La crise de notre civilisation est tellement profonde que le projet
libertaire rencontre, encore une fois, le chemin de l’humanité
entière. La conjonction des crises conduit de plus en plus souvent
à poser la question fondamentale : “ qu’est-ce
qu’être humain ? ”
Pour tenter de répondre à cette délicate question,
nous sommes souvent amené-es à prendre une voie négative
qui passe par la condamnation de ce qui ne serait pas humain. Le débat
sur la notion de crime contre l’humanité est typique de
cette façon de procéder. Ceci rejoint toutes les critiques
passées sur le refus de l’exploitation, la condamnation
des oppressions, champ critique que nous pouvons encore développer.
Parmi les acquis de la voie positive, la compréhension de l’humain
doit accepter les multiples apports des différentes approches :
psychologiques, sociologiques, économiques, culturelles, historiques,
techniques, politiques, symboliques, esthétiques, etc. Il n’existe
pas de domaine supérieur aux autres, dans ce cadre l’humain
est comme une résultante, c’est en cas d’une étude
particulière ou de difficulté pour une personne ou un
groupe qu’un champ conceptuel devient prééminent
et déterminant. J’accepte donc la relativité pour
mieux combattre le relativisme, j’adhère à l’idée
que seul le dialogue peut arriver à donner un contenu, constamment
réévaluable, au mot humanité et à son universalité.
Relativité et relativisme
Sur ce point : l’universalité, au sens où il
est possible de penser une validité générale pour
les humains, je pense qu’il faut préciser pourquoi je refuse
le relativisme et j’accepte la relativité. Le relativisme
est un ensemble de théories qui refuse l’absolu et la supériorité
d’une vérité par rapport à une autre. La
première forme très connue du relativisme est celle des
sophistes grecs qui ont mis en évidence la relativité
des coutumes et des lois. Le relativisme absolu, qui a pris la forme
du scepticisme radical, a été rejeté parce qu’il
outrepasse les limites de la raison. En s’affirmant, il nie le
principe de raison qui lui permet d’énoncer le doute radical,
il utilise la certitude pour nier toute possibilité de certitude.
La forme la plus répandue actuellement du relativisme est celle
qui énonce que “ tout se vaut ! ”.
La relativité, quant à elle, admet que le relatif existe.
Il existe dans l’histoire humaine et entre les cultures, mais
ceci n’implique pas d’accepter l’absence de valeurs
universelles pour l’humanité telles que la liberté,
l’égalité et la justice ou la solidarité.
Le combat contre le relativisme a été surtout mené
historiquement au nom de la transcendance de la vérité.
C’était un discours qui acceptait la hiérarchie
des êtres et essayait de la fonder par la métaphysique.
Aujourd’hui le relativisme admet les résultats de l’histoire
de la philosophie qui reconnaît l’impossibilité à
démontrer le fondement en raison. Le relativisme se sert de cet
acquis pour dire que, l’absolu n’existant pas, l’état
de fait peut continuer. Car ce relativisme postmoderne est encore une
fois un relativisme ethnocentré et socialement marqué,
une théorie qui permet aux dominants de continuer à justifier
leur domination. Ce relativisme se sert du relativisme culturel pour
nier toute référence à l’universalisme, il
se pare de la critique de l’ethnocentrisme pour maintenir, par
l’utilisation de la différence, une hiérarchie fondée
sur la culture. Il n’est relativiste qu’en apparence, car
il juge par rapport à son propre centre de valeur qu’il
considère comme supérieur.
Cette nouvelle version du droit du plus fort ne peut s’affirmer
ouvertement, elle passe par le relativisme et la culture. Il y a donc
eu un renversement dans la justification de la hiérarchie, nous
sommes passé-es de la nature à la culture, de la métaphysique
au relativisme postmoderne.
De mon point de vue, avec la relativité nous pouvons penser un
rapport entre l’universel et la singularité des situations,
entre l’unité humaine et sa diversité. Je pense
qu’Eduardo Colombo synthétise bien la question : “ On
ne peut pas affirmer que “ les valeurs ” sont
universelles, mais nous pouvons dire que certaines valeurs doivent être
postulées comme universelles et d’autres reconnues comme
relatives à des situations historiques ou locales particulières. ”
... / ... “ Quand on a perdu toute garantie métaphysique,
lorsqu’on a accepté l’auto-référence
généralisée du socio-historique, la pensée
est obligée de travailler avec la tension constante qui s’établit
entre l’unité et la diversité. La pensée
critique, libérée de l’hétéro-référence,
est une conquête fondamentale de l’humanité toute
entière, même si cette conquête a eu lieu à
un moment donné de l’histoire européenne et à
partir d’une formidable lutte contre le pouvoir politico-religieux.
L’absence de certitudes fondamentales (le relativisme radical),
exige une vision universaliste qui ne peut être affirmée
sans expliciter les valeurs qui soutiennent cette vison. C’est
alors qu’au lieu de croire dans un fondement sacré des
valeurs, l’homme doit affronter l’idée qu’il
est le créateur de ses valeurs et accepter la tâche inconfortable
de maintenir l’esprit critique sur ces valeurs mêmes. ” (1)
L’humain est alors visible en creux. Nous savons aujourd’hui
qu’il n’existe pas de nature humaine, que l’humanité
n’est jamais acquise. Quels que soient tous les savoirs rationnels
que l’on accumule sur elle, l’humanité reste toujours
une conquête, une fin.
Quelques données anthropologiques de base permettent de constater
que nous avons besoin de sens, de dignité, de mythes, de croyances,
de récits, des fictions pour ne pas tomber dans l’abîme
et supporter la dureté de la loi qui nous institue dans l’humanité.
