"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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V / L’humain ?


La crise de notre civilisation est tellement profonde que le projet libertaire rencontre, encore une fois, le chemin de l’humanité entière. La conjonction des crises conduit de plus en plus souvent à poser la question fondamentale : “ qu’est-ce qu’être humain ? ”

Pour tenter de répondre à cette délicate question, nous sommes souvent amené-es à prendre une voie négative qui passe par la condamnation de ce qui ne serait pas humain. Le débat sur la notion de crime contre l’humanité est typique de cette façon de procéder. Ceci rejoint toutes les critiques passées sur le refus de l’exploitation, la condamnation des oppressions, champ critique que nous pouvons encore développer.

Parmi les acquis de la voie positive, la compréhension de l’humain doit accepter les multiples apports des différentes approches : psychologiques, sociologiques, économiques, culturelles, historiques, techniques, politiques, symboliques, esthétiques, etc. Il n’existe pas de domaine supérieur aux autres, dans ce cadre l’humain est comme une résultante, c’est en cas d’une étude particulière ou de difficulté pour une personne ou un groupe qu’un champ conceptuel devient prééminent et déterminant. J’accepte donc la relativité pour mieux combattre le relativisme, j’adhère à l’idée que seul le dialogue peut arriver à donner un contenu, constamment réévaluable, au mot humanité et à son universalité.

Relativité et relativisme
Sur ce point : l’universalité, au sens où il est possible de penser une validité générale pour les humains, je pense qu’il faut préciser pourquoi je refuse le relativisme et j’accepte la relativité. Le relativisme est un ensemble de théories qui refuse l’absolu et la supériorité d’une vérité par rapport à une autre. La première forme très connue du relativisme est celle des sophistes grecs qui ont mis en évidence la relativité des coutumes et des lois. Le relativisme absolu, qui a pris la forme du scepticisme radical, a été rejeté parce qu’il outrepasse les limites de la raison. En s’affirmant, il nie le principe de raison qui lui permet d’énoncer le doute radical, il utilise la certitude pour nier toute possibilité de certitude. La forme la plus répandue actuellement du relativisme est celle qui énonce que “ tout se vaut ! ”. La relativité, quant à elle, admet que le relatif existe. Il existe dans l’histoire humaine et entre les cultures, mais ceci n’implique pas d’accepter l’absence de valeurs universelles pour l’humanité telles que la liberté, l’égalité et la justice ou la solidarité. Le combat contre le relativisme a été surtout mené historiquement au nom de la transcendance de la vérité. C’était un discours qui acceptait la hiérarchie des êtres et essayait de la fonder par la métaphysique.

Aujourd’hui le relativisme admet les résultats de l’histoire de la philosophie qui reconnaît l’impossibilité à démontrer le fondement en raison. Le relativisme se sert de cet acquis pour dire que, l’absolu n’existant pas, l’état de fait peut continuer. Car ce relativisme postmoderne est encore une fois un relativisme ethnocentré et socialement marqué, une théorie qui permet aux dominants de continuer à justifier leur domination. Ce relativisme se sert du relativisme culturel pour nier toute référence à l’universalisme, il se pare de la critique de l’ethnocentrisme pour maintenir, par l’utilisation de la différence, une hiérarchie fondée sur la culture. Il n’est relativiste qu’en apparence, car il juge par rapport à son propre centre de valeur qu’il considère comme supérieur.

Cette nouvelle version du droit du plus fort ne peut s’affirmer ouvertement, elle passe par le relativisme et la culture. Il y a donc eu un renversement dans la justification de la hiérarchie, nous sommes passé-es de la nature à la culture, de la métaphysique au relativisme postmoderne.
De mon point de vue, avec la relativité nous pouvons penser un rapport entre l’universel et la singularité des situations, entre l’unité humaine et sa diversité. Je pense qu’Eduardo Colombo synthétise bien la question : “ On ne peut pas affirmer que “ les valeurs ” sont universelles, mais nous pouvons dire que certaines valeurs doivent être postulées comme universelles et d’autres reconnues comme relatives à des situations historiques ou locales particulières. ” ... / ... “ Quand on a perdu toute garantie métaphysique, lorsqu’on a accepté l’auto-référence généralisée du socio-historique, la pensée est obligée de travailler avec la tension constante qui s’établit entre l’unité et la diversité. La pensée critique, libérée de l’hétéro-référence, est une conquête fondamentale de l’humanité toute entière, même si cette conquête a eu lieu à un moment donné de l’histoire européenne et à partir d’une formidable lutte contre le pouvoir politico-religieux. L’absence de certitudes fondamentales (le relativisme radical), exige une vision universaliste qui ne peut être affirmée sans expliciter les valeurs qui soutiennent cette vison. C’est alors qu’au lieu de croire dans un fondement sacré des valeurs, l’homme doit affronter l’idée qu’il est le créateur de ses valeurs et accepter la tâche inconfortable de maintenir l’esprit critique sur ces valeurs mêmes. ” (1)

L’humain est alors visible en creux. Nous savons aujourd’hui qu’il n’existe pas de nature humaine, que l’humanité n’est jamais acquise. Quels que soient tous les savoirs rationnels que l’on accumule sur elle, l’humanité reste toujours une conquête, une fin.
Quelques données anthropologiques de base permettent de constater que nous avons besoin de sens, de dignité, de mythes, de croyances, de récits, des fictions pour ne pas tomber dans l’abîme et supporter la dureté de la loi qui nous institue dans l’humanité. Nous avons également besoin de reconnaissance, de valorisation et de liens, de connexions pour rester humains et développer notre humanité par et pour notre socialité. L’image de soi semble un élément fondamental pour expliquer pourquoi les humains ont tant besoin d’une identité positive et valorisante. Il est assez évident que personne ne peut vivre sans une bonne image de lui-même ou d’elle-même, quand ce n’est pas le cas nous le vivons assez mal. La notion de dignité rend compte de ce phénomène. Les indien-nes du Chiapas revendiquent, entre autres, la dignité. Le gouvernement mexicain ne comprend pas cette demande, s’il la comprenait, les personnes concernées ne seraient plus dans ce gouvernement. Là-bas aussi la domination établit une hiérarchie entre les êtres, les indien-nes sont en bas de l’échelle. Remettre en cause cette hiérarchie, qui se traduit sur le plan symbolique par une infériorisation de l’image des indiens et indiennes, revient à attaquer la domination mexicaine dans son fonctionnement actuel. La notion de dignité est ainsi le révélateur de la situation des opprimé-es au Mexique, ce constat est valable ailleurs.

Dans la situation contemporaine, le sens est remplacé par des identifications qui sont liées à la marchandise et au spectacle. L’horizon de la signification est saturé par les images de la réussite, par des modèles liés aux objets et aux façons d’être que promeut la société de consommation. Nous pouvons dire que d’une certaine façon il y a trop de sens (trop de réponses et si peu de questions) et qu’il en faut toujours plus, toujours plus de signifiants pour camoufler le vide et le faux de ce système. Par contre, il manque du sens si nous nous arrêtons, si nous nous interrogeons sur les énoncés, les énonciations, si nous ne collons pas totalement aux images identificatoires du capitalisme, tout simplement parce que la question de la finalité de la vie émerge souvent derrière les produits et les images. Si nous nous laissons interroger par l’absurde de notre situation, l’angoisse existentielle apparaît très vite. Ce qui arrive souvent dans la population, même si ceci ne s’exprime pas en terme philosophique ou n’émerge pas sur le plan collectif.

