Avertissement : Les lignes qui suivent sont, en partie,
issues des notes prises lors du débat qui a eu lieu le 13 Février
1999 dans le lieu nommé “ Le Local ” à
Nantes sur “ Le pouvoir en milieu militant ”.
Ce lieu était un espace libertaire autogéré. Après
cinq années de fonctionnement, il s’essoufflait et la fermeture
était programmée pour la fin Mars 1999. Suite à
divers débats et tensions locales nous avons proposé ce
débat. Plus de soixante personnes étaient présentes
et beaucoup de gens ont voulu s’exprimer sur ce sujet sensible.
Un compte-rendu succinct a été diffusé aux personnes
qui en ont fait la demande. Comme ce sujet a continué d’alimenter
les discussions en divers endroits, je me suis permis d’ajouter
quelques points aux résultats de cette journée, puisqu’ils
allaient dans le même sens. Ne soyez donc pas étonné-es
par le côté expérimental du propos.
* Nous savons déjà que les tâches militantes ne
sont pas les mêmes en cas de mouvement et en l’absence de
mouvement.
* En cas de mouvement il est nécessaire de tenter d’articuler :
- les approches immédiates du style : “ J’ai
faim ! ”, “ Je suis à la rue ”
ou “ Non à l’expulsion de X ! ”,
etc. ;
- les revendications à court terme (plus de sous, relèvements
des minimas sociaux, des profs, des locaux, faire reculer la répression,
organiser le soutien et la solidarité, etc.) ;
- les revendications à moyen terme(changement institutionnel,
modifications structurelles ou légales dans le cadre du système)
;
- les approches à long terme ou globales (bouleversement du système,
la révolution mondiale, la fin de l’exploitation de l’humain
par l’humain, l’égalité homme / femme,
la fin des oppressions, l’égalité et la justice,
etc.).
* Dans le mouvement il faut essayer de lier la militance expérimentée
et celle qui débute :
- nécessité de roulement, rotation dans les tâches,
refus de la permanence dans les délégations, etc.
- mise en place des forums pour débattre et transmettre les analyses ;
- nécessité de prendre le temps pour écouter, expliquer
;
- soumettre son point de vue au débat et ne pas imposer ses vues ;
- essayer de ne pas exclure ;
- se méfier des propos insultants, des qualifications dévalorisantes ;
- faire attention aux personnes qui veulent imposer un point de vue,
en particulier celles que l’on sait membre d’un groupe et
qui ne le disent pas et cherchent tout de suite à prendre les
postes ;
- savoir que le mouvement s’arrête toujours, qu’en
conséquence tout mouvement peut se lire comme trahi ;
- ne pas confondre mouvement et révolution ; etc.
* En l’absence de mouvement, la question de la permanence organisationnelle
doit aussi être posée. Elle peut se résoudre par
la mise en place d’un ou de secrétariats qui diffusent
les informations sur les initiatives, les campagnes de soutien, les
textes, les livres, etc.
* Nous avons besoin de journaux, de revues, de formation, de recherches,
de transmission, de connexions, de débats.
* La mise en place de “ disputatio ” (débat
public argumenté) peut aussi être envisagée. Ceci
pourrait être une modalité du débat démocratique
en milieu libertaire.
* Le lien entre les personnes est une nécessité. Pour
montrer de quoi il s’agit, nous pouvons prendre l’exemple
de listes de diffusion sur Internet. Nous avons là un bon modèle
de ce qui est possible et de ce dont nous avons, entre autres, besoin
pour l’échange d’informations.
* La modalité “ réseaux ” est une
bonne image de ce qui se vit et de ce que nous pouvons faire, même
si nous en connaissons les limites. Le caractère ouvert et transversal
n’est pas négligeable. Les réseaux sont forcément
des assemblages complexes, mouvants et hétérogènes.
Nous ne pouvons leur demander de remplacer un comité de lutte
ponctuel et créé pour une situation précise.
* Le refus des organisations classiques est net et clair. Une organisation
centralisée ayant comme objectif la Révolution Mondiale
n’est plus un modèle adapté à la situation
actuelle. Les approches critiques, les luttes sont multiples. De plus,
tout ce qui l’accompagnait dans le passé est rejeté :
sacrifice, unicité de la ligne, obligation militante, promesse,
soumission, etc.
* Penser qu’une seule organisation peut assumer tous les problèmes
est un héritage du XIX° siècle qui est obsolète
dans le contexte postmoderne.
* Le refus du dogmatisme, du sectarisme, de l’ouvriérisme
est net et remplacé par l’acceptation de la nécessité
de plusieurs approches théoriques, du besoin d’ouverture,
du constat de la multiplicité des luttes et des modalités
libertaires.
* Nous n’avons plus besoin d’avant garde, ni de personnes
qui nous délivrent un “ prêt à penser ”.
Qui peut encore admettre qu’il existe des professionnels de la
vérité ?
* Le refus de l’injonction, de l’obligation, de la culpabilisation,
des demandes de compte, des procès politiques apparaît
très clairement dans les débats sur “ le pouvoir
en milieu militant ”.
