Cette activité politique libertaire reprend, pour moi, la notion
de “ praxis ” qui existait dans la terminologie
communiste révolutionnaire. Il s’agit de l’ensemble
des activités humaines qui, en politique, ont comme finalité
de changer les rapports sociaux et politiques.
On trouve ce concept chez Gramsci, né en 1891 et mort en 1937.
Gramsci était un marxiste italien, non orthodoxe, ayant eu son
activité publique entre les deux guerres et qui a passé
de longues années en prison sous Mussolini. Il a été
arrêté en 1926, mis en liberté conditionnelle en
1935 à cause de son état de santé et installé
dans une clinique à Rome. Il meurt en 1937 quatre jours après
la fin de sa peine. Il a développé dans ses écrits
de prison une vision du marxisme conçue comme une “ philosophie
de la praxis ” (1), qui ne sépare pas pensée
et action, philosophie et histoire. Il écrit notamment :
“ Le savant-expérimentateur est également un
ouvrier, et non un pur penseur, et sa pensée est continuellement
contrôlée par la pratique et vice versa, jusqu’à
ce que se forme l’unité parfaite de la théorie et
de la pratique. ”
On retrouve également cette notion de praxis chez Henri Lefebvre
(1901 -1991), qui souhaitait un renouveau de la vie après sa
critique de la vie quotidienne. Il analysait la configuration de la
vie privée, de la vie politique et de la technique selon une
critique assez virulente du monde moderne. Il rêvait d’un
style de vie marqué par le renouveau de la praxis. Cet auteur
a influencé les situationnistes au début de leurs activités.
On peut considérer que politiquement il a changé de cap
après cette période et qu’il a oublié l’enseignement
des situationnistes, puisque avant la fin de sa vie il est retourné
dans le giron du PCF.
La source de cette utilisation du concept de “ praxis ”,
ne séparant pas l’action politique et la recherche théorique,
vient, notamment, de Marx et de sa célèbre XI° thèse
sur Feuerbach qui énonce : “ Les philosophes
n’ont fait qu’interpréter le monde, alors qu’il
s’agit de le transformer. ” (2)
Cette transformation du monde peut se concevoir comme une utopie rationnelle,
nous savons qu’elle peut déboucher sur le stalinisme. En
se situant dans une visée de justice et d’égalité,
nous pouvons également savoir que ce type d’utopie doit
toujours être confrontée à la vigilance et qu’une
dérive est toujours possible.
On peut trouver ce même genre de démarche, même si
le mot n’est pas présent, dans le courant antiautoritaire,
qui s’est opposé au marxisme. Par exemple, : Karl Korsch
(1886-1961) est un militant révolutionnaire allemand, qui a développé
une position critique du marxisme autoritaire. A la fin de sa vie, il
travaillait à une étude sur Bakounine. Il insiste sur
l’importance de la dialectique matérialiste comme instrument
d’émancipation. Pour lui, le lien entre la théorie
et la pratique se juge à l’aune de l’émancipation.
L’approche libertaire ne sépare pas théorie et pratique,
même si elle n’emploie pas le concept de praxis. D’ailleurs
les théoricien-nes libertaires ou de l’anarchisme sont
tous et toutes des acteurs, des actrices politiques important-es. Proudhon,
par exemple, pense que : “L’idée, avec ses catégories,
naît de l’action et doit revenir à l’action,
sous peine de déchéance pour l’agent ...” (3).
Pour Proudhon “ point de socialisme sans éducation ” (4).
Comme le souligne René Berthier à propos des penseurs
révolutionnaires du XIX° siècle : “ L’élaboration
théorique de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit
être restituée dans le lent mouvement de travail qui, au
XIX° siècle, tente de mettre en place un instrument d’analyse
permettant de comprendre les mécanismes de la société
capitaliste. Militants et théoriciens sont préoccupés
par le même problème : comprendre pour mieux pouvoir
agir. Les actes et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine
commun du mouvement ouvrier. C’est en tout cas ainsi que les premiers
grands militants anarchistes envisageaient les choses. ” (5)
D’autre part, on connaît le souci de l’éducation
libertaire dans le mouvement anti-autoritaire. Ce souci est présent
chez Louise Michel, chez Sébastien Faure, Francisco Ferrer, entre
autres. Cette attention s’explique parce que les humains ayant
grandis dans une société autoritaire reproduisent sans
s’en rendre compte des systèmes autoritaires.
Ce souci est souvent formulé sous la forme d’une exigence
éthique. L’éthique anarchiste développe le
sens de la responsabilité individuelle. Le mouvement anarcho-syndicaliste
du début du XX° siècle était convaincu que
l’émancipation personnelle ne pourrait résulter
que d’un travail de perfectionnement intérieur continuel.