Nous avons également besoin de reconnaissance, de valorisation
et de liens, de connexions pour rester humains et développer
notre humanité par et pour notre socialité. L’image
de soi semble un élément fondamental pour expliquer pourquoi
les humains ont tant besoin d’une identité positive et
valorisante. Il est assez évident que personne ne peut vivre
sans une bonne image de lui-même ou d’elle-même, quand
ce n’est pas le cas nous le vivons assez mal. La notion de dignité
rend compte de ce phénomène. Les indien-nes du Chiapas
revendiquent, entre autres, la dignité. Le gouvernement mexicain
ne comprend pas cette demande, s’il la comprenait, les personnes
concernées ne seraient plus dans ce gouvernement. Là-bas
aussi la domination établit une hiérarchie entre les êtres,
les indien-nes sont en bas de l’échelle. Remettre en cause
cette hiérarchie, qui se traduit sur le plan symbolique par une
infériorisation de l’image des indiens et indiennes, revient
à attaquer la domination mexicaine dans son fonctionnement actuel.
La notion de dignité est ainsi le révélateur de
la situation des opprimé-es au Mexique, ce constat est valable
ailleurs.
Dans la situation contemporaine, le sens est remplacé par des
identifications qui sont liées à la marchandise et au
spectacle. L’horizon de la signification est saturé par
les images de la réussite, par des modèles liés
aux objets et aux façons d’être que promeut la société
de consommation. Nous pouvons dire que d’une certaine façon
il y a trop de sens (trop de réponses et si peu de questions)
et qu’il en faut toujours plus, toujours plus de signifiants pour
camoufler le vide et le faux de ce système. Par contre, il manque
du sens si nous nous arrêtons, si nous nous interrogeons sur les
énoncés, les énonciations, si nous ne collons pas
totalement aux images identificatoires du capitalisme, tout simplement
parce que la question de la finalité de la vie émerge
souvent derrière les produits et les images. Si nous nous laissons
interroger par l’absurde de notre situation, l’angoisse
existentielle apparaît très vite. Ce qui arrive souvent
dans la population, même si ceci ne s’exprime pas en terme
philosophique ou n’émerge pas sur le plan collectif.
La fabrique de l’humain
Ce besoin de sens accompagne l’humanité depuis ses origines.
Les mythes et les croyances y ont pourvu pendant longtemps et y pourvoient
encore pour certaines personnes. Pour toutes ces raisons nous affirmons
communément que notre nature à nous humains c’est
la culture. Le lien entre le collectif et la personne était scellé
par des récits qui nous plaçaient dans le temps, expliquaient
les échanges, transmettaient les interdits et nous protégeaient
contre la folie, l’abîme. Pierre Legendre le note à
propos de la filiation humaine : “ Venir au monde, ce
n’est pas seulement naître à ses parents, c’est
naître à l’humanité. En Occident comme dans
toutes les civilisations, l’homme doit naître une seconde
fois - naître à ce qui le dépasse, lui et ses parents.
Séparer l’homme humainement, c’est lui enseigner
un au-delà de sa personne, le conduire par la parole jusqu’aux
portes de l’Abîme, lui montrer par où passe le désir
de l’homme.
Voyez les grands conservatoires d’humanité, les écoles
védiques, les Yeshivas. L’adolescent apprend que le Veda,
la Torah, la Référence ne dépendent pas de son
bon vouloir ; il expérimente ce que d’autres avant lui
ont ouvert : le chemin du savoir ; il comprend que lire et
écrire supposent qu’il se soumette à la loi.
Séparer l’homme humainement, c’est lui enseigner
à connaître son désir, c’est séparer
l’homme de lui-même. Chaque civilisation produit son style
de séparation avec soi. ” (2)
Le sens donné par les récits du passé nous assignait
une place, donnait une valeur à nos actes (positive ou négative)
et confortait notre estime de nous-mêmes. Il existait une complémentarité,
une liaison forte entre le grand récit public et la vie personnelle
privée. Aujourd’hui dans le contexte postmoderne de la
déliaison, la subjectivité est devenue une affaire publique :
“ L’initiative individuelle repose sur un défaut
de politique au lieu d’être appuyée par l’exemple
politique. Là est le problème réel, c’est
à dire politique, qui se dissimule sous des préjugés
moraux ”.
Ehrenberg analyse ainsi l’évolution sociale, il remarque
que : “ l’un des problèmes majeurs de l’individualisation
réside dans le report de responsabilités illimitées
sur l’individu, qui réduit la capacité à
agir et conduit à cette face sombre de subjectivité qu’est
l’impuissance psychique (dépression, inhibition, fatigue
psychique, stress, etc. ) ” (3)
Effectivement le désarroi humain est réel et le problème
est politique. Cet auteur défend des positions libérales
sur le plan politique, alors que je me place d’un point de vue
libertaire. Ehrenberg pense que la compétition est normale, que
c’est la règle à laquelle doivent se soumettre les
individu-es. Je pense au contraire, comme beaucoup d’autres personnes,
que l’histoire des sociétés humaines est l’histoire
de l’humanisation, qu’elle est une lutte constante contre
le droit du plus fort, contre l’anéantissement des plus
faibles. Le problème de l’individualisation contemporaine
est un problème politique, au sens où le besoin de réponses
aux questions fondamentales au niveau individuel, où l’absence
de réponse au niveau collectif crée une distorsion mentale
profonde, puisque de fait la domination est toujours là et qu’elle
mobilise les subjectivités. Jean-Jacques Moscovitz le dit à
sa manière : le sujet humain ne peut plus faire confiance
au collectif et cela l’atteint profondément (4).
Ces constats m’incitent à dire que nous avons changé
de période, que nous sommes passé-es de la modernité
qui affiche et reconnaît ses références à
la postmodernité qui prétend ne plus en avoir. Dans le
contexte postmoderne nous assistons à la fin des anciennes assignations
collectives, l’autorité se dérobe et le relativisme
s’est installé au niveau idéologique, mais dans
les faits la domination continue en se modifiant.
En maîtrisant les images identificatoires, le système joue
avec l’image de soi des personnes au niveau individuel :
“ La raison de vivre, l’homme l’apprend par les
emblèmes, les images, les miroirs. Qui manie le Miroir tient
l’homme à sa merci. ” (5).