* Le lien entre la sphère existentielle et la militance politique
est évident et admis par beaucoup de personnes, mais rarement
par les organisations et les personnes inscrites dans un militantisme
classique. Nous sommes dans la continuité de la critique du progrès.
L’avenir ne sera pas forcément glorieux, le sacrifice ne
peut se décider à la place des personnes. La promesse
ne peut pas être un horizon légitime.
* La notion de prise de conscience est insuffisante, les émotions,
les affects, la cohérence, la pertinence sont aussi importantes
que la théorie politique. La notion d’insupportable est
souvent liée à une sensation éprouvée dans
la vie des personnes. La révolte ne peut pas être comprise
seulement comme un mécanisme automatique qui ferait suite à
une situation d’exploitation ou d’oppression. Les territoires
existentiels sont des entités propres à chaque personne,
ils ont toujours un caractère un peu opaque et imprévisible.
* La vérité est une question délicate, elle ne
fonctionne pas seulement comme un dévoilement, une lumière
contre l’obscurité, la vérité est en partie
subjective. Cette vérité est bien une complémentarité
entre la conscience politique et les émotions, entre le savoir
et les affects, l’intensité des désirs et l’éthique,
la théorie et la pratique.
* Le refus des micro-fascismes partout dans la société
est une démarche personnelle. Ce chemin ne se lie pas obligatoirement
ni spontanément à la lutte pour la révolution mondiale
ou aux autres luttes.
* La liaison entre le point de vue singulier et les approches universelles
n’est pas toujours facile à faire. Nous pouvons même
observer que parfois c’est un lien entre l’ordinaire et
l’extraordinaire tant dans cette société l’individu-e
est rempli-e par l’intérêt et l’image.
* Nous avons besoin de rencontres, de convivialité, d’échanges,
d’amicalité, de chaleur humaine. Le succès des activités
dérivées de la militance classique est un signe de ce
besoin pour une vie moins triste et un peu enchantée. Nous pouvons
l’observer avec :
- les repas de soutien.
- les fêtes, les concerts.
- les colloques d’un week-end (style l’anniversaire des
vingt ans d’existence de la librairie La Gryffe à Lyon
en Mai 1998).
- les à cotés des réunions, des congrès,
des initiatives militantes, etc.
* Souvent dans la lutte ou les luttes les notions de “ lieux
de vie ”, de réseaux de socialité apparaissent
comme importantes, voire primordiales. En général nous
partons de là.
* La notion de philosophie de vie comme modalité de l’idée
libertaire est de plus en plus courante. Nous pouvons considérer
cela comme le complément de l’action en situation liée
à une ou des critiques globales.
* Nous pouvons revenir sur la notion de comité de lutte, comité
d’action, c’est à dire une structure éphémère
qui ne dure que le temps d’une lutte, d’une action. L’agrégation
est nécessaire, mais n’est pas un but en soi. Nous pouvons
ainsi ne pas confondre les moyens et les fins.
* La militance est très mouvante. Citons un exemple connu et
assumé, celui d’Act Up qui a vu 6000 personnes passer en
son sein en dix ans, au maximum ils et elles étaient 250. En
ce moment ils reconnaissent qu’ils sont 80 sur Paris. Le turn
over est visible partout.
* Nous remarquons que tout est flexible, temporaire, précaire,
dans cette société ; les journalistes parlent du
règne de l’individu, les chercheurs en sciences humaines
évoquent les néo-tribus, les institutions totales, les
affinités électives. Nous pouvons refuser de voir cet
aspect de la vie contemporaine ou dire que la militance est hors de
tout cela, mais les personnes vivent ainsi sans demander l’avis
à quiconque, y compris en politique. Nous sommes encore une fois
confronté-es à l’écart entre les représentations
et la vie.
* Comment militer ou vivre la politique sans opprimer, mais en développant
une puissance collective et individuelle est une question qui rejoint
celles des modes de vie. La vérité en politique n’est
pas que théorique, elle est aussi pratique, quotidienne et organisationnelle.
* Le respect des personnes semble souvent antagonique avec la volonté
de vérité.
* Au nom de la lutte contre le pouvoir, nous pouvons reproduire du pouvoir,
ceci ne semble pas très libertaire.
* Le refus de la violence entre les personnes militantes est une condition
d’une politique libertaire, ceci est indéniable. Maintenir
des rapports violents entre les personnes et les groupes, c’est
rester dans des schémas autoritaires, ce n’est pas très
démocratique.
* Prendre prétexte de la lutte contre la social-démocratie
pour exclure est une méthode autoritaire. La complaisance avec
le réformisme ne peut pas toujours être amalgamée
avec l’action collective dans le respect des différences.
Si la lutte contre le réformisme consiste à prôner :
“ plus radical que moi tu meurs ! ”, nous
nous complaisons dans l’isolement, le sectarisme et la pureté
idéologique en refusant de s’affronter au réel tel
qu’il est, c’est à dire toujours imparfait, impur
et compliqué.
* Pour aller vers la révolution mondiale, le changement réel,
nous avons besoin de médiations. D’ailleurs souvent l’attitude
qui refuse cela est conjointe d’un fort mépris pour les
personnes de base, pour les personnes qui débutent dans une lutte.