Ceci explique pourquoi ce courant libertaire attache autant de valeur
à la “culture de soi-même”. D’ailleurs
on rencontre beaucoup de personnes autodidactes dans l’histoire
et le présent du mouvement libertaire. Le développement
de l’éducation permanente a été une préoccupation
des bourses du travail. Pelloutier disait qu’il fallait “ instruire
pour révolter ” (6).
Hugues Lenoir remarque que pour le mouvement syndicaliste lié
à l’anarcho-syndicalisme : “ L’éducation
et la formation sont une pièce maîtresse et une cheville
ouvrière indissociable du mouvement menant à l’émancipation.
Ainsi, syndicalisme et éducation se conjuguent et se renforcent
dans une dialectique de l’action tendue vers l’avenir et
articulée sur les réalités présentes. ” (7).
Il s’agit d’éduquer pour émanciper. Ce souci
était présent dans le mouvement anarcho-syndicaliste dès
sa création. Ce thème sera repris sous des formes diverses
ultérieurement, en particulier dans la formation permanente.
Dans la conception du monde libertaire, il existe donc un lien fort
entre les idées et les actes, le va et vient est permanent. L’éducation
dure toute sa vie, le partage mutuel, la solidarité sont des
valeurs de base. Ce qui est valable pour soi vaut aussi pour le collectif,
comme ce qui est valable pour le collectif vaut pour soi (enfin en principe).
Le lien entre le personnel et le politique dans l’approche libertaire
est très étroit. La théorie libertaire et l’action
libertaire ne peuvent pas se séparer. Cette démarche est
une sorte de monisme philosophique et éthique, politique et pratique.
Ce monisme explique aussi pourquoi les aspects existentiels sont si
forts dans le mouvement libertaire.
L’activité politique libertaire s’incarne dans des
groupes, des personnes. Elle utilise, comme toutes les activités
humaines, des modèles, des représentations, un imaginaire.
On peut remarquer que les anciennes représentations collectives
continuent, que les modèles révolutionnaires n’ont
guère évolué et qu’ils se délitent
dans des querelles sans fin. Ceux-ci semblent fonctionner uniquement
comme des mythes, des légendes.
La perte de sens s’accentue toujours un peu plus au fil des années.
L’identitaire prend le pas sur la puissance, pourtant nous n’avons
jamais eu autant de thèses critiques à notre disposition.
Nous nous étripons régulièrement sur le contenu
de notre politique, de nos mots-d’ordres, mais jamais nous ne
prenons le temps de faire une pause pour examiner le problème
des conditions de possibilités. Ce point me paraît fondamental
pour tenter de répondre aux défis de ces temps maudits
et pour essayer de sortir de l’impuissance. C’est, à
mon avis, une des méthodes qui nous permettra de construire un
espace commun de discussion pour notre devenir libertaire.
Évidemment ceci pose “ in fine ” la question
de l’idée révolutionnaire et de ses modélisations.
Celles, dont nous avons hérité, semblent avoir atteint
leurs limites aujourd’hui : limites évidentes dans
nos difficultés à analyser le réel et à
mettre en oeuvre nos idées. Poser la questions des modèles
permet de revenir sur le problème des fins, sur nos valeurs,
en outre ceci peut favoriser le développement des théories
critiques.
Notre substance
Si nous admettons que notre substance c’est notre vie, nos agrégations
temporaires et mouvantes, notre capacité d’évolution,
d’évaluation, d’invention, de création, d’imagination,
notre capacité symbolique, nous pouvons partir des acquis précédents :
1 / Pour les personnes l’existentiel, l’image de soi
sont des éléments fondamentaux dans notre militance.
2 / Cet existentiel et cette image de soi s’expriment au
niveau collectif au travers de modèles organisationnels et théoriques
qui sont à la base de nos regroupements, même si ces modèles
ne sont pas toujours formalisés clairement.
Ce sont les deux lieux où la signification, le sens trouve sa
source. Lorsque le sens personnel et la signification collective se
rapprochent jusqu’à sembler se confondre, nous savons que
les possibilités de sublimation sont grandes dans l’activité
publique.
Notre domaine, à nous libertaires, est en même temps nos
vies et notre militance politique. Je pense qu’il est nécessaire
de mettre en question nos modèles par la recherche sur les conditions
de possibilités de l’activité politique libertaire.
L’universel n’existe pas en soi, il est le résultat
de l’activité humaine. Pour dépasser les limites
de nos modèles militants, organisationnels et théoriques,
nous devons nous poser ouvertement la question du contenu de ces modèles.