La fabrique de l’humain
Ce besoin de sens accompagne l’humanité depuis ses origines. Les mythes et les croyances y ont pourvu pendant longtemps et y pourvoient encore pour certaines personnes. Pour toutes ces raisons nous affirmons communément que notre nature à nous humains c’est la culture. Le lien entre le collectif et la personne était scellé par des récits qui nous plaçaient dans le temps, expliquaient les échanges, transmettaient les interdits et nous protégeaient contre la folie, l’abîme. Pierre Legendre le note à propos de la filiation humaine : “ Venir au monde, ce n’est pas seulement naître à ses parents, c’est naître à l’humanité. En Occident comme dans toutes les civilisations, l’homme doit naître une seconde fois - naître à ce qui le dépasse, lui et ses parents. Séparer l’homme humainement, c’est lui enseigner un au-delà de sa personne, le conduire par la parole jusqu’aux portes de l’Abîme, lui montrer par où passe le désir de l’homme.
Voyez les grands conservatoires d’humanité, les écoles védiques, les Yeshivas. L’adolescent apprend que le Veda, la Torah, la Référence ne dépendent pas de son bon vouloir ; il expérimente ce que d’autres avant lui ont ouvert : le chemin du savoir ; il comprend que lire et écrire supposent qu’il se soumette à la loi.
Séparer l’homme humainement, c’est lui enseigner à connaître son désir, c’est séparer l’homme de lui-même. Chaque civilisation produit son style de séparation avec soi. ” (2)

Le sens donné par les récits du passé nous assignait une place, donnait une valeur à nos actes (positive ou négative) et confortait notre estime de nous-mêmes. Il existait une complémentarité, une liaison forte entre le grand récit public et la vie personnelle privée. Aujourd’hui dans le contexte postmoderne de la déliaison, la subjectivité est devenue une affaire publique : “ L’initiative individuelle repose sur un défaut de politique au lieu d’être appuyée par l’exemple politique. Là est le problème réel, c’est à dire politique, qui se dissimule sous des préjugés moraux ”.

Ehrenberg analyse ainsi l’évolution sociale, il remarque que : “ l’un des problèmes majeurs de l’individualisation réside dans le report de responsabilités illimitées sur l’individu, qui réduit la capacité à agir et conduit à cette face sombre de subjectivité qu’est l’impuissance psychique (dépression, inhibition, fatigue psychique, stress, etc. ) ” (3)

Effectivement le désarroi humain est réel et le problème est politique. Cet auteur défend des positions libérales sur le plan politique, alors que je me place d’un point de vue libertaire. Ehrenberg pense que la compétition est normale, que c’est la règle à laquelle doivent se soumettre les individu-es. Je pense au contraire, comme beaucoup d’autres personnes, que l’histoire des sociétés humaines est l’histoire de l’humanisation, qu’elle est une lutte constante contre le droit du plus fort, contre l’anéantissement des plus faibles. Le problème de l’individualisation contemporaine est un problème politique, au sens où le besoin de réponses aux questions fondamentales au niveau individuel, où l’absence de réponse au niveau collectif crée une distorsion mentale profonde, puisque de fait la domination est toujours là et qu’elle mobilise les subjectivités. Jean-Jacques Moscovitz le dit à sa manière : le sujet humain ne peut plus faire confiance au collectif et cela l’atteint profondément (4).

Ces constats m’incitent à dire que nous avons changé de période, que nous sommes passé-es de la modernité qui affiche et reconnaît ses références à la postmodernité qui prétend ne plus en avoir. Dans le contexte postmoderne nous assistons à la fin des anciennes assignations collectives, l’autorité se dérobe et le relativisme s’est installé au niveau idéologique, mais dans les faits la domination continue en se modifiant.
En maîtrisant les images identificatoires, le système joue avec l’image de soi des personnes au niveau individuel : “ La raison de vivre, l’homme l’apprend par les emblèmes, les images, les miroirs. Qui manie le Miroir tient l’homme à sa merci. ” (5).

Dans notre contexte contemporain, la raison de vivre ce serait de continuer, de continuer à consommer et à produire, continuer à reproduire la dette, continuer la barbarie du capitalisme par le blocage identitaire, continuer même si nous ne savons plus pourquoi. Dans notre situation l’universel est encore une fois une figure du Surmoi, de l’autorité, même s’il ne s’énonce plus comme tel, même s’il a besoin régulièrement d’un recouvrement idéologique à posteriori. Il encourage le règne du moi, de l’individu-e, du chacun pour soi pour que le sujet reste absent. Dans ce cadre, il existe une complémentarité entre la façon de s’appuyer sur le narcissisme et l’impuissance.

Le retournement
La question du sujet reste le point nodal de la politique libertaire comme du sens. L’image de soi est marquée par le système et il est difficile de vivre avec la vision négative transmise socialement. L’émergence de la politique se fait par la vie même des personnes, elle ne vient que très rarement d’une prise de conscience globale du système capitaliste ou des rapports Nord / Sud. C’est en situation que s’opèrent la rupture et le retournement. Les personnes sans-papiers ou certaines personnes au chômage et en situation de précarité ont essayé d’assumer leur situation en retournant l’image négative en image positive : les personnes qualifiées de clandestin-es ont choisi de s’appeler “ sans-papiers ou sans-papières ” et par là même sont apparues immédiatement comme des acteurs et actrices politiques de premier plan. Il est possible de citer des précédents comme le mouvement intellectuel qui a valorisé positivement la négritude ou celui des blacks panthers qui a énoncé “ black is beautiful ! ”, ce qui était parfaitement scandaleux à l’époque aux USA, celui des femmes qui choisissent de signer un manifeste : “ les chiennes de garde ”.

Les luttes de fin 97 et du début 98 sur le chômage et la précarité ont posé la question du statut des personnes sans travail ou en situation de précarité. Ceci s’est fait, en particulier, au travers de la revendication du revenu pour vivre, mais aussi par leurs actions pour leur reconnaissance symbolique. Celle-ci a été niée par l’autorité politique au nom du refus de l’assistanat, parce que la société doit être fondée sur le travail, ce qui est une contre vérité évidente dans l’évolution du capitalisme. Il faut quand même noter que malgré le déni politique qui leur a été fait, ils et elles ont obtenu une reconnaissance publique et que plus personne ne peut associer ou n’ose plus associer chômage et paresse. Didier Demazières a étudié ce mouvement et il intitule son article dans la revue Chimères, “ Les chômeurs s’autovalorisent ” : “ Revendiquer le chômage, endosser l’infamie.

Ce n’est pas tant le chômeur organisé qui inquiète, que celui que l’on peut appeler le chômeur-militant. En cela les chômeurs deviennent inquiétants, car ils ont perdu toute culpabilité, ils prétendent s’occuper de la société au lieu de s’occuper de leur propre situation, ils cherchent à reconquérir une valeur sociale au lieu de rechercher un emploi. Cette action collective suscite l’effroi parce qu’elle témoigne que les chômeurs campent désormais au centre de la société, résistent aux processus d’exclusion, bref ne peuvent être exclus. ”
“ Reconnaître les initiatives collectives prises par les chômeurs, c’est en effet les replacer au coeur de la société, admettre qu’ils sont une composante incontournable de la société contemporaine. Acte essentiel dont l’enjeu est de changer notre façon de voir les chômeurs, et plus largement la société toute entière. ” (6)

Nous avons un peu le même phénomène de retournement d’une mauvaise image en une image plus positive dans le rap. Il est issu majoritairement des banlieues, des cités, des lieux d’exclusion sociale, raciale, ethnique où il est difficile d’échapper à la marque sociale qui a priori juge et dévalorise, qui stigmatise. Le rap peut être analysé comme la tentative d’expression d’une injustice et un accès au politique, au symbolique (7). C’est également le cas pour l’épidémie du Sida. Ce sont les malades eux-mêmes qui ont fait émerger le problème, qui lui ont donné une dimension politique en disqualifiant toutes les images négatives qui étaient liées à cette maladie.

Quand l’image de soi est dépréciée, la dignité atteinte, ce qui est assez commun quand les humains sont en situation d’oppression, quand ils ou elles vivent avec difficulté dans ce monde, le malaise psychique est réel et quasi-permanent. En partant des exemples ci-dessus nous pouvons observer une démarche pour essayer de survivre, de s’en sortir. Celle-ci pourrait se décomposer en trois temps :

1/ Il est nécessaire d’être capable d’affronter la réalité, d’assumer la situation et de regarder les choses en face ;

2 / Il faut chercher et trouver une issue positive, ce qui implique de créer, de se regrouper, d’inventer et d’imaginer, de chercher des points d’appui, de composer avec les autres dans la même situation, d’assumer le choix de la lutte et donc d’accepter une inscription dans la socialité pour combattre ;

3 / Il est important de construire un récit, de raconter une histoire afin d’installer un rapport au temps, de mettre en place du symbolique afin de se construire soi-même et de pouvoir transmettre.

