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Origine: http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/migrants/
Après la tragédie de Douvres, la « consternation
» domine les réactions officielles. L’expression
de M. Jack Straw, le ministre britannique de l’intérieur,
résume le sentiment dominant : la mort par asphyxie de 58
Chinois sans papiers, retrouvés à l’arrière
d’un camion lors d’un contrôle de routine, est
« absolument horrible ». On prend brutalement conscience
de l’existence de « filières mafieuses »
extorquant des sommes de l’ordre de 150 000 francs pour un
passage clandestin d’Asie vers l’Europe. Et alors le
discours dérape. Très vite, les officiels évoquent
la nécessité de relancer la coopération policière
européenne pour lutter contre ces mafias. Les médias
rapportent les menaces portées contre les familles des victimes
si elles parlent. L’ombre du crime organisé planant
sur l’Europe. Certains citent sans trop de précautions
des « chiffres » sur le flux d’entrées
de « clandestins », d’autres expliquant qu’une
« liste exhaustive [des décès d’immigrants]
est impossible à dresser, ces accidents n’étant
pas toujours connus - ou révélés des semaines
après qu’ils se sont produits, par les familles des
disparus qui n’ont plus de nouvelles (1) ».
Une semaine plus tôt, United for Intercultural Action (2),
un réseau international regroupant plus de 500 asssociations,
avait toutefois publié une liste détaillée
des décès de ce type, dont il avait pu avoir directement
connaissance ou répertoriés à travers la presse,
et survenus de 1993 à mai 2000 aux frontières de l’Europe.
Cette liste donne une idée a minima d’une réalité
également « absolument horrible ». Plus de deux
mille cas sont recensés dans ce document. En sept ans, deux
mille personnes, noyées dans le détroit de Gibraltar,
étouffées lors de leur expulsion ou dans les lieux
fermés où elles étaient « retenues »,
suicidées après avoir appris qu’on leur refusait
l’asile, mortes de froid dans le train d’atterrissage
d’un Airbus, jetées à la mer par des passeurs
fuyant les gardes côtes, etc.
Parcours tous singuliers, entre recherche de meilleures conditions
de vie et fuite devant la répression. Mais, contrairement
aux idées reçues, ce n’est pas là «
toute la misère du monde » qui chercherait à
s’arracher à la pauvreté extrême. Ces
immigrants sont originaires de pays aux économies intermédiaires
- où sévit un chômage élevé -,
et non des pays les plus pauvres. Pour la plupart, ils sont éduqués,
ils sont jeunes. Il y a des femmes enceintes. Ce sont les «
forces vives » de pays où l’on voudrait les confiner
alors qu’ils n’y trouvent nulle part où s’investir,
qu’ils n’aspirent qu’à voyager, travailler,
faire des rencontres. Ce sont les travailleurs présentant
de grandes qualités de « flexibilité »,
de « mobilité » et de « prise de risque
» - tant vantées par le discours néolibéral
sur l’« employabilité »...
La politique de « fermeture » des frontières
consiste à limiter les possibilités légales
d’entrer, et à empêcher physiquement les entrées
illégales. Elle ne s’attaque guère aux employeurs
clandestins (confection, bâtiment et travaux publics, ménages
aisés pratiquant un nouvel esclavage, mafias recrutant passeurs
et prostitué[e]s). Elle a pour conséquence de renforcer
la dangerosité des frontières et de livrer de nombreux
immigrants aux négriers modernes. Elle fait, du même
coup, monter les tarifs des passeurs. Croit-on vraiment que les
personnes refoulées une première fois par la «
forteresse Europe » - accord de Schengen, notion de «
pays tiers sûrs », centres de rétention, répression
des sans papiers, etc. - se contentent de cet échec et rentrent
au pays ? Ne vont-elles pas, pour la plupart, faire une deuxième
tentative, puis une troisième, en prenant à chaque
fois plus de risques ?
La récente initiative de M. Philip Ruddock souligne l’usage
pernicieux qui peut être fait par les gouvernements occidentaux
de la dénonciation des dangers encourus par les migrants.
Le ministre australien de l’immigration a, en effet, distribué
à plusieurs chaînes de télévision (notamment
en Iran, Jordanie, Syrie, Turquie et au Pakistan) un spot «
informant » les candidats à l’immigration des
dangers encourus : « crocodiles et requins la gueule ouverte
(...), déserts inhospitaliers (...), scorpions », et
souligné « que toutes ces informations sont vraies
et qu’elles constituent une puissante dissuasion contre le
commerce criminel de la misère humaine (3) ».
Bel effet rhétorique, qui fait du chemin escarpé
emprunté pour contourner la soi-disant « maîtrise
des flux migratoires » le seul responsable de ces morts, et
montre les décideurs de cette politique de « maîtrise
» tout empreints de compassion à l’égard
de ceux qui y chutent.
Philippe Rivière
(1) AFP, 19 juin 2000.
(2) « List of 2 005 Documented Refugee Deaths through Fortress
Europe », 14 juin 2000, United for Intercultural Action, Postbus
413, NL-1000 AK Amsterdam, tél. : +31-20-68-34-778 ; télécharger
le fichier PDF.
(3) AFP, 18 juin 2000.
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