La thèse de Clément Rosset sur le primat de l’identité
sociale (cf ci-dessus : le sentiment d’identité) renforce
le besoin, la nécessité de réfléchir sur
les modèles politiques que nous utilisons dans nos engagements
militants. Ce sont ces modèles qui servent d’enveloppe
à notre identité sociale quand nous intervenons sur la
scène politique. Si ces modèles sont en crise, comme je
le pense, les personnes qui vivent la politique au travers de ces modèles,
c’est à dire, entre autres, nous-mêmes : les
libertaires, nous sommes souvent en danger, parce que notre identité
sociale sera attaquée régulièrement. Il est donc
de notre responsabilité de questionner nos modèles hérités
du passé.
Aller vers des modélisations qui acceptent le multiple, l’ouverture,
la tolérance et la multivalence, nous permettra de pouvoir commencer
à construire une biopolitique libertaire. Ainsi nous pourrons
répondre aux deux niveaux de sens et à leurs exigences :
1 / Sur le plan personnel nous pouvons tenter de mettre en oeuvre
la cohérence entre les paroles et les actes sans négliger
le souci de valorisation nécessaire à tout humain.
2 / Sur le plan collectif nous pourrions développer des
modèles qui favorisent la sublimation, la création, l’invention
en respectant les grands idéaux humains par l’accès
à la conscience éthique.
Cette éthique se conjugue sur les deux plans, elle participe
d’un questionnement qui interroge l’utilisation de l’énergie
individuelle et collective.
Évidemment cette démarche refuse la fermeture sur des
identités strictes et déjà données. Ceci
s’oppose :
- à l’esprit de chapelle,
- à l’esprit de concurrence,
- aux volontés de construire l’organisation,
- à la sacralisation des groupes (chaque groupe se prétendant
le meilleur bien sûr),
- aux certitudes qui prétendent avoir la vérité,
- aux mises à mort symboliques pour essayer de se rehausser au-dessus
du lot,
- à la non-application pour soi-même de ce qu’on
reproche aux autres.
Une figure hante les mouvements révolutionnaires : celle
des maîtres libérateurs. Cette façon de vivre la
politique est souvent volontariste, elle veut émanciper les autres
en leur imposant une vérité, la vérité.
Elle parle fréquemment au nom de l’autonomie politique,
de la radicalité et de la globalité. Je pense que cette
voie est à rejeter et à condamner à chaque fois
qu’il est possible parce qu’elle nous enferme et bloque
le développement réel de la politique libertaire.
Ce souci de se débarrasser des modèles qui nous tirent
en arrière est conjoint d’une volonté de raisonner
en terme de mouvement libertaire où la visée d’unité
respecte les approches différentes. La radicalité n’appartient
à personne.
Des possibles
La voie libertaire proposée ci-dessus fonctionne ensuite sur
au moins trois plans qui peuvent se vivre en complémentarité :
1/ Les lieux de vie,
2 / Les réseaux militants,
3 / Le développement de la lutte théorique.
Les lieux de vie nous les connaissons, c’est notre militance régulière.
Marco Revelli estime qu’à partir de ces territoires nous
pouvons reconstruire des sujets collectifs pour attaquer le pouvoir.
Ce point de vue peut alimenter nos débats : “ Les
processus d’organisation fondés sur la solidarité
et les contre-pouvoirs territoriaux me semblent également importants.
Le contre-pouvoir territorial ne passe pas que par des revendications,
mais aussi par l’auto-organisation collective et la production
de service pour la collectivité. Il faut passer de la logique
de la revendication, qui vise à l’influence de la négociation
au contrat, à la logique de l’auto-valorisation. ” (8)
Les réseaux militants, eux, répondent aux besoins de coordination,
d’information, de transmission, de préparations des actions,
du développement des campagnes collectives, etc.
Assez souvent les lieux de vie et les réseaux militants se confondent,
c’est normal dans cette période où il n’est
facile d’exister hors de l’emprise du capitalisme, mais
ceci ne facilite pas la clarté, la visibilité de ce qui
est à l’oeuvre.
La lutte théorique, elle, permet d’avoir des arguments
solides et construits contre le capitalisme et ses gestionnaires. Le
problème des fins est fondamental. Je pense que nous devons régulièrement
lier nos actions aux questions de fond sur la société.
Les thèmes ne manquent pas : le travail, la gratuité,
la communication, la république, l’apartheid social, la
situation des femmes, l’impérialisme, les mutations de
la militarisation, la fascisation, l’informatique, le racisme,
la xénophobie d’Etat, la légitimité, l’écologie,
etc. Il est également possible de se demander quelle validité
ont certaines notions, notions que j’emploie souvent faute de
mieux : la loi, l’universel, la raison, le sujet, etc.