Dans notre contexte contemporain, la raison de vivre ce serait de continuer,
de continuer à consommer et à produire, continuer à
reproduire la dette, continuer la barbarie du capitalisme par le blocage
identitaire, continuer même si nous ne savons plus pourquoi. Dans
notre situation l’universel est encore une fois une figure du
Surmoi, de l’autorité, même s’il ne s’énonce
plus comme tel, même s’il a besoin régulièrement
d’un recouvrement idéologique à posteriori. Il encourage
le règne du moi, de l’individu-e, du chacun pour soi pour
que le sujet reste absent. Dans ce cadre, il existe une complémentarité
entre la façon de s’appuyer sur le narcissisme et l’impuissance.
Le retournement
La question du sujet reste le point nodal de la politique libertaire
comme du sens. L’image de soi est marquée par le système
et il est difficile de vivre avec la vision négative transmise
socialement. L’émergence de la politique se fait par la
vie même des personnes, elle ne vient que très rarement
d’une prise de conscience globale du système capitaliste
ou des rapports Nord / Sud. C’est en situation que s’opèrent
la rupture et le retournement. Les personnes sans-papiers ou certaines
personnes au chômage et en situation de précarité
ont essayé d’assumer leur situation en retournant l’image
négative en image positive : les personnes qualifiées
de clandestin-es ont choisi de s’appeler “ sans-papiers
ou sans-papières ” et par là même sont
apparues immédiatement comme des acteurs et actrices politiques
de premier plan. Il est possible de citer des précédents
comme le mouvement intellectuel qui a valorisé positivement la
négritude ou celui des blacks panthers qui a énoncé
“ black is beautiful ! ”, ce qui était
parfaitement scandaleux à l’époque aux USA, celui
des femmes qui choisissent de signer un manifeste : “ les
chiennes de garde ”.
Les luttes de fin 97 et du début 98 sur le chômage et la
précarité ont posé la question du statut des personnes
sans travail ou en situation de précarité. Ceci s’est
fait, en particulier, au travers de la revendication du revenu pour
vivre, mais aussi par leurs actions pour leur reconnaissance symbolique.
Celle-ci a été niée par l’autorité
politique au nom du refus de l’assistanat, parce que la société
doit être fondée sur le travail, ce qui est une contre
vérité évidente dans l’évolution du
capitalisme. Il faut quand même noter que malgré le déni
politique qui leur a été fait, ils et elles ont obtenu
une reconnaissance publique et que plus personne ne peut associer ou
n’ose plus associer chômage et paresse. Didier Demazières
a étudié ce mouvement et il intitule son article dans
la revue Chimères, “ Les chômeurs s’autovalorisent ” :
“ Revendiquer le chômage, endosser l’infamie.
Ce n’est pas tant le chômeur organisé qui inquiète,
que celui que l’on peut appeler le chômeur-militant. En
cela les chômeurs deviennent inquiétants, car ils ont perdu
toute culpabilité, ils prétendent s’occuper de la
société au lieu de s’occuper de leur propre situation,
ils cherchent à reconquérir une valeur sociale au lieu
de rechercher un emploi. Cette action collective suscite l’effroi
parce qu’elle témoigne que les chômeurs campent désormais
au centre de la société, résistent aux processus
d’exclusion, bref ne peuvent être exclus. ”
“ Reconnaître les initiatives collectives prises par
les chômeurs, c’est en effet les replacer au coeur de la
société, admettre qu’ils sont une composante incontournable
de la société contemporaine. Acte essentiel dont l’enjeu
est de changer notre façon de voir les chômeurs, et plus
largement la société toute entière. ” (6)
Nous avons un peu le même phénomène de retournement
d’une mauvaise image en une image plus positive dans le rap. Il
est issu majoritairement des banlieues, des cités, des lieux
d’exclusion sociale, raciale, ethnique où il est difficile
d’échapper à la marque sociale qui a priori juge
et dévalorise, qui stigmatise. Le rap peut être analysé
comme la tentative d’expression d’une injustice et un accès
au politique, au symbolique (7). C’est également le
cas pour l’épidémie du Sida. Ce sont les malades
eux-mêmes qui ont fait émerger le problème, qui
lui ont donné une dimension politique en disqualifiant toutes
les images négatives qui étaient liées à
cette maladie.
Quand l’image de soi est dépréciée, la dignité
atteinte, ce qui est assez commun quand les humains sont en situation
d’oppression, quand ils ou elles vivent avec difficulté
dans ce monde, le malaise psychique est réel et quasi-permanent.
En partant des exemples ci-dessus nous pouvons observer une démarche
pour essayer de survivre, de s’en sortir. Celle-ci pourrait se
décomposer en trois temps :
1/ Il est nécessaire d’être capable d’affronter
la réalité, d’assumer la situation et de regarder
les choses en face ;
2 / Il faut chercher et trouver une issue positive, ce qui implique
de créer, de se regrouper, d’inventer et d’imaginer,
de chercher des points d’appui, de composer avec les autres dans
la même situation, d’assumer le choix de la lutte et donc
d’accepter une inscription dans la socialité pour combattre
;
3 / Il est important de construire un récit, de raconter
une histoire afin d’installer un rapport au temps, de mettre en
place du symbolique afin de se construire soi-même et de pouvoir
transmettre.
Alors l’image de soi peut devenir positive et mieux vécue.
Il s’agit d’un parcours pour acquérir la dignité
par la lutte. Souvent nous partons de l’image donnée par
la domination et nous la retournons, nous la transformons en l’exhibant,
mais nous prenons l’initiative dans la situation. Les personnes
colonisées ont fait cela, cela a aussi été le cas
des blousons noirs, des rockers, des hippies, des punks, des femmes
et de bien d’autres. Cela passe par des textes, des actions symboliques,
parfois des initiatives politiques, souvent des chansons et des affiches,
donc un imaginaire subversif puis une symbolisation, une réappropriation
du langage et des images et bien sûr de l’action. Ce retournement
est un point d’appui positif, qui permet d’assumer une nouvelle
identité. L’agressivité est utilisée de façon
constructive en vue d’une création sociale, politique,
esthétique. Cette démarche subjective et collective permet
d’aborder des questions qui concernent l’humanité
entière si nous n’en restons pas au niveau de nos particularités.