Alors l’image de soi peut devenir positive et mieux vécue. Il s’agit d’un parcours pour acquérir la dignité par la lutte. Souvent nous partons de l’image donnée par la domination et nous la retournons, nous la transformons en l’exhibant, mais nous prenons l’initiative dans la situation. Les personnes colonisées ont fait cela, cela a aussi été le cas des blousons noirs, des rockers, des hippies, des punks, des femmes et de bien d’autres. Cela passe par des textes, des actions symboliques, parfois des initiatives politiques, souvent des chansons et des affiches, donc un imaginaire subversif puis une symbolisation, une réappropriation du langage et des images et bien sûr de l’action. Ce retournement est un point d’appui positif, qui permet d’assumer une nouvelle identité. L’agressivité est utilisée de façon constructive en vue d’une création sociale, politique, esthétique. Cette démarche subjective et collective permet d’aborder des questions qui concernent l’humanité entière si nous n’en restons pas au niveau de nos particularités.

Le sentiment d’identité
L’importance de l’image de soi, de l’estime de soi est bien notée par Clément Rosset, en étudiant le sentiment d’identité il affirme que : “ Chaque fois que se produit une crise d’identité, c’est l’identité sociale qui est la première à “ craquer ” et à menacer le fragile édifice de ce qu’on croit éprouver comme le moi ; c’est toujours une déficience de l’identité sociale qui en vient à perturber l’identité personnelle, et non le contraire comme on aurait tendance à le penser. ” (8)

La notion d’identité sociale est utilisée ici dans un sens large, la famille est incluse dans cette identité sociale. Pour construire son argumentation Clément Rosset se réfère au débat entre Lacan et Freud à propos de l’identité sexuelle : “ Il ne saurait être de moi que de l’autre et par l’autre, dont l’étayage assure l’éclosion et la survie du moi. En quoi consiste cet étayage ? Il permet selon Freud, d’établir ce que celui-ci considère comme l’épreuve primordiale de l’existence humaine : la constitution d’une identité sexuelle (9), Selon d’autres dont Lacan invoqué par Pierre Bayard à propos de l’oeuvre de Maupassant, il permet d’abord et surtout la mise en place d’une identité tout court, la question de l’identité personnelle étant alors considérée comme plus cruciale que celle de l’identité sexuelle, comme le pensent Lacan et Pierre Bayard qui s’en inspire : “ S’il fallait de façon presque caricaturale, opposer le système théorique implicite de Maupassant à celui, explicite, de Freud, nous dirions que l’un met au premier plan la sexualité et l’autre l’identité. ” (10) Les deux conceptions ne sont d’ailleurs pas incompatibles. comme le signale Pierre Bayard à la suite de la phrase citée plus haut ; mais la seconde semble avoir une priorité sur l’autre, par son caractère plus général et plus universel. ” (11)
Clément Rosset se place ici dans une optique novatrice puisque l’autre est premier par rapport au moi, ce qui fonde son énoncé sur l’identité sociale. La figure de l’autre dans la psychanalyse permet ainsi de faire le lien entre le social (au sens large) et le sujet.

Cet auteur se refuse à tout engagement politique. Il condamne ouvertement l’engagement politique des intellectuel-les, tel celui de Sartre. Son observation a pourtant une portée politique indéniable. Sa thèse est à nuancer, comme toujours ce n’est pas un absolu. Le déterminisme chez les humains n’est pas mécanique, il est complexe et le résultat peut se constater parfois longtemps après les faits. Dans de nombreux cas il est évident que son constat est juste : pour les personnes au chômage, pour les personnes vivant dans les quartiers de relégation nommés banlieue ou “ cités ”, souvent chez les femmes, les personnes souffrant d’une maladie du psychisme et les opprimé-es en général.

L’analyse de Clément Rosset entre en concordance avec la vision développée dans le livre : “ L’individuel et le collectif en psychanalyse ”, publié suite au Colloque, qui s’est tenu en Mars 1998, sur le texte de Freud intitulé : “ Psychologie des masses et analyse du moi ”, qui date de 1921. “ La psychanalyse ne peut comprendre la psyché sans tenir compte du monde environnant, qui intervient dès la naissance. “ Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, ” écrit-il [Freud], “ l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien ou adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale ... ” ” (12)

Pour les auteurs de cette contribution (Bernard Reith, Nicolas Jacot-des-Combes et Luc Magnenat) : “ Il s’agit d’un véritable texte-carrefour, non seulement parce que Freud y jette des ponts entre la psychologie sociale et psychanalyse, mais aussi parce qu’il y réunit plusieurs pistes novatrices qu’il a explorées depuis 1910. A partir de la synthèse qu’il en fait, il ouvre une série de voies majeures, amorçant le développement de quelques-uns des concepts de base de la psychanalyse contemporaine. ” (13) ... / ... “ Dans le texte qui nous occupe ici [Psychologie des masses et analyse du moi], il [Freud] réunit l’essence de ces deux écrits de 1914 et 1920 [Pour introduire le narcissisme et Au-delà du principe de plaisir], en montrant comment le narcissisme et les pulsions de mort peuvent devenir des alliés. Le narcissisme, en effet, est remis en question par tout ce qui est étranger à soi : la partie narcissique de la personne peut être ainsi amenée à souhaiter l’élimination des autres, qui la menacent.

Le lien social et l’amour du prochain sont dérivés de la libido, mais cette énergie pulsionnelle doit être canalisée afin de préserver sa force créatrice et civilisatrice. Ce contrôle passe par l’amour des autres “ L’amour de soi ne trouve de limite que dans l’amour de l’étranger, l’amour envers des objets ”. Il ne s’agit pas là d’une prise de position idéologique mais d’un constat métapsychologique : la maîtrise de la vie pulsionnelle dépend d’une intériorisation du lien à autrui. ” (14)

Le stade du miroir peut être interprété comme un moment décisif, où l’articulation avec l’autre permet au moi de se constituer. Si l’autre est aussi social, l’articulation entre l’individuel et le collectif ne fait plus problème. D’où l’importance des modèles sociaux que nous retrouvons dans la construction du genre (i) par exemple. Si l’estime de soi est atteinte par des phénomènes sociaux, la lutte pour le changement social et politique est aussi importante que la thérapie individuelle, ce que, d’une certaine façon, l’anti-psychiatrie nous dit depuis la fin des années 60.

Image de soi et connexion
La bonne image de soi, la dignité peut être acquise par l’accès à l’idée libertaire et ses réalisations politiques. Cet aspect du réel militant est sans doute le principal mérite des groupes existants (outre de transmettre un peu de théorie critique) : donner du sens et une valorisation par la militance ou l’appartenance au mouvement libertaire, c’est à dire modifier l’existentiel pour le rendre vivable, l’inscrire dans l’histoire des luttes pour l’émancipation humaine. Cela dit, si la mise en oeuvre de l’idée libertaire en reste à un niveau existentiel, ce qui est si souvent le cas en ce moment, même si en général l’opinion libertaire le dénie, nous restons assez loin des objectifs annoncés et nous nous laissons bercer et endormir par le “ moi je ” individuel ou collectif.

Le besoin de sens est conjoint d’un besoin de liaison avec les autres humains, une reliance, un besoin de connexion qui est accentué par l’ambiance d’isolement individualisée et face à la sensation d’un monde sans limites, où les injonctions sur les personnes sont fortes et justifiées par la science (15). Ce monde sans limites, qui semble être l’horizon du contexte postmoderne, est aussi la fin du récit de l’Un, la perte du récit de l’Homme universel, celui des Lumières, comme seul sens possible déjà donné. Ceci laisse ouvert le possible des sujets tant dans l’histoire collective que dans l’histoire personnelle. Dans les deux cas le savoir ne peut s’identifier à la vérité, celle-ci est toujours en liaison avec la subjectivité, elle est toujours en rapport avec l’acte libre, acte qui est alors critique des identifications antérieures et met en oeuvre le désir d’égalité et de justice.

