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Origine message Internet puis : http://www.humanite.fr/journal/2006-01-20/2006-01-20-822242
Carrefour . Un ancien agent de sécurité raconte les
missions d’espionnage que le groupe lui commanditait pour
contrôler les salariés. Des agissements commis en toute
illégalité.
Plus de 60 milliards d’euros annuels de chiffre d’affaires,
420 000 salariés et quelque 10 000 magasins à travers
le monde. Un mastodonte de la grande distribution dont l’obession
principale est de sans cesse réduire les coûts pour
gagner en rentabilité. Salaires au rabais, temps partiels,
turnover n’en sont que les outils légaux. À
visage découvert, Régis Serange, trente-six ans, témoigne
aujourd’hui de l’autre facette de la course à
la rentabilité de Carrefour. De la facette qui outrepasse
les lois et le Code du travail, à laquelle Régis a
« appartenu » pendant deux ans.
Les débuts
« Je suis arrivé chez Carrefour le 8 septembre 2001
dans l’hypermarché d’Écully, en région
lyonnaise, en tant qu’agent de sécurité. Mais
mon employeur direct est Prestige sécurité, une société
prestataire de services. Officiellement, mon boulot consiste à
éviter les fraudes de la clientèle. Mais, très
vite, je fais mes preuves et je suis intégré dans
l’équipe "prévol" du magasin [surveillance
en civil - NDLR]. Je me sais surveillé par le chef de la
sécurité mais j’arrive à gagner sa confiance.
Dès lors, il me met dans les confidences de certains agissements
de "surveillance particulière" du personnel. Le
cercle vicieux est lancé, cela va durer jusqu’à
janvier 2004. »
La pente s’incline
« Un jour, mon chef me prend à part et me glisse que,
si j’accepte de rendre quelques petits services, j’ai
de l’avenir chez Carrefour en tant que cadre. J’accepte.
En juin 2002, ma première mission est une infiltration dans
un hypermarché du groupe à Reims pour détecter
un éventuel trafic de détournement de marchandises.
Pendant un mois et demi, en "sous-marin", je pose des
caméras cachées et des micros un peu partout. J’ai
carte blanche. Je joue le copain, les gens parlent assez facilement.
Résultat, une vingtaine de mises en examen au sein du personnel
et de l’encadrement complice. Du coup, je reçois même
une lettre de félicitations du directeur du magasin. La méthode
d’investigation était quand même loin d’être
la meilleure, je ne suis pas officier de police. Mais mes responsables
me rassurent : "T’inquiète, on est chez nous,
on fait ce qu’on veut". »
Retour aux sources
« Suite à cela, je rentre à Écully,
espérant que ce succès sera couronné par mon
embauche officielle. En vain... On me demande de patienter encore
un peu. Vu que je commence à sérieusement m’agacer
de la situation, on me propose dans la foulée une nouvelle
mission sur le magasin de L’Isle-d’Abeau, en Isère,
en août 2002. Objectif, remplacer le chef de sécurité
parti en vacances qui, apparemment, est un incapable. J’accepte
en bon soldat, sans avoir aucune formation. Heureusement qu’il
n’y a pas eu d’incident majeur ! En plus des caméras
cachées, on me demande de dégager un responsable de
la sécurité externe pour "délit de sale
gueule". »
Antisyndicalisme
« L’objectif de toutes ces missions, cela a toujours
été de réussir à trouver des preuves
pour virer des gens. Ceux qui coûtent trop cher, ou encore,
ceux trop proches des syndicats. Sur l’hypermarché
d’Écully, on m’a demandé de monter une
embuscade sur une hôtesse d’accueil à temps partiel.
Elle osait prendre le café avec des syndicalistes ! On a
glissé un billet de cinquante euros dans un portefeuille,
quelqu’un le lui a remis et n’est pas resté avec
elle pour vérifier le contenu. Aucun papier d’identité
dans le portefeuille, la fille a mis le billet dans sa poche...
Sans savoir qu’elle était filmée. Du jour au
lendemain, cette fille s’est - retrouvée sans un sou,
avec toutes les difficultés que comporte un licenciement
pour "faute grave". Elle est tombée en dépression
pendant de longs mois. Elle vient à peine de retrouver du
boulot. »
La carotte
« J’ai fait le chien dans l’espoir d’avoir
une place. En gros, mon salaire net était de 1 000 euros,
de 1 500 quand j’acceptais des missions. J’étais
employé par une société prestataire de service
mais je devais faire le faux membre de Carrefour. À la limite,
ma boîte n’était même pas au courant de
ce qui se passait. La plupart du temps, les donneurs d’ordre
étaient les responsables sécurité sous couvert
des directeurs de magasins, voire sous celle du directeur régional.