Le sentiment d’identité
L’importance de l’image de soi, de l’estime de soi
est bien notée par Clément Rosset, en étudiant
le sentiment d’identité il affirme que : “ Chaque
fois que se produit une crise d’identité, c’est l’identité
sociale qui est la première à “ craquer ”
et à menacer le fragile édifice de ce qu’on croit
éprouver comme le moi ; c’est toujours une déficience
de l’identité sociale qui en vient à perturber l’identité
personnelle, et non le contraire comme on aurait tendance à le
penser. ” (8)
La notion d’identité sociale est utilisée ici dans
un sens large, la famille est incluse dans cette identité sociale.
Pour construire son argumentation Clément Rosset se réfère
au débat entre Lacan et Freud à propos de l’identité
sexuelle : “ Il ne saurait être de moi que de
l’autre et par l’autre, dont l’étayage assure
l’éclosion et la survie du moi. En quoi consiste cet étayage ?
Il permet selon Freud, d’établir ce que celui-ci considère
comme l’épreuve primordiale de l’existence humaine :
la constitution d’une identité sexuelle (9), Selon
d’autres dont Lacan invoqué par Pierre Bayard à
propos de l’oeuvre de Maupassant, il permet d’abord et surtout
la mise en place d’une identité tout court, la question
de l’identité personnelle étant alors considérée
comme plus cruciale que celle de l’identité sexuelle, comme
le pensent Lacan et Pierre Bayard qui s’en inspire : “ S’il
fallait de façon presque caricaturale, opposer le système
théorique implicite de Maupassant à celui, explicite,
de Freud, nous dirions que l’un met au premier plan la sexualité
et l’autre l’identité. ” (10) Les
deux conceptions ne sont d’ailleurs pas incompatibles. comme le
signale Pierre Bayard à la suite de la phrase citée plus
haut ; mais la seconde semble avoir une priorité sur l’autre,
par son caractère plus général et plus universel. ” (11)
Clément Rosset se place ici dans une optique novatrice puisque
l’autre est premier par rapport au moi, ce qui fonde son énoncé
sur l’identité sociale. La figure de l’autre dans
la psychanalyse permet ainsi de faire le lien entre le social (au sens
large) et le sujet.
Cet auteur se refuse à tout engagement politique. Il condamne
ouvertement l’engagement politique des intellectuel-les, tel celui
de Sartre. Son observation a pourtant une portée politique indéniable.
Sa thèse est à nuancer, comme toujours ce n’est
pas un absolu. Le déterminisme chez les humains n’est pas
mécanique, il est complexe et le résultat peut se constater
parfois longtemps après les faits. Dans de nombreux cas il est
évident que son constat est juste : pour les personnes au
chômage, pour les personnes vivant dans les quartiers de relégation
nommés banlieue ou “ cités ”, souvent
chez les femmes, les personnes souffrant d’une maladie du psychisme
et les opprimé-es en général.
L’analyse de Clément Rosset entre en concordance avec la
vision développée dans le livre : “ L’individuel
et le collectif en psychanalyse ”, publié suite au
Colloque, qui s’est tenu en Mars 1998, sur le texte de Freud intitulé :
“ Psychologie des masses et analyse du moi ”,
qui date de 1921. “ La psychanalyse ne peut comprendre la
psyché sans tenir compte du monde environnant, qui intervient
dès la naissance. “ Dans la vie psychique de l’individu
pris isolément, ” écrit-il [Freud], “ l’Autre
intervient très régulièrement en tant que modèle,
soutien ou adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est
aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie
sociale ... ” ” (12)
Pour les auteurs de cette contribution (Bernard Reith, Nicolas Jacot-des-Combes
et Luc Magnenat) : “ Il s’agit d’un véritable
texte-carrefour, non seulement parce que Freud y jette des ponts entre
la psychologie sociale et psychanalyse, mais aussi parce qu’il
y réunit plusieurs pistes novatrices qu’il a explorées
depuis 1910. A partir de la synthèse qu’il en fait, il
ouvre une série de voies majeures, amorçant le développement
de quelques-uns des concepts de base de la psychanalyse contemporaine. ” (13)
... / ... “ Dans le texte qui nous occupe ici [Psychologie
des masses et analyse du moi], il [Freud] réunit l’essence
de ces deux écrits de 1914 et 1920 [Pour introduire le narcissisme
et Au-delà du principe de plaisir], en montrant comment le narcissisme
et les pulsions de mort peuvent devenir des alliés. Le narcissisme,
en effet, est remis en question par tout ce qui est étranger
à soi : la partie narcissique de la personne peut être
ainsi amenée à souhaiter l’élimination des
autres, qui la menacent.
Le lien social et l’amour du prochain sont dérivés
de la libido, mais cette énergie pulsionnelle doit être
canalisée afin de préserver sa force créatrice
et civilisatrice. Ce contrôle passe par l’amour des autres
“ L’amour de soi ne trouve de limite que dans l’amour
de l’étranger, l’amour envers des objets ”.
Il ne s’agit pas là d’une prise de position idéologique
mais d’un constat métapsychologique : la maîtrise
de la vie pulsionnelle dépend d’une intériorisation
du lien à autrui. ” (14)
Le stade du miroir peut être interprété comme un
moment décisif, où l’articulation avec l’autre
permet au moi de se constituer. Si l’autre est aussi social, l’articulation
entre l’individuel et le collectif ne fait plus problème.
D’où l’importance des modèles sociaux que
nous retrouvons dans la construction du genre (i) par exemple.