La reconnaissance ne précède pas l’acte libre, elle se construit par la prise de responsabilité face à l’absurde de ce monde, un écart, un “ dire-non ” qui donne du sens et de façon imprévisible. Sinon, nous nous laissons oblitérer par les identifications toujours renouvelées du capitalisme et toujours identiques quant à la soumission dans la domination.

Les lieux d’existence du sujet s’inscrivent dans l’histoire par la parole libre contre les clôtures d’où qu’elles viennent et cela confirme l’actualité et la nécessité de l’idée libertaire, sa raison d’être. Contre les suggestions du ou des pouvoirs (ce que la psychanalyse nomme le “ Moi idéal ” dans le “ Surmoi ” (ii) et explique pourquoi ces suggestions ont souvent un effet hypnotique étonnant), nous pouvons alors reposer la question du rapport entre les moyens et les fins, le problème du devenir individuel et collectif. L’importance reconnue de l’existentiel, du relationnel explique d’une part nos difficultés, mais, d’autre part laisse entrevoir beaucoup de possibles.

Le sujet erratique, nomade, multiple, multivalent-e, non univoque, émotionnel-le, chargé-e d’affects, sensible, en demande perpétuelle de reconnaissance, est alors une donnée banale qui est corollaire du refus des théories de la substance, qu’elles soient classistes ou de l’être. A chaque fois ces théories identifient le devenir révolutionnaire à un être et à un lieu unique, ceci ne fonctionne pas, cette théorisation est une projection idéale et imaginaire. Il n’y a pas automatiquement révolte quand les personnes sont en situation d’oppression ou d’exploitation. Le sujet est donc toujours une conquête et non un déjà là, à qui il manquerait la conscience révolutionnaire. Jacques Lesage de La Haye explique cela très bien au travers de son exemple personnel : “ J’ai passé huit années en thérapie. Il m’a fallu tout ce temps pour mettre sur le divan et dans le groupe tout ce que j’avais travaillé dans ma première démarche, l’auto-analyse. Du début à la fin, je me suis posé la question que je vous pose à tous : suis-je vraiment anarchiste ? Le suis-je concrètement ou ne fais-je que des discours ? En clair, ma pratique correspond-elle à mes paroles ? Ou encore est-ce que je veux être aimé des anarchistes, parce que je trouve que ce sont les gens les plus radicaux du monde ? Peu à peu mes illusions tombent sur mes motivations. Par exemple, je découvre que je suis révolté contre la soumission qui m’a été imposée dans ma petite enfance. Alors je ne suis peut-être pas aussi anarchiste que je le croyais , etc. Donc une bonne moitié de mes motivations est purement psychologique.

La seconde moitié, d’accord, est politique. Mais quelle déception ! Si je veux tout remettre en question, je dois admettre que j’ai commencé par me révolter, puis j’ai rencontré des idées. Je les ai faites miennes, puis je me suis mis à militer pour elles. J’ai oublié que les causes profondes étaient subjectives ” (16).

Imaginaire et symbolique
Notre problème concerne également l’articulation entre l’imaginaire et l’ordre symbolique, en effet nous luttons contre l’ordre existant en le jugeant inique et destructeur. Nous pouvons alors remarquer, on peut nous renvoyer que notre ordre symbolique à nous libertaires, dans la mesure où il n’est pas reconnu comme tel, reste souvent un imaginaire. Soit cela est admis comme un imaginaire collectif au sens positif du terme, imaginaire qui permet aux membres d’une communauté de se reconnaître et de créer, au sens où l’emploie Castoriadis dans son livre “ L’institution imaginaire de la société ” (17). Soit cet imaginaire est qualifié de façon négative et décrit comme une déviance schizophrénique, qui refuse le principe de réalité, sans qu’il soit possible de dire que ce principe de réalité est celui du capitalisme, de la domination.

Pourtant, nous agissons avec un ordre symbolique puisque nous avons des règles, nous émettons des jugements, des condamnations, nous avons un ou des systèmes de valeur. Mais cela prête évidemment à confusion notamment parce qu’il existe plusieurs conceptions de cet ordre. D’autre part, cette non-fixation, cette non-reconnaissance publique peut laisser place à la mégalomanie au travers du pouvoir en milieu militant par le développement de la toute puissance narcissique, ou à la paranoïa qui surévalue nos principes, et fige cet ordre symbolique en un absolu auquel certaines personnes s’identifient (cf le thème du danger si souvent présent dans l’autodéfense des groupes).

En conséquence je pense que notre liberté est aussi celle de la critique interne, la critique des réalisations libertaires, et pas seulement celle externe du système capitaliste. Je plaide pour une mise à distance régulière vis à vis de nous-mêmes et l’étude de nos pathologies. Roger Dadoun a raison de nous prévenir sur le danger de clôture qui nous guette, sa solution est à rappeler : “ On admettra, sans difficulté, croyons-nous, que la psychanalyse propose une vision originale - plus profonde, plus élaborée, plus complexe, plus riche d’implications et de conséquences pratiques - de l’être humain. De cette vision, il serait possible d’affirmer qu’elle est très proche d’une conception anarchiste de la réalité humaine, voire de la réalité toute entière. On pourrait même aller plus loin, et soutenir que la pensée freudienne peut fonctionner comme “ anarchie critique ”, c’est à dire, en quelque façon, comme anarchie de l’anarchie, comme un moyen efficace d’empêcher la clôture de la pensée anarchiste, une autarcie narcissique, une compulsion à la répétition de principes anarchistes s’enorgueillissant de leur qualité propre, jouissant égoïstement de leur valeur intrinsèque. ” (18)

Le fait de reconnaître que l’image de soi est importante nous permet de comprendre pourquoi le narcissisme des petites différences est si développé en ce moment dans le mouvement libertaire.

Cette connaissance du fonctionnement humain est aussi la base de la reconnaissance du sujet qui se sait limité-e, fini-e, incomplèt-e, multiple dans son et ses désirs, ouvert-e, mouvant-e, divisé-e.
Parmi les idéologies qui accompagnent le capitalisme, il en est une qui présuppose que l’individu-e n’est mu-e que par l’intérêt et que la communauté humaine n’est que la somme de ces intérêts. Parfois il semble que beaucoup de personnes soient persuadées de cela. Cette vision est très réductrice. Le sujet humain est composé de multiples dimensions. Si on s’en tient au seul intérêt, on ne peut pas comprendre toutes sortes de comportements humains comme le fait de mettre sa vie en danger pour secourir d’autres humains en difficulté, ou d’aimer une autre personne au point d’agir contre son propre intérêt, ou comme porter atteinte à sa propre personne dans le cas du suicide, ou encore de s’engager en politique.

Ce sujet, qui tente la liberté, se sait questionnable et s’oppose à la fusion avec le “ Moi idéal ” du groupe et du meneur qui lui enlève toute conscience distanciée et critique sur ses énonciations et ses actions. Il vise plutôt l’éthique comme un horizon personnel et collectif, mais jamais atteint, ni clos, toujours résultat de débats. La psychanalyse nomme cela : “ Idéal du moi ”, la conscience morale liée au “ Surmoi ”, à l’autorité assumée. A la différence du “ Moi idéal ”, qui installe, maintient et répète l’autorité subie, “ l’Idéal du moi ” permet le passage à la sublimation à partir des grands idéaux de l’humanité. Nous constatons alors que ces grands idéaux peuvent avoir deux fonctions :

- Une fonction de clôture (le Moi idéal) avec ses utilisations par les pouvoirs, par la bonne conscience humanitaire, le “ politiquement correct ”. Ceci existe également dans le fonctionnement des pouvoirs en milieu militant,

- Une fonction d’ouverture et de création par l’innovation, l’invention de nouvelles modalités de mise en oeuvre de ces idéaux, notamment à partir de la fonction critique. Cette voie est une sorte de passage limite par le “ haut ” qui modifie la situation de la personne et peut intervenir dans le réel. Nous pouvons retrouver ce que Nietzsche appelait le “ surhumain ”.