Pour l’affaire de Reims, j’étais carrément
sous la responsabilité d’un directeur national. Pendant
deux ans, j’ai marché à la carotte. J’ai
participé à faire licencier 150 personnes. »
Fausse consécration
« Le 14 août 2002, on me remet la cravate Carrefour,
symbole de l’appartenance à une équipe. Me voilà
rassuré, mon embauche approche. Le chef de sécurité
annonce au personnel d’Écully que je suis devenu cadre
Carrefour. J’effectue donc toutes les tâches incombant
à ma nouvelle fonction, je me retrouve même sur les
plannings Carrefour. Je ne verrai pourtant jamais mon contrat de
cadre ni le salaire correspondant. Je continue à être
payé par Prestige sécurité. Il me faut patienter
encore, ne rien dire à personne de cette situation, surtout
pas à mon réel employeur. En décembre, le magasin
ouvre le dimanche. Agacé par le comportement de mon chef
qui ne fait rien avancer, je refuse de bosser. Il me rétorque
qu’avec une telle mentalité je ne suis pas digne d’être
cadre et menace de me virer. Sous la pression, je cède encore.
Février 2003, nouvelle mission à Douai pour réussir
à virer le chef sécu. Retour à Écully,
pas de changement, je claque la porte et refuse de revenir travailler.
Il m’est proposé une nouvelle mission en avril 2003
à La Ciotat... J’accepte encore une fois. »
Marché aux taupes
« Les caméras cachées, c’est une pratique
très courante au niveau national. Une grosse partie du travail
des agents de sécurité, c’est la surveillance
du personnel, non des clients. Et pour la surveillance, tous les
moyens sont bons : il n’y a aucune limite temporelle ou financière.
On ne badine pas pour faire installer le dimanche après-midi
200 mètres de câbles pour relier de nouvelles caméras.
De chef à chef, ils se refilent les infos pour savoir où
acheter le matériel. Que cela soit clair, ces caméras
sont uniquement destinées à surveiller le personnel
et à faire tomber un maximum de gens. Toutes les semaines,
les chefs de sécurité s’envoient leur palmarès.
Il y a des documents type à renvoyer au directeur régional
tous les lundis matins. Après, un classement est organisé
par magasin : cela peut s’accompagner de primes de 10 % par
mois. Pour quelqu’un qui est au smic, comme le sont les agents
de sécurité, ça arrondit vraiment les fins
de mois. »
Le parfait traqueur
« Caméras et micros dissimulés jusque dans
des portables, des lampes ou même les toilettes... Planques
dans des cartons de la réserve... Il y a même des écoutes
téléphoniques. À Écully, par exemple,
je sais que la CGT est constamment écoutée : il y
a une caméra et un micro dans le local syndical. Sur Paris,
à l’hypermarché de Belle-Épine, une vingtaine
de caméras cachées sont installées en plus
de la centaine de caméras autorisées. Mais on ne surveille
pas le personnel que dans le magasin. Pour faire tomber un cadre,
on rentre dans sa vie personnelle. Qui fait quoi ? Qui couche avec
qui ? Qu’est-ce qu’il boit et combien ? On enquête
aussi sur les comptes bancaires. En mai 2003, sur Écully,
j’ai eu à "m’occuper" du chef du rayon
décoration. Il était en arrêt maladie pour dépression.
On m’a demandé de le suivre pour connaître ses
heures de sortie, s’il avait éventuellement un petit
job au noir à côté. Dans quel établissement
il allait, combien de verres il buvait. "S’il en boit
six, tu en marques huit"... Il avait un ancien contrat, il
coûtait trop cher... Il a été licencié
et a tout perdu. Il a fini en psychiatrie. Je l’ai retrouvé,
je lui ai fait une attestation en mea culpa pour qu’il puisse,
s’il le souhaite, porter plainte contre moi. J’assume,
mais il faut que Carrefour lui paie tout ce qu’ils lui ont
fait subir. »
Épilogue
« À l’été 2003, j’étais
vraiment en saturation. J’écris une lettre le 7 juillet,
puis une deuxième pour demander le respect des engagements.
Mon chef réagit par la menace pure et simple. Un soir, il
s’invite à mon domicile en me disant que si je ne tenais
pas à la vie de ma femme et de mes enfants, j’allais
avoir des problèmes. Pour calmer le jeu, le directeur régional
me promet un poste dans les quarante-huit heures. Le 7 octobre 2003,
je commence au Carrefour Belle-Épine. Je déménage
avec ma famille de Lyon à Paris. On me fait un contrat de
stagiaire cadre, avec une période d’essai de trois
mois renouvelable. Après m’avoir "offert"
la place promise, il s’est révélé que
cette fois je ne faisais pas l’affaire... Et à mon
tour, on m’a remercié. »
Retour du boomerang
« Ce que je fais aujourd’hui, c’est quelque part
une vengeance bien sûr. Je ne m’en cache pas. Mais ça
fait surtout du bien à ma conscience. Car je rencontre des
gens que j’ai "cartonnés" et qui vont pouvoir
demander réparation, preuves à l’appui car j’ai
gardé toutes les vidéos et tous les documents écrits.
C’est - évident, j’ai beaucoup de remords.
Aujourd’hui Carrefour m’appelle en me disant : on s’arrange,
je vous file 10 000 euros par mois... Je leur dis d’aller
se faire voir. Je ne veux plus vivre comme ça. C’est
impossible. »
Contactée hier après-midi, la direction du groupe
Carrefour n’a pas souhaité réagir.
Propos recueillis par Christelle Chabaud
Article paru dans l'édition du 20 janvier 2006.
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