Si l’estime de soi est atteinte par des phénomènes
sociaux, la lutte pour le changement social et politique est aussi importante
que la thérapie individuelle, ce que, d’une certaine façon,
l’anti-psychiatrie nous dit depuis la fin des années 60.
Image de soi et connexion
La bonne image de soi, la dignité peut être acquise par
l’accès à l’idée libertaire et ses
réalisations politiques. Cet aspect du réel militant est
sans doute le principal mérite des groupes existants (outre de
transmettre un peu de théorie critique) : donner du sens
et une valorisation par la militance ou l’appartenance au mouvement
libertaire, c’est à dire modifier l’existentiel pour
le rendre vivable, l’inscrire dans l’histoire des luttes
pour l’émancipation humaine. Cela dit, si la mise en oeuvre
de l’idée libertaire en reste à un niveau existentiel,
ce qui est si souvent le cas en ce moment, même si en général
l’opinion libertaire le dénie, nous restons assez loin
des objectifs annoncés et nous nous laissons bercer et endormir
par le “ moi je ” individuel ou collectif.
Le besoin de sens est conjoint d’un besoin de liaison avec les
autres humains, une reliance, un besoin de connexion qui est accentué
par l’ambiance d’isolement individualisée et face
à la sensation d’un monde sans limites, où les injonctions
sur les personnes sont fortes et justifiées par la science (15).
Ce monde sans limites, qui semble être l’horizon du contexte
postmoderne, est aussi la fin du récit de l’Un, la perte
du récit de l’Homme universel, celui des Lumières,
comme seul sens possible déjà donné. Ceci laisse
ouvert le possible des sujets tant dans l’histoire collective
que dans l’histoire personnelle. Dans les deux cas le savoir ne
peut s’identifier à la vérité, celle-ci est
toujours en liaison avec la subjectivité, elle est toujours en
rapport avec l’acte libre, acte qui est alors critique des identifications
antérieures et met en oeuvre le désir d’égalité
et de justice.
La reconnaissance ne précède pas l’acte libre, elle
se construit par la prise de responsabilité face à l’absurde
de ce monde, un écart, un “ dire-non ”
qui donne du sens et de façon imprévisible. Sinon, nous
nous laissons oblitérer par les identifications toujours renouvelées
du capitalisme et toujours identiques quant à la soumission dans
la domination.
Les lieux d’existence du sujet s’inscrivent dans l’histoire
par la parole libre contre les clôtures d’où qu’elles
viennent et cela confirme l’actualité et la nécessité
de l’idée libertaire, sa raison d’être. Contre
les suggestions du ou des pouvoirs (ce que la psychanalyse nomme le
“ Moi idéal ” dans le “ Surmoi ” (ii)
et explique pourquoi ces suggestions ont souvent un effet hypnotique
étonnant), nous pouvons alors reposer la question du rapport
entre les moyens et les fins, le problème du devenir individuel
et collectif. L’importance reconnue de l’existentiel, du
relationnel explique d’une part nos difficultés, mais,
d’autre part laisse entrevoir beaucoup de possibles.
Le sujet erratique, nomade, multiple, multivalent-e, non univoque, émotionnel-le,
chargé-e d’affects, sensible, en demande perpétuelle
de reconnaissance, est alors une donnée banale qui est corollaire
du refus des théories de la substance, qu’elles soient
classistes ou de l’être. A chaque fois ces théories
identifient le devenir révolutionnaire à un être
et à un lieu unique, ceci ne fonctionne pas, cette théorisation
est une projection idéale et imaginaire. Il n’y a pas automatiquement
révolte quand les personnes sont en situation d’oppression
ou d’exploitation. Le sujet est donc toujours une conquête
et non un déjà là, à qui il manquerait la
conscience révolutionnaire. Jacques Lesage de La Haye explique
cela très bien au travers de son exemple personnel : “ J’ai
passé huit années en thérapie. Il m’a fallu
tout ce temps pour mettre sur le divan et dans le groupe tout ce que
j’avais travaillé dans ma première démarche,
l’auto-analyse. Du début à la fin, je me suis posé
la question que je vous pose à tous : suis-je vraiment anarchiste ?
Le suis-je concrètement ou ne fais-je que des discours ?
En clair, ma pratique correspond-elle à mes paroles ? Ou
encore est-ce que je veux être aimé des anarchistes, parce
que je trouve que ce sont les gens les plus radicaux du monde ?
Peu à peu mes illusions tombent sur mes motivations. Par exemple,
je découvre que je suis révolté contre la soumission
qui m’a été imposée dans ma petite enfance.
Alors je ne suis peut-être pas aussi anarchiste que je le croyais
, etc. Donc une bonne moitié de mes motivations est purement
psychologique.
La seconde moitié, d’accord, est politique. Mais quelle
déception ! Si je veux tout remettre en question, je dois
admettre que j’ai commencé par me révolter, puis
j’ai rencontré des idées. Je les ai faites miennes,
puis je me suis mis à militer pour elles. J’ai oublié
que les causes profondes étaient subjectives ” (16).
Imaginaire et symbolique
Notre problème concerne également l’articulation
entre l’imaginaire et l’ordre symbolique, en effet nous
luttons contre l’ordre existant en le jugeant inique et destructeur.
Nous pouvons alors remarquer, on peut nous renvoyer que notre ordre
symbolique à nous libertaires, dans la mesure où il n’est
pas reconnu comme tel, reste souvent un imaginaire. Soit cela est admis
comme un imaginaire collectif au sens positif du terme, imaginaire qui
permet aux membres d’une communauté de se reconnaître
et de créer, au sens où l’emploie Castoriadis dans
son livre “ L’institution imaginaire de la société ” (17).
Soit cet imaginaire est qualifié de façon négative
et décrit comme une déviance schizophrénique, qui
refuse le principe de réalité, sans qu’il soit possible
de dire que ce principe de réalité est celui du capitalisme,
de la domination.