Comme pour la notion de maître ou d’autorité, nous avons plusieurs sens possibles, celui de l’autorité comme un pouvoir asymétrique, ou le sens de la compétence, de l’autorité assumée comme une autodiscipline. Le maître peut être autoritaire, même avec des méthodes apparemment libertaires (le maître libérateur). Le maître peut aussi être la personne qui transmet des compétences et qui vise à sa propre disparition en tant que maître, parce que la personne dans son parcours d’apprentissage devient autonome et se passe du maître. Débat que nous trouvons dans la psychanalyse elle-même autour de la notion de père : “ du Père, on peut s’en passer à condition de s’en servir ” (19). Cette thèse de Lacan provoque toujours autant de discussions que lors de son énonciation, y compris dans la communauté psychanalytique lacanienne.
Le seul savoir que le sujet peut encore tenir est celui qui lui enseigne que la blessure narcissique le travaille de l’intérieur et qu’aucune identité ou proclamation ne la fermera, ne la cicatrisera.

Savoir et vérité
J’admets qu’il existe une nuance entre savoir et vérité. De ce point de vue la vérité est liée à la subjectivité. Le savoir humain existe, il est démontré, transmissible et en quelque sorte toujours déjà là, même s’il est relatif et toujours à compléter. La vérité est toujours une rupture, une novation dans une situation donnée où l’aspect subjectif est important. Une fois que cette vérité est acquise, c’est-à-dire qu’elle est publique, démontrable et transmissible, elle peut devenir patrimoine du savoir de l’humanité. Alain Badiou théorise une topographie des lieux de vérité qu’il identifie ainsi : la science, l’art, l’amour et la politique (20). Pour lui, les procédures de vérité sont spécifiques à chacun de ces domaines. Le débat reste ouvert sur ce point, mais ce qui semble acquis est que pour le sujet la vérité n’est pas identique au savoir, le sien ou celui qu’il est possible d’acquérir. En cela la psychanalyse de Lacan fait oeuvre novatrice, elle opère une rupture d’avec la psychologie du moi, celle qui cherche à assurer le sujet d’un substrat solide sur lui-même par le savoir lié à un caractère personnel. Le sujet est divisé et rien ni aucun savoir ne peut mettre fin à cette séparation en lui-même. La vérité du sujet peut advenir, mais elle n’est pas identifiable à la conscience de soi telle que la philosophie classique l’énonce. Elle est liée au désir, c’est en cela qu’elle est subjective.

En acceptant que la réalité soit multidimensionnelle et en partie indéterminée, nous assumons le fait que la vérité doit être vue comme hypothétique. Ensuite nous devons admettre que la vérité dépend de la position particulière de la personne qui la recherche. En conséquence je pense que nous devons être prudent-es avec la notion de vérité.

Je constate également que toute prise de position politique libertaire ou révolutionnaire ne peut se fonder, en premier lieu, ailleurs que sur une auto-position qui ne s’autorise que d’elle même, parce qu’elle est liée à la subjectivité, au désir de politique. Dans un second temps les théories critiques, qui ont un contenu universel, nous inscrivent dans le collectif. Même si souvent la subjectivité se fond dans le modèle, il me semble important de décomposer les moments.

Par contre, en utilisant les ouvertures données par le contexte postmoderne, la subjectivité libertaire sait que la pluralité des mondes et des récits lui ouvre des perspectives, en particulier celle de poser la question de l’humanité et du contenu du mot “ humain ”. Le danger est alors celui des récits mythiques qui donnent sens à la résistance. Dans ce cas, nous savons que le contenu du récit peut être archaïque, mais que c’est l’acte même du récit qui soude le groupe et lui donne vie par la figure de l’identité. Cette méthode ferme tout questionnement sur soi ou son groupe puisque la vérité est devenue un bien magique dont la possession rend supérieur-e et pur-e, les autres étant alors forcément disqualifié-es comme mauvais-es, inférieur-es et impur-es. De mon point de vue, l’appui sur les mythes du passé ne résout rien, au contraire cette mythologie nous tire en arrière et nous bloque dans le développement du combat contre le capitalisme. Le recours aux mythes ne permet pas l’appropriation des éléments de critique théorique qui comprennent un peu mieux les évolutions du capitalisme contemporain et nous donnent des débuts de réponses à nos difficultés. Le mythe permet de renforcer le lien entre les membres du groupe, mais n’aide pas pour la construction de la critique libertaire actualisée. Il donne une réponse existentielle aux personnes qui militent, mais pas ou peu de réponses sur la compréhension du monde de ces temps troublés. Le mythe fige la pensée sur le monde tel qu’il était au moment de la création du mythe. On peut constater aisément ce fait dans les courants libertaires qui se réfèrent en permanence au glorieux passé libertaire de l’Espagne en 1936. Les noms emblématiques et les drapeaux s’adressent d’abord à l’émotionnel : “ L’adhésion nouée par l’esthétique dans le politique ne s’adresse pas à la raison, mais au regard. ” (21) (iii). Cette réponse permet de survivre un peu mieux dans ce système qui prend toute la vie, cela permet d’avoir une image de nous-mêmes un peu meilleure, d’avoir une vie un peu moins nulle. Cela ce n’est peut-être déjà pas si mal dans notre contexte ; mais cela ne permet pas, à mon avis, la construction d’une attaque efficace du capitalisme. La question qui n’est pas réglée, en ce qui concerne les mythes, est celle de savoir si nous devons ou non inventer de nouveau mythes.

Les mythes ?
Eduardo Colombo dans son intervention Lors des journées “ Gardarem l’Utopie ” à Bieuzy les Eaux le 15 Octobre 2000 a développé une vision de l’utopie comme anarchie où il est question des mythes. Pour lui, l’utopie est une construction imaginaire radicale contrairement à la construction symbolique dans laquelle nous vivons et qui est dans la dépendance du réel, qui, elle, est déjà construite. L’utopie au contraire n’est pas réelle et elle veut devenir réelle. La construction de sens est une construction sociale dans la pensée. Dans la science, l’étude pour comprendre le réel s’appuie sur des idées (en dernier ressort sur les formules mathématiques qui sont des idées). Pour le domaine social et politique le désir est présent, c’est une différence notable. Le désir est toujours là, mais c’est un désir construit socialement. Il s’agit de la relation à l’autre. Le langage et l’histoire se construisent sur la base d’un imaginaire, sur le désir d’obtenir ce qu’on a perdu. Il pense qu’il faut introduire de la psychologie dans la sociologie, comme il faut introduire de la politique en théorie. Il parle alors de ce qu’on appelle “ l’objet perdu ” en psychologie, c’est cette pleinitude qui se perd pour tout le monde, car il faut quitter le sein maternel à un moment ou un autre. Ce sentiment de pleinitude continue de vivre en nous. Selon son approche, on peut le vivre de deux façons :

1 / Soit on cherche à revenir au passé par le recours au mythe, mythe qui est une fondation symbolique, une explication de l’origine de ce qui est. Tout le monde connaît l’âge d’or qui est une grande figure de cette voie.

2 / Soit on cherche à aller plus loin, on se projette dans le futur. On vise la société de demain, où nous serons tous libres et égaux.
Il poursuit en disant que, pour les anarchistes, c’est la seconde solution qui est valable. L'utopie est alors le contraire du mythe. Il faut aller plus loin pour trouver l’idéal perdu. (22)

Pour Eduardo Colombo il n’est pas question de créer de nouveaux mythes, cette voie nous tirerait vers le passé.