* La pureté idéologique est une bonne façon d’exclure
et de se draper dans un mépris hautain. Quand l’élitisme
va bien aux libertaires nous devrions toujours nous inquiéter.
* La parole politique radicale peut être en elle même une
clôture pour camoufler la liaison entre l’existentiel et
la politique. Saturer de paroles politiques radicales est un bon moyen
pour ne pas laisser d’ouverture aux personnes proches, mais de
sensibilités légèrement différentes.
* La violence, les diktats, le passage en force, le volontarisme politique
sont aussi de bonnes méthodes pour exclure des personnes qui
se sentent fragiles, qui ont un peu peur ou quelques angoisses, qui
n’ont pas trop confiance en elles. La virilité vient encore
une fois au secours du pouvoir et de sa reproduction.
* La fuite en avant est une bonne méthode pour ne pas respecter
le rythme de chacune ou chacun et les dégoûter de la politique.
* La complémentarité des personnes est une richesse pour
les collectifs militants. La diversité n’est pas un concept
seulement théorique. L’aspect multiculturel existe aussi
dans nos vies, ce sont les différentes approches des personnes
et des regroupements.
* Se rendre indispensable, se servir de son expérience pour la
maîtrise de la situation est malhonnête, déloyal,
voire pervers.
* Harceler moralement pour imposer son point de vue ce n’est pas
tolérable, nous devons le dénoncer.
* Contrôler les informations ou faire de la rétention et
les distiller pour ses besoins de pouvoir est condamnable.
* Le rapport à l’argent nous n’en parlons pas souvent,
pourquoi ?
* Jouer sur le tout ou rien pour ne pas permettre la transition, l’appropriation
des savoirs et des techniques en politique reproduit le pouvoir oppressif.
* Partager la parole, ne pas la monopoliser, faire attention à
la complexité des termes, au langage employé est une nécessité
à rappeler régulièrement.
* Laisser les personnes s’exprimer, tenir compte de leurs difficultés,
de leurs hésitations fait partie du respect qui leur est du.
* Si les personnes militantes de longue date font payer leur expérience
et leur dévouement par une prise du pouvoir, nous restons dans
un cadre autoritaire.
* L’interrogation éthique est permanente et un bon indice
d’évaluation de nos pratiques.
* L’étude de l’écart entre les paroles et
les actes est un autre chemin pour aller vers une meilleure adéquation
entre les moyens et les fins.
* Prendre les moyens pour les fins est un autre signe qu’il existe
un ou des problèmes dans la militance. Si les structures deviennent
un but en elles-mêmes, nous ne sommes pas sur la bonne voie.
* Il est souvent remarquable que le pouvoir a tendance à clore
en figeant les identités, les étiquettes, alors qu’au
contraire la recherche d’autonomie, de souveraineté est
synonyme d’ouverture de multiplicité, d’essais, de
nomadisme, d’ambivalence. L’appropriation de l’idée
libertaire peut comporter des hésitations, un parcours chaotique,
elle a besoin d’expérimentation, de rencontres, de temps.
* Ne pas faire porter la responsabilité de la domination aux
personnes dominées est une voie à renforcer.
* Lutter contre l’oppression ne consiste pas à vouloir
réformer ou convaincre les tenants du pouvoir oppresseur ou leurs
relais. C’est toujours aux personnes dominées de prendre
en main, quand elles le peuvent, le combat contre toutes les formes
de domination, y compris celles qui se perpétuent en milieu libertaire.
* Nous savons également que les victimes peuvent devenir des
bourreaux. Ce constat est valable aussi pour les libertaires. Nous n’avons
jamais de garanties.
* Le retour sur les pratiques, où l’évaluation peut
se faire de façon régulière, est un facteur d’amélioration
de la voie libertaire. Rester crispé-e sur sa vérité
est un signe de blocage néfaste à la politique d’émancipation.
* Les approches anti-organisationnelles ne résolvent rien, la
transmission des théories critiques nécessite un minimum
de structures, l’efficacité exige la mise en place de regroupements,
la politique concerne toujours le champ collectif. Tenter de fédérer
les réseaux, les groupes, les luttes est un objectif légitime
et toujours à recommencer, c’est viser l’unité
dans le respect des différences.
* L’aller et retour entre la raison et les déraisons, les
croyances, l’irrationnel, les affects sont des moyens pour aller
de l’avant. L’éternel retour peut être utilisé
pour éviter la reproduction perpétuelle de l’autoritarisme.
Ce qui veut donc dire que nous devrions être capables de mettre
en place :
- Le questionnement régulier de l’autorité, des
pouvoirs en place dans nos milieux,
- L’interrogation périodique de notre imaginaire, de nos
désirs, de nos croyances, de nos mythes, nos énoncés
symboliques. Ce serait une sorte de va et vient entre la raison et les
tendances irrationnelles, qui nous animent si souvent, pour nous permettre
l’évaluation des résultats et limiter le champ des
luttes entre libertaires, pour essayer de maintenir un peu l’identitaire
à distance.