Pourtant, nous agissons avec un ordre symbolique puisque nous avons
des règles, nous émettons des jugements, des condamnations,
nous avons un ou des systèmes de valeur. Mais cela prête
évidemment à confusion notamment parce qu’il existe
plusieurs conceptions de cet ordre. D’autre part, cette non-fixation,
cette non-reconnaissance publique peut laisser place à la mégalomanie
au travers du pouvoir en milieu militant par le développement
de la toute puissance narcissique, ou à la paranoïa qui
surévalue nos principes, et fige cet ordre symbolique en un absolu
auquel certaines personnes s’identifient (cf le thème du
danger si souvent présent dans l’autodéfense des
groupes).
En conséquence je pense que notre liberté est aussi celle
de la critique interne, la critique des réalisations libertaires,
et pas seulement celle externe du système capitaliste. Je plaide
pour une mise à distance régulière vis à
vis de nous-mêmes et l’étude de nos pathologies.
Roger Dadoun a raison de nous prévenir sur le danger de clôture
qui nous guette, sa solution est à rappeler : “ On
admettra, sans difficulté, croyons-nous, que la psychanalyse
propose une vision originale - plus profonde, plus élaborée,
plus complexe, plus riche d’implications et de conséquences
pratiques - de l’être humain. De cette vision, il serait
possible d’affirmer qu’elle est très proche d’une
conception anarchiste de la réalité humaine, voire de
la réalité toute entière. On pourrait même
aller plus loin, et soutenir que la pensée freudienne peut fonctionner
comme “ anarchie critique ”, c’est à
dire, en quelque façon, comme anarchie de l’anarchie, comme
un moyen efficace d’empêcher la clôture de la pensée
anarchiste, une autarcie narcissique, une compulsion à la répétition
de principes anarchistes s’enorgueillissant de leur qualité
propre, jouissant égoïstement de leur valeur intrinsèque. ” (18)
Le fait de reconnaître que l’image de soi est importante
nous permet de comprendre pourquoi le narcissisme des petites différences
est si développé en ce moment dans le mouvement libertaire.
Cette connaissance du fonctionnement humain est aussi la base de la
reconnaissance du sujet qui se sait limité-e, fini-e, incomplèt-e,
multiple dans son et ses désirs, ouvert-e, mouvant-e, divisé-e.
Parmi les idéologies qui accompagnent le capitalisme, il en est
une qui présuppose que l’individu-e n’est mu-e que
par l’intérêt et que la communauté humaine
n’est que la somme de ces intérêts. Parfois il semble
que beaucoup de personnes soient persuadées de cela. Cette vision
est très réductrice. Le sujet humain est composé
de multiples dimensions. Si on s’en tient au seul intérêt,
on ne peut pas comprendre toutes sortes de comportements humains comme
le fait de mettre sa vie en danger pour secourir d’autres humains
en difficulté, ou d’aimer une autre personne au point d’agir
contre son propre intérêt, ou comme porter atteinte à
sa propre personne dans le cas du suicide, ou encore de s’engager
en politique.
Ce sujet, qui tente la liberté, se sait questionnable et s’oppose
à la fusion avec le “ Moi idéal ”
du groupe et du meneur qui lui enlève toute conscience distanciée
et critique sur ses énonciations et ses actions. Il vise plutôt
l’éthique comme un horizon personnel et collectif, mais
jamais atteint, ni clos, toujours résultat de débats.
La psychanalyse nomme cela : “ Idéal du moi ”,
la conscience morale liée au “ Surmoi ”,
à l’autorité assumée. A la différence
du “ Moi idéal ”, qui installe, maintient
et répète l’autorité subie, “ l’Idéal
du moi ” permet le passage à la sublimation à
partir des grands idéaux de l’humanité. Nous constatons
alors que ces grands idéaux peuvent avoir deux fonctions :
- Une fonction de clôture (le Moi idéal) avec ses utilisations
par les pouvoirs, par la bonne conscience humanitaire, le “ politiquement
correct ”. Ceci existe également dans le fonctionnement
des pouvoirs en milieu militant,
- Une fonction d’ouverture et de création par l’innovation,
l’invention de nouvelles modalités de mise en oeuvre de
ces idéaux, notamment à partir de la fonction critique.
Cette voie est une sorte de passage limite par le “ haut ”
qui modifie la situation de la personne et peut intervenir dans le réel.
Nous pouvons retrouver ce que Nietzsche appelait le “ surhumain ”.
Comme pour la notion de maître ou d’autorité, nous
avons plusieurs sens possibles, celui de l’autorité comme
un pouvoir asymétrique, ou le sens de la compétence, de
l’autorité assumée comme une autodiscipline. Le
maître peut être autoritaire, même avec des méthodes
apparemment libertaires (le maître libérateur). Le maître
peut aussi être la personne qui transmet des compétences
et qui vise à sa propre disparition en tant que maître,
parce que la personne dans son parcours d’apprentissage devient
autonome et se passe du maître. Débat que nous trouvons
dans la psychanalyse elle-même autour de la notion de père :
“ du Père, on peut s’en passer à condition
de s’en servir ” (19). Cette thèse de Lacan
provoque toujours autant de discussions que lors de son énonciation,
y compris dans la communauté psychanalytique lacanienne.
Le seul savoir que le sujet peut encore tenir est celui qui lui enseigne
que la blessure narcissique le travaille de l’intérieur
et qu’aucune identité ou proclamation ne la fermera, ne
la cicatrisera.
Savoir et vérité
J’admets qu’il existe une nuance entre savoir et vérité.
De ce point de vue la vérité est liée à
la subjectivité. Le savoir humain existe, il est démontré,
transmissible et en quelque sorte toujours déjà là,
même s’il est relatif et toujours à compléter.
La vérité est toujours une rupture, une novation dans
une situation donnée où l’aspect subjectif est important.