La vision du monde n’est pas le monde. Affinons notre perception,
nos conceptions, nos analyses pour atteindre un peu mieux ce réel
fuyant qui se dérobe sous nos yeux. Je pense que nous devons
accepter l’incomplétude, il existe toujours du manque à
un endroit, un espace vide.
Être disponible à l’événement, quand
nous pouvons, est une nécessité que chaque personne prend
en main selon ses possibles et ses désirs. Les regroupements
sont des moyens indispensables, mais en sachant que la révolution
est toujours à venir, jamais épuisable à un événement.
L’application pratique ayant toujours lieu en situation, elle
n’est pas, comme on le croyait auparavant, déductible de
l’universel. Elle est le résultat d’une appropriation
personnelle et collective en situation par l’inscription concrète
dans des projets de solidarité. Cela peut demander du temps et
est toujours le résultat d’une adaptation spécifique.
Pour éviter les difficultés et les malentendus, je pense
que nous devons toujours nous situer dans l’espace temps et admettre
que nous ne sommes des sujets politiques (individuels ou collectifs)
que de temps en temps. Ce qui veut dire que nous ne nous cachions pas
que nous sommes toujours limité-es et en situation, que nous
l’admettions. Je sais que nous sommes dans le partiel, en situation,
que notre visée n’est jamais totale même si elle
essaie parfois d’intégrer beaucoup d’éléments
différents. Ceci implique de ne pas confondre sujet et organisations,
mais peut permettre qu’adviennent des sujets politiques, individuels
et collectifs. Ces raisons m’incitent à proposer d’ouvrir
les possibles et à valoriser les lignes de fuites.
La rencontre, l’être ensemble, l’amicalité
sont importantes pour tous les humains y compris les libertaires. Nous
sommes comme tout le monde, en évolution constante, mobiles,
en changement perpétuel, en recherche d’agrégation
mais aussi de nouveauté. La politique, comme moment de vérité,
comme désir, peut être vécue comme la musique, c’est
à dire un élément de la vie parmi d’autres.
Alors notre autonomie dans tout cela ?
Nous pouvons la nommer comme étant la logique de non-domination
que nous visons en essayant d’être cohérent-e, en
sortant de la logique de quantité, comptable et financière.
Il est possible d’agir et de penser en humanité, de rejeter
la culpabilité, les faux-semblants de l’apparence et du
spectacle. Nous pouvons le tenter de temps en temps, pour vivre nos
valeurs !
Notes de bas de page :
1 / Antonio Gramsci, dans « Introduction à l’étude
de la philosophie », extrait de Gramsci dans le texte, de l’avanti
aux écrits de prisons, Éditions Sociales, Paris, 1975, page
142 et page 341.
2 / Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, dans Friedrich Engels Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie allemande, édition de poche
« classiques du marxisme », éditions Sociales, Paris,
1966, page 91.
3 / Proudhon, Oeuvres Choisies, Gallimard, Collection Idées, Paris,
1966, page 245. Extrait de « La Justice », de 1858
4 / Hugues Lenoir, « L’éducation à l’origine
du syndicalisme : éduquer pour émanciper », dans la
Revue Les Temps Maudits numéro 4, Janvier 1999, page 52.
Contact des Temps Maudits, pour la rédaction écrire à
:
Les Temps Maudits, Syndicat de l’éducation CNT, 4, Résidence
du Parc, 91120 Palaiseau
Contact des Temps Maudits, pour les abonnements et la diffusion écrire
à :
Les Temps Maudits, B. P. 72, 33038 Bordeaux cedex.
5 / René Berthier, « Actualité de Bakounine »,
dans Michel Bakounine de la Collection Graine d’Ananar, éditions
du Monde Libertaire de Paris et Alternative Libertaire de Bruxelles, publié
en 1998, page 35.
Le contact du Monde Libertaire : Librairie Publico, 145, Rue Amelot, 75011
Paris.
Le contact du journal Alternative Libertaire de Bruxelles :
Alternative Libertaire, Boite postale 103, 1050 Ixelles 1, Belgique.
Ce journal est accessible sur Internet à l’adresse suivante
:
http://users.skynet.be/AL/
6 / Cité par Hugues Lenoir, « L’éducation à
l’origine du syndicalisme : éduquer pour émanciper
», dans la Revue Les Temps Maudits numéro 4, Janvier 1999,
page 58.
L’article de Hugues Lenoir fait une bonne synthèse de la
démarche de l’époque des débuts de ce mouvement.
7 / Hugues Lenoir, « L’éducation à l’origine
du syndicalisme : éduquer pour émanciper », dans la
Revue Les Temps Maudits numéro 4, Janvier 1999, page 63.
8 / Marco Revelli, « La centralité du précariat »,
publié dans la Revue berlinoise Arranca, repris dans le document
intitulé Journées d’été d’A.C.
1999, page 8.
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