2) Sur l'ensemble de ces points, on trouvera une synthèse des
données chiffrées disponibles dans notre ouvrage Hommes/femmes
: l'introuvable égalité, Editions de l'Atelier, Paris, 1996.
(3) Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités,
Syros, Paris, 1995, chapitre XIII, notamment pp. 491-518.
(4) Marie Duru-Bellat, « Les processus d'autosélection des
filles à l'entrée en première », L'Orientation
scolaire et professionnelle, no 22, 1993.
(5) Michèle Ferrand, Françoise Imbert, Catherine Marry,
« Normaliennes scientifiques et polytechniciennes : des destins
improbables ? », Regards sociologiques, Strasbourg, nos 9-10, 1995.
Le Bureau international du travail (BIT) vient de montrer l'importance
du niveau d'éducation dans la promotion et la rémunération
des femmes au long de leur carrière professionnelle : More and
Better Jobs for Women : An Action Guide, BIT, Genève, 1996.
(6) Monique Haicault, « La gestion ordinaire de la vie en deux »,
Sociologie du travail, 1984/3.
(7) Eliane Viennot (sous la direction de),> La Démocratie «
à la française » ou les femmes indésirables,
publications de l'université Paris-VII, 1996.
(8) Claude Fischler, « Une ``féminisation`` des moeurs ?
», Esprit, Paris, novembre 1993.
(9) Sur tous ces points, cf. François de Singly, « Les habits
neufs de la domination masculine », Esprit, novembre 1993.
(10) Sur le rôle des femmes dans les transformations de la société
française, lire Jean-Pierre Terrail, La Dynamique des générations.
Activité individuelle et changement social (1968/1993), L'Harmattan,
Paris, 1995.
(11) Bernard Zarca, « La division du travail domestique : poids
du passé et tension au sein du couple », Economie et statistique,
no 228, janvier 1990.
(12) Idem.
(13) Une partie des propositions qui suivent sont directement reprises
de Claire Aubin et Hélène Gisserot, op. cit., chapitre 3
(pp. 79-97) et annexe 2 (pp. 109-120).
(14) Lire l'article d'Eliane Vogel-Polsky, « Faire de l'Union un
levier pour l'égalité des sexes », Le Monde diplomatique,
juillet 1996.
Le lien d’origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/1996/09/BIHR/6069
LE MONDE DIPLOMATIQUE en SEPTEMBRE 1996
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