La philosophie classique pense le mythe comme discours sur l’origine. La psychanalyse propose une autre approche. Pour ce courant de pensée la mythologie joue un rôle important, Freud a lui-même dit que dans Les Nouvelles Conférences en 1932 que “ La théorie des pulsions est notre mythologie. ” Pierre Kaufmann nous explique que : “ La formule est célèbre. Encore faudrait-il, pour la comprendre, rappeler ce qu’est, pour Freud, un mythe, et la réponse nous vient de Totem et Tabou : le mythe est création d’êtres mythiques, c’est à dire qu’il a la personnification pour ressort. Lorsque nous disons de la théorie des pulsions qu’elle est une mythologie, nous ne faisons qu’étendre à la représentation psychologique notre critique de l’illusion dont s’engendre la mythologie, et nous venons de montrer qu’elle inspire l’illusion transférielle. Tout se passe comme si la théorisation était vouée à se former de son objet une idole par la même démarche que l’amour de transfert à se former une idole de l’analyste. ” (23)

Dans un autre ouvrage du même type, il est expliqué que : “ Les mythes représentent des désirs inconscients et universels saisissables par tout lecteur dans le monde ”. Ce qui permet de comprendre pourquoi “ Il n’est pas nécessaire d’être psychanalyste pour entendre le contenu latent du mythe - ce désir inconscient et universel que le récit présente comme une fatalité divine particulière -, certes. ” G. Sissa dans l’article “ Mythologie ” du volume L’apport freudien (24).

Eugène Enriquez nous propose une synthèse de ces mythes dans le début de son livre, L’organisation en analyse : “ Deux possibilités sont envisagées par Freud : la première dans Totem et Tabou, la seconde dans Psychologie des foules et analyse du moi et dans L’homme Moïse et la religion monothéiste. Dans le premier cas, les frères culpabilisés (du fait de l’ambivalence des sentiments) d’avoir tué le chef de la horde idéalisent celui-là même qui n’avait été pourtant qu’expression de la force brutale et du refus et le transforment en fondateur du groupe. Le chef était l’expression de la pulsion de mort, du déni de l’existence des autres. En l’idéalisant, les hommes vont créer une forme de pouvoir dérivant directement de celle qu’ils avaient éprouvée dans les temps de la préhistoire. En cela, tout leader sera l’héritier de l’omnipotence du chef de la horde. Une civilisation se crée donc à partir de la violence du père et de la violence en retour des fils.

Dans le deuxième cas, le groupe est créé par un chef aimant d’un amour égal, ayant avec eux une relation duelle “ de nature sexuelle ” façonnant le groupe par l’hypnose, devenant l’objet commun du groupe, placé par chacun à la place de son idéal du moi et permettant l’identification des membres du groupe les uns aux autres. Une telle possibilité permettra à Freud d’écrire ainsi que “ ce fut un seul homme, Moïse, qui a créé les Juifs ”. Le groupe naît par un acte d’amour spontané de la part du chef qui procrée le groupe par parthénogenèse. Ainsi à l’origine du groupe, il se trouve un père porteur de mort ou un père aimant, de toutes manières il n’y a pas de groupe sans père, de groupe sans obligation de paiement infinie de la dette du droit à l’existence, du droit au sens, et sans référence à un pôle transcendant. ” (25).

Dans une publication récente de la revue Agone, on trouve une autre approche philosophique qui aborde la question des mythes. Il s’agit de celle de Wittgenstein. Celui-ci examine la façon dont certains anthropologues sont, selon lui, passés à côté de l’explication des rituels, des mythes. Il propose l’explication suivante : “ On pourrait presque dire que l’homme est un animal cérémoniel. ” ... “ Les pratiques religieuses, ou la vie religieuse du roi-prêtre ne sont pas d’une nature différente de celle de n’importe quelle pratique authentiquement religieuse d’aujourd’hui, comme la confession des péchés. ” (26)

Il pense que l’usage des mythes, des rituels est aussi important que le contenu symbolique. Jacques Bouveresse, en commentant l’article de Wittgenstein, note que “ Ce ne sont pas des croyances erronées qui ont produit les rites, mais le besoin d’exprimer quelque chose : les cérémonies étaient une forme de langage, une forme de vie. ” (27) Wittgenstein continue sa critique en disant que nous aussi qui vivons dans une période moderne nous nous servons du sacré, nous en faisons grand usage. Il prend l’exemple qui suit  : “ Pourquoi le nom qu’il porte ne pourrait pas être sacré pour l’homme. C’est pourtant d’une part, l’instrument le plus important qui lui soit donné, et c’est d’autre part, comme une parure qu’on accroche à son cou lors de sa naissance. ” (28)

Dans ce numéro de la revue Agone, il est mentionné que l’usage des mythes, du sacré, des rituels, des cérémonies n’empêche pas les humains d’être par ailleurs tout à fait rationnels dans leur vie. Paul Veyne, dans ce même numéro de la revue Agone, propose une explication sur l’intensité de vie qui est liée aux mythes, aux rituels. Ces moments de vibration permettent de supporter la banalité quotidienne. “  “ Banalité ” : le mot est lâché. Il ne sonne pas comme un concept d’historien, et pourtant ... Ailleurs Paul Veyne parle de la “ médiocrité ” et de la “ quotidianeté ” pour décrire cet état quasi constant de nos vies qui n’est dissipé que par “ ces heures ou ces minutes d’absorption, [procurées par une foule de machineries inventées par nos sociétés], qui vont de l’Art de la fugue, au football, à la prière ”. Autrement dit, s’il faut chercher un motif aux conduites symboliques ou religieuses, ce n’est pas à un germe persistant de “ mentalité primitive ”, à un “ besoin invétéré de spiritualité ” ou au “ sentiment religieux ” qu’il faut l’imputer, mais plus platement, à la morne quotidienneté, la peur de l’incertitude et l’envie d’espérer - sans oublier la docilité et une certaine indifférence au maniement des symboles qui permet au fidèle de croire sans vraiment croire. ” (29)

Ces approches différentes nous montrent que les mythes, les rituels accompagnent l’humanité depuis très longtemps, à la fois comme façon d’exprimer quelque chose et comme source de satisfaction émotionnelle. Les mythes font partie de l’enveloppe culturelle de l’humanité, de cet ensemble mental qui est inséparable de notre humanité. L’esprit critique se doit de combattre le contenu erroné des idées folles, de déconstruire les mythes, les usages des mythes et des rituels qui maintiennent les humains dans la domination. La critique de la croyance est toujours aussi nécessaire. Mais peut-être devons-nous admettre que la politique est aussi un moyen de vibrer et de se sentir absorbé par autre chose que le quotidien triste de nos vies. Peut-être devons assumer le fait que nous sommes aussi des croyant-es, que les mythes nous accompagneront encore longtemps, peut-être toujours. De plus, l’examen du rôle et du fonctionnement des mythes et des rituels confirme les approches qui pensent que la servitude sans contrainte fonctionne de la même manière, c’est à dire par un échange inconscient qui nous donne un nom, une place, du sens contre notre servitude. Vivre avec les mythes et vivre dans la soumission sans contrainte est le lot actuel de l’humanité, même si on souhaite le contraire. Quant à savoir si les humains aurons un jour un fonctionnement différent, c’est impossible à dire ou à vérifier parce qu’il faudrait pouvoir étudier le mental des humains dans une société qui ne serait pas basée sur la domination. Accepter la présence de la croyance, des mythes, des rituels n’invalide pas la position critique énoncée plus haut, elle la resitue dans la longue durée humaine. Le fait que la politique libertaire soit composé de moments émotionnellement forts, que ce soit un lieu de passion est vérifiable aisément. Ce constat ne dévalorise pas ces idées. Elles ont la force d’enflammer les humains et ont de la valeur à leur yeux, c’est important en ce monde postmoderne où le sens semble avoir disparu, où soi-disant plus aucun idéal ne vaudrait le coup, plus rien ne justifierait de s’engager en politique.
L’identité libertaire est, à mon sens, une identité ouverte. Cette identité vient de la critique actualisée au service du désir d’égalité et de justice. Elle refuse l’ordre postmoderne comme normal et intangible. Elle assume l’histoire des combats antérieurs gagnés ou perdus. Elle s’interroge sur la reproduction du pouvoir au sein même du mouvement libertaire. Elle accepte la responsabilité collective de la politique en réorientant l’existentiel vers la question de la vérité du sujet. Elle donne la possibilité de débattre du contenu de l’ordre symbolique. Elle refuse les délires qui nous bloquent dans la fusion avec des nominations fermées et qui atomisent le mouvement libertaire au lieu d’aller vers l’unité dans la différence.
Le sujet collectif ne préexiste pas aux actes et aux événements. Cette voie est un pari sur les rencontres, l’agrégation libertaire pour sortir de l’impuissance par le développement de la critique et des actions de contestation du système.