Une fois que cette vérité est acquise, c’est-à-dire
qu’elle est publique, démontrable et transmissible, elle
peut devenir patrimoine du savoir de l’humanité. Alain
Badiou théorise une topographie des lieux de vérité
qu’il identifie ainsi : la science, l’art, l’amour
et la politique (20). Pour lui, les procédures de vérité
sont spécifiques à chacun de ces domaines. Le débat
reste ouvert sur ce point, mais ce qui semble acquis est que pour le
sujet la vérité n’est pas identique au savoir, le
sien ou celui qu’il est possible d’acquérir. En cela
la psychanalyse de Lacan fait oeuvre novatrice, elle opère une
rupture d’avec la psychologie du moi, celle qui cherche à
assurer le sujet d’un substrat solide sur lui-même par le
savoir lié à un caractère personnel. Le sujet est
divisé et rien ni aucun savoir ne peut mettre fin à cette
séparation en lui-même. La vérité du sujet
peut advenir, mais elle n’est pas identifiable à la conscience
de soi telle que la philosophie classique l’énonce. Elle
est liée au désir, c’est en cela qu’elle est
subjective.
En acceptant que la réalité soit multidimensionnelle et
en partie indéterminée, nous assumons le fait que la vérité
doit être vue comme hypothétique. Ensuite nous devons admettre
que la vérité dépend de la position particulière
de la personne qui la recherche. En conséquence je pense que
nous devons être prudent-es avec la notion de vérité.
Je constate également que toute prise de position politique libertaire
ou révolutionnaire ne peut se fonder, en premier lieu, ailleurs
que sur une auto-position qui ne s’autorise que d’elle même,
parce qu’elle est liée à la subjectivité,
au désir de politique. Dans un second temps les théories
critiques, qui ont un contenu universel, nous inscrivent dans le collectif.
Même si souvent la subjectivité se fond dans le modèle,
il me semble important de décomposer les moments.
Par contre, en utilisant les ouvertures données par le contexte
postmoderne, la subjectivité libertaire sait que la pluralité
des mondes et des récits lui ouvre des perspectives, en particulier
celle de poser la question de l’humanité et du contenu
du mot “ humain ”. Le danger est alors celui des
récits mythiques qui donnent sens à la résistance.
Dans ce cas, nous savons que le contenu du récit peut être
archaïque, mais que c’est l’acte même du récit
qui soude le groupe et lui donne vie par la figure de l’identité.
Cette méthode ferme tout questionnement sur soi ou son groupe
puisque la vérité est devenue un bien magique dont la
possession rend supérieur-e et pur-e, les autres étant
alors forcément disqualifié-es comme mauvais-es, inférieur-es
et impur-es. De mon point de vue, l’appui sur les mythes du passé
ne résout rien, au contraire cette mythologie nous tire en arrière
et nous bloque dans le développement du combat contre le capitalisme.
Le recours aux mythes ne permet pas l’appropriation des éléments
de critique théorique qui comprennent un peu mieux les évolutions
du capitalisme contemporain et nous donnent des débuts de réponses
à nos difficultés. Le mythe permet de renforcer le lien
entre les membres du groupe, mais n’aide pas pour la construction
de la critique libertaire actualisée. Il donne une réponse
existentielle aux personnes qui militent, mais pas ou peu de réponses
sur la compréhension du monde de ces temps troublés. Le
mythe fige la pensée sur le monde tel qu’il était
au moment de la création du mythe. On peut constater aisément
ce fait dans les courants libertaires qui se réfèrent
en permanence au glorieux passé libertaire de l’Espagne
en 1936. Les noms emblématiques et les drapeaux s’adressent
d’abord à l’émotionnel : “ L’adhésion
nouée par l’esthétique dans le politique ne s’adresse
pas à la raison, mais au regard. ” (21) (iii).
Cette réponse permet de survivre un peu mieux dans ce système
qui prend toute la vie, cela permet d’avoir une image de nous-mêmes
un peu meilleure, d’avoir une vie un peu moins nulle. Cela ce
n’est peut-être déjà pas si mal dans notre
contexte ; mais cela ne permet pas, à mon avis, la construction
d’une attaque efficace du capitalisme. La question qui n’est
pas réglée, en ce qui concerne les mythes, est celle de
savoir si nous devons ou non inventer de nouveau mythes.
Les mythes ?
Eduardo Colombo dans son intervention Lors des journées “ Gardarem
l’Utopie ” à Bieuzy les Eaux le 15 Octobre 2000
a développé une vision de l’utopie comme anarchie
où il est question des mythes. Pour lui, l’utopie est une
construction imaginaire radicale contrairement à la construction
symbolique dans laquelle nous vivons et qui est dans la dépendance
du réel, qui, elle, est déjà construite. L’utopie
au contraire n’est pas réelle et elle veut devenir réelle.
La construction de sens est une construction sociale dans la pensée.
Dans la science, l’étude pour comprendre le réel
s’appuie sur des idées (en dernier ressort sur les formules
mathématiques qui sont des idées). Pour le domaine social
et politique le désir est présent, c’est une différence
notable. Le désir est toujours là, mais c’est un
désir construit socialement. Il s’agit de la relation à
l’autre. Le langage et l’histoire se construisent sur la
base d’un imaginaire, sur le désir d’obtenir ce qu’on
a perdu. Il pense qu’il faut introduire de la psychologie dans
la sociologie, comme il faut introduire de la politique en théorie.
Il parle alors de ce qu’on appelle “ l’objet
perdu ” en psychologie, c’est cette pleinitude qui
se perd pour tout le monde, car il faut quitter le sein maternel à
un moment ou un autre. Ce sentiment de pleinitude continue de vivre
en nous. Selon son approche, on peut le vivre de deux façons :
1 / Soit on cherche à revenir au passé par le recours
au mythe, mythe qui est une fondation symbolique, une explication de
l’origine de ce qui est. Tout le monde connaît l’âge
d’or qui est une grande figure de cette voie.
2 / Soit on cherche à aller plus loin, on se projette dans
le futur. On vise la société de demain, où nous
serons tous libres et égaux.