Pour sortir de l’éparpillement identitaire il me semble nécessaire de raisonner en terme de mouvement. D’autre part, même si le sujet (individuel ou collectif) est le lieu de méconnaissance de ses conditions de possibilités il peut, dans un second temps, se questionner sur lui-même, sur ses réalisations, sur son ou ses désirs, sur les effets de ses désirs, sur son rapport à l’autorité, sur son rapport à l’autre, sur ses modèles.
La rencontre entre le subjectif et le chemin collectif de l’humanité comme fin, peut donner de la puissance dans le réel à la politique libertaire parce que nous passons dans le champ de la déviance, de la création, de l’invention et nous sortons de la répétition. Même si cette puissance politique est toujours située et partielle elle n’est pas négligeable, elle donne sens à notre vie et peut combattre la domination.


Notes de bas de page :

Eduardo Colombo « Valeurs universelles et relativisme culturel » dans la brochure Tout est relatif. - Peut-être. des Éditons ACL, Lyon, 1997, page 19.

Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Éditions Mille et une nuits, Paris, 1996, page 23 et 24.

Alain Ehrenberg, L’individu Incertain, Éditions Hachette, Pluriel, Paris 1996, page 309.

Jacques Moscovitz, « Le sens de la vie, de l’amour, du désir, de la mort de la jouissance de la filiation, du lien entre les hommes, après la rupture de l’histoire » exposé fait à Düsseldorf le 15 Août 1998 lors du colloque sur « La levée du mutisme », publié dans le numéro de Septembre / Octobre 1998 de l’Amif. Disponible sur Internet :
Http://www.psychanalyse-in-situ.com/boit_a/txt1jjm3.html.

Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Éditions Mille et une nuits, Paris, 1996, page 11.

Didier Demazière, « Les chômeurs s’autovalorisent » dans la Revue Chimères n° 33 du printemps 98 « Le désir ne chôme pas », pages 34 et 37.
Contact : Maison de Toutes Les Chimères, 21 ter Rue Voltaire, 75011 Paris.

Cf la Revue Mouvements numéro 3 de mars avril 99 aux Éditions de la Découverte déjà citée contient un article intitulé : « Le rap, une tentative d’expression politique ».

Clément Rosset, Loin de moi, étude sur l’identité, Éditions de Minuit, Paris, 1999, pages 17 et 18.
Freud, « Pour Introduire le narcissisme », article intégré au recueil La vie sexuelle, Presses Universitaires de France, Paris, 1999.

Pierre Bayard, Maupassant, juste avant Freud, Éditions de Minuit, Paris, 1994.

Clément Rosset, Loin de moi, étude sur l’identité, Éditions de Minuit, Paris, 1999, page 48 et 49.

Bernard Reith, Nicolas Jacot-des-Combes et Luc Magnenat, « Psychologie des masses et analyse du moi (1921) » dans : L’individuel et le collectif en psychanalyse, livre publié sous la direction de Claire Degoumois et François Ladame, Actes de la II° journée publique d’études du Centre Raymond de Saussure (21 Mars 1998), éditions Georg, Chêne-Bourg en Suisse, 1999, diffusion française Vilo 2, Ronans, page 2.

Idem, page 2.
Ibidem, page 3.

Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, essai pour une clinique psychanalytique du social, Éditions Erès, 11, rue des Alouettes, 31520 Ramonville Saint-Agne, 1997.

Jacques Lesage de La Haye, « Psychanalyse, anarchie, ordre moral » dans Psychanalyse et Anarchie, page 25, Éditions ACL, Lyon, 1995.
Contact Atelier de Création Libertaire, B. P. 1186, 69202 Lyon cedex 01.

Cf Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, Paris, 1974.
Roger Dadoun, « Anarchie et psychanalyse, Psychanalyse et anarchie », dans Psychanalyse et Anarchie, page 13, Éditions ACL, Lyon, 1995.
Contact Atelier de Création Libertaire, B. P. 1186, 69202 Lyon cedex 01.

Jacques Lacan, Séminaire 23, Le sinthome, Ornicar n°10, Paris, Juillet 1977, page 10.
Cité également par Philippe Garnier dans Psychanalyse et anarchie, éditions ACL, Lyon, 1995, page 51.

Alain Badiou dans notamment Conditions, Éditions du Seuil, Paris, 1993.

Dominique Quessada, La société de consommation de soi, éditions Verticales, Paris, Février 2000, page 143.

Eduardo Colombo,« Utopie et anarchisme », un compte-rendu de l’intervention faite lors de la rencontre : « Gardarem l’Utopie » à Bieuzy les eaux le 15 Octobre 2000 est disponible auprès de l’association qui a organisé ces journées :
Liber Terre, B. P. 101,56303 Pontivy Cedex.
Il est possible de les contacter par mail : <liber.terre@wanadoo.fr>

Certains articles de cet auteur sont présents sur le site consacré à L’Institut de Recherche sur l’Anarchisme de l’Université de Montpellier, site animé par Ronald Creagh :
http://melior.univ-montp3.fr/ra_forum/colombo_e/index.html

Pierre Kaufmann dans l’article « Psychanalyse » du Dictionnaire de la Psychanalyse des éditions Encyclopédia Universalis, Paris, 1997, page 629.

L’apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, édité par Larousse, Paris, 1998, page 798.

Eugène Enriquez, L’organisation en analyse, éditions PUF, collection Sociologie d’aujourd’hui, Paris, réimpression de Juillet 1997, (pages 20 et 21).

Ludwig Wittgenstein, « Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer », dans le numéro 23, 2000 de la revue Agone intitulée « Qu’est-ce que croire ? », page 18 et 15.
Le contact de la revue Agone est le suivant :
Agone éditeur, B. P. 2326, 13213 Marseille cedex 02.
Sur internet : http://www.lisez.com/agone.
Mail : agone@lisez.com

Jacques Bouveresse, « Wittgenstein critique de Frazer », dans le numéro 23, 2000 de la revue Agone intitulée « Qu’est-ce que croire ? », page 35.

Ludwig Wittgenstein, « Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer », dans le numéro 23, 2000 de la revue Agone intitulée « Qu’est-ce que croire ? », page 16.

29 / Jacques Vialle, Éditorial, dans le numéro 23, 2000 de la revue Agone intitulée « Qu’est-ce que croire ? », page 8.


Notes de fin

I / La notion de genre essaie de rendre compte du fait que l’identité sexuelle est aussi une construction sociale. Le genre est appelé aussi "le sexe social". Parmi tous les travaux consacrés à cette approche, on peut citer un ouvrage qui rend bien compte du processus en jeu :
La fabrication des mâles de G. Falconnet et N. Lefaucheur publié en 1979 par les éditions du Seuil dans la collection de poche Points Actuels.

II / Ces catégories sont celles de la psychanalyse. Cette approche théorique et clinique nomme cela les « topiques ». Ce terme vient du grec « topos », lieu. Cette racine est présente dans un mot très connu : « utopie », dont le dictionnaire donne la définition suivante : « qui n’existe en aucun lieu ».
Freud proposait une modélisation du psychisme humain avec un schéma, un système de lieux, de territoires psychiques. Freud présente la première topique en 1905, où il distinguait trois instances dans le psychisme : « l’inconscient, le préconscient et le conscient ». En 1920 il en énonce une autre formulation : la seconde topique, la plus connue : « le ça, le moi et le surmoi ».

III / Dominique Quessada, en s’appuyant sur la démarche de Pierre Legendre, nous propose une analyse de la société de consommation de soi. Pour étayer son approche, cet auteur se livre à une déconstruction du rôle et du fonctionnement de la publicité. Il pense que dans la publicité il existe : « une production industrielle du langage ». La publicité utilise toutes les ressources et la puissance des médias modernes pour proposer des images et des emblèmes aux humains afin de capter leurs désirs pour vendre, pour fournir une identité au travers des « marques ». Celles-ci deviennent une marque de reconnaissance, une raison de faire groupe dans la situation du capitalisme marqué par la généralisation du spectacle et de la marchandise mondialisée. Ce fonctionnement tend de plus en plus, selon lui, à se développer sur le mode de la consommation de soi, sur le mode de l’autophagie.

Il estime, comme La Boétie, que la soumission volontaire est à la base de notre fonctionnement social. Il constate que la marque, l’image, l’emblème, le drapeau, le nom s’adressent au regard et à l’émotionnel pas à la raison. Ce qui permet de faire groupe c’est l’échange ritualisé entre, d’une part, l’appartenance à un nom, la reconnaissance d’un emblème comme étant le sien, l’intégration à un ensemble humain qui fait Un par la reconnaissance visuelle et émotionnelle ; et d’autre part, notre soumission librement consentie. C’est le fonctionnement de ce mécanisme, qui s’effectue selon des modalités propres à chaque culture, qui constitue l’inestimable objet de la transmission culturelle, de la généalogie humaine. C’est par ce fonctionnement que les humains arrivent à connaître les limites de leurs désirs, à intégrer la loi symbolique qui fait tiers pour soi et pour la communauté humaine. L’emblème est un repère, une expression de la généalogie qui désigne les sujets et fixe leur place. L’emblème signifie et exhibe l’inscription généalogique par laquelle le sujet humain se voit situé comme descendant, comme héritier d’un texte. Il s’agit de la production dogmatique du social par la ritualité et de la reproduction de l’humanité par l’institution des images et du nom. La marque et le nom sont de la « colle humaine » qui fonctionnent par l’intermédiaire du langage. La soumission volontaire est enracinée dans la volonté de compréhension du monde. Le peuple fabrique son maître parce que celui-ci permet de donner corps à une communauté et de donner sens à une réalité chaotique (Dominique Quessada, page 145 et suivantes).

Il développe un chapitre entier (« La magie politique du nom », pages 143 et suivantes) à cette question et son analyse semble tout à fait pertinente, même si elle nous annonce une mauvaise nouvelle : la place du maître est liée à la magie du nom qui fait Un. C’est cette magie qui permet l’existence du groupe humain, c’est ce phénomène qui produit « la colle sociale » et qui est inconnaissable aux humains parce qu’il est inconscient. Il précise que le « nom d’Un » n’est pas le nom de quelqu’un, parce que la personne qui exerce le pouvoir s’efface derrière le « nom d’Un », derrière le pouvoir du langage, qui procure la jouissance du signifiant aux humains. Le langage étant compris ici comme le lieu de reconnaissance mutuel, il capture le désir sous l’illusion de l’Un. Selon cette analyse, la servitude non contrainte est le prix de l’agrégation (page 158).

De mon point de vue, son analyse de la publicité me semble juste : la publicité vue comme le poste avancé de la domination mentale dans le fonctionnement du capitalisme actuel. Cette critique est assez proche et complémentaire de celle faite par Serge Tisseron :
« Si le XXe siècle mérite une mention spéciale, c'est bien dans le domaine de la fabrication d'images destinées à orienter les croyances et les comportements, notamment politiques. La publicité, aujourd'hui, est le laboratoire de ces recherches. Leur moteur est toujours le désir de faire partie d'un groupe, directement ou indirectement.

Certaines fois, la publicité joue directement sur ce désir. C'est le cas des publicités pour " l'Oréal " organisées autour du slogan " parce que je le vaux bien ". Ces publicités flattent, amusent ou intriguent leurs spectateurs. Mais d'autres publicités, au contraire, dérangent et malmènent leurs spectateurs. Pour venir à bout de ce dérangement, ils n'ont que deux solutions : soit ils parlent de cette publicité et ils augmentent alors son impact, soit ils achètent le produit et c'est pour eux une façon de se rassurer sur le caractère normal de leur émotion parce qu'ils ont l'impression de se rattacher au groupe de tous ceux qui consomment le même produit après avoir éprouvé le même malaise. Le moteur essentiel de telles images est donc leur impact émotionnel dérangeant, et c'est notamment la stratégie utilisée par la marque " Benetton ". Plus le spectateur d'une image est malmené par elle, plus il est tenté d'emprunter le chemin qui lui est indiqué dans cette image pour résoudre son malaise. La publicité nous permet ainsi de comprendre ce qu'est une image violente : c'est une image qui ne nous pousse pas à penser, mais à agir, et cette définition concerne les images verbales, parlées ou écrites, autant que les images visuelles. » Serge Tisseron, texte de présentation de sa conférence à l’Université de tous les savoirs du 8 Juin 2000, Propagande, publicité, information et désinformation, texte présent sur le site Internet de

L’Université de tous les savoirs :
<http://www.2000enfrance.com/sites/utls/index.htm>. puis
<http://www.2000enfrance.com/sites/utls/calendrier/juin.htm>

Ces auteurs ne parlent pas du capitalisme, mais leur analyse du fonctionnement de la publicité s’intègre facilement dans une perspective critique. Ce qui est gênant chez Dominique Quessada dans son livre sur la consommation de soi, c’est son insistance sur le besoin de transcendance, sur le besoin d’autorité extérieure. Selon ses présupposés, c’est la transcendance qui fonderait l’autorité. La nécessité, non discutée, d’une autorité transcendante, la justification, la légitimation du fonctionnement inconscient de sa mise en oeuvre, me pose problème. Dominique Quessada semble regretter, comme Pierre Legendre, la disparition de la loi basée sur la transcendance, sur une base extérieure à l’humanité. Dans notre période contemporaine cette analyse est couramment présentée de façon banalisée, ce serait la fin de la loi des pères, le déclin du rôle des pères qui serait la source de tous nos maux. Cette analyse est souvent exprimée sur le mode du regret, sur le mode de la nostalgie face à la crise générale de l’autorité, la perte des repères, la relativité des valeurs et l’évolution inéluctable de l’humanité vers sa perte.

La fin de la transcendance est liée à une révolution mentale qui a été commencée avec le combat des intellectuel-les des Lumières en philosophie, en littérature, et réalisée sur le plan politique en partie par la Révolution française de 1789 et les évolutions qui se sont produites dans toute l’Europe et en Amérique au cours de cette période. Devons-nous revenir à cela ? Je ne le pense pas. De mon point de vue, la fin de la référence hétéro-centrée est une chance pour l’humanité et ce qui est à combattre aujourd’hui c’est la domination qui a pris depuis longtemps déjà la forme du capitalisme.

Je suis d’accord avec le constat d'Eduardo Colombo sur le passage de l'hétéro-référence à l'auto-référence et la position toujours renouvelée de la critique (cité dans le texte dans le chapitre V / « L’humain ? »). L’auto-référence n’est pas celle qui peut être développée depuis la position auto-centrée du narcissisme. Cette figure de l'auto-référence, le narcissisme exacerbé, peut conduire de temps en temps à la création artistique, mais elle est stérile politiquement parlant, elle conduit forcément dans une impasse face au problème de l’être ensemble de la communauté humaine.
Les valeurs de l’humanité ont une histoire et, à mon avis, c'est l'humanité qui doit devenir la référence. Ceci nécessite une mise en discussion régulière du contenu de nos lois et de nos valeurs au regard des effets réels de l’institution humaine, de la politique, du fonctionnement des communautés humaines. Nous devons essayer de passer du fait inconscient, à la conscience du fait pour passer ensuite à la conscience du contenu.