Il poursuit en disant que, pour les anarchistes, c’est la seconde
solution qui est valable. L'utopie est alors le contraire du mythe.
Il faut aller plus loin pour trouver l’idéal perdu. (22)
Pour Eduardo Colombo il n’est pas question de créer de
nouveaux mythes, cette voie nous tirerait vers le passé.
La philosophie classique pense le mythe comme discours sur l’origine.
La psychanalyse propose une autre approche. Pour ce courant de pensée
la mythologie joue un rôle important, Freud a lui-même dit
que dans Les Nouvelles Conférences en 1932 que “ La
théorie des pulsions est notre mythologie. ” Pierre
Kaufmann nous explique que : “ La formule est célèbre.
Encore faudrait-il, pour la comprendre, rappeler ce qu’est, pour
Freud, un mythe, et la réponse nous vient de Totem et Tabou :
le mythe est création d’êtres mythiques, c’est
à dire qu’il a la personnification pour ressort. Lorsque
nous disons de la théorie des pulsions qu’elle est une
mythologie, nous ne faisons qu’étendre à la représentation
psychologique notre critique de l’illusion dont s’engendre
la mythologie, et nous venons de montrer qu’elle inspire l’illusion
transférielle. Tout se passe comme si la théorisation
était vouée à se former de son objet une idole
par la même démarche que l’amour de transfert à
se former une idole de l’analyste. ” (23)
Dans un autre ouvrage du même type, il est expliqué que :
“ Les mythes représentent des désirs inconscients
et universels saisissables par tout lecteur dans le monde ”.
Ce qui permet de comprendre pourquoi “ Il n’est pas
nécessaire d’être psychanalyste pour entendre le
contenu latent du mythe - ce désir inconscient et universel que
le récit présente comme une fatalité divine particulière
-, certes. ” G. Sissa dans l’article “ Mythologie ”
du volume L’apport freudien (24).
Eugène Enriquez nous propose une synthèse de ces mythes
dans le début de son livre, L’organisation en analyse : “ Deux
possibilités sont envisagées par Freud : la première
dans Totem et Tabou, la seconde dans Psychologie des foules et analyse
du moi et dans L’homme Moïse et la religion monothéiste.
Dans le premier cas, les frères culpabilisés (du fait
de l’ambivalence des sentiments) d’avoir tué le chef
de la horde idéalisent celui-là même qui n’avait
été pourtant qu’expression de la force brutale et
du refus et le transforment en fondateur du groupe. Le chef était
l’expression de la pulsion de mort, du déni de l’existence
des autres. En l’idéalisant, les hommes vont créer
une forme de pouvoir dérivant directement de celle qu’ils
avaient éprouvée dans les temps de la préhistoire.
En cela, tout leader sera l’héritier de l’omnipotence
du chef de la horde. Une civilisation se crée donc à partir
de la violence du père et de la violence en retour des fils.
Dans le deuxième cas, le groupe est créé par un
chef aimant d’un amour égal, ayant avec eux une relation
duelle “ de nature sexuelle ” façonnant
le groupe par l’hypnose, devenant l’objet commun du groupe,
placé par chacun à la place de son idéal du moi
et permettant l’identification des membres du groupe les uns aux
autres. Une telle possibilité permettra à Freud d’écrire
ainsi que “ ce fut un seul homme, Moïse, qui a créé
les Juifs ”. Le groupe naît par un acte d’amour
spontané de la part du chef qui procrée le groupe par
parthénogenèse. Ainsi à l’origine du groupe,
il se trouve un père porteur de mort ou un père aimant,
de toutes manières il n’y a pas de groupe sans père,
de groupe sans obligation de paiement infinie de la dette du droit à
l’existence, du droit au sens, et sans référence
à un pôle transcendant. ” (25).
Dans une publication récente de la revue Agone, on trouve une
autre approche philosophique qui aborde la question des mythes. Il s’agit
de celle de Wittgenstein. Celui-ci examine la façon dont certains
anthropologues sont, selon lui, passés à côté
de l’explication des rituels, des mythes. Il propose l’explication
suivante : “ On pourrait presque dire que l’homme
est un animal cérémoniel. ” ... “ Les
pratiques religieuses, ou la vie religieuse du roi-prêtre ne sont
pas d’une nature différente de celle de n’importe
quelle pratique authentiquement religieuse d’aujourd’hui,
comme la confession des péchés. ” (26)
Il pense que l’usage des mythes, des rituels est aussi important
que le contenu symbolique. Jacques Bouveresse, en commentant l’article
de Wittgenstein, note que “ Ce ne sont pas des croyances
erronées qui ont produit les rites, mais le besoin d’exprimer
quelque chose : les cérémonies étaient une forme
de langage, une forme de vie. ” (27) Wittgenstein continue
sa critique en disant que nous aussi qui vivons dans une période
moderne nous nous servons du sacré, nous en faisons grand usage.
Il prend l’exemple qui suit : “ Pourquoi le nom
qu’il porte ne pourrait pas être sacré pour l’homme.
C’est pourtant d’une part, l’instrument le plus important
qui lui soit donné, et c’est d’autre part, comme
une parure qu’on accroche à son cou lors de sa naissance. ” (28)
Dans ce numéro de la revue Agone, il est mentionné que
l’usage des mythes, du sacré, des rituels, des cérémonies
n’empêche pas les humains d’être par ailleurs
tout à fait rationnels dans leur vie. Paul Veyne, dans ce même
numéro de la revue Agone, propose une explication sur l’intensité
de vie qui est liée aux mythes, aux rituels. Ces moments de vibration
permettent de supporter la banalité quotidienne. “
“ Banalité ” : le mot est lâché.
Il ne sonne pas comme un concept d’historien, et pourtant ...
Ailleurs Paul Veyne parle de la “ médiocrité ”
et de la “ quotidianeté ” pour décrire
cet état quasi constant de nos vies qui n’est dissipé
que par “ ces heures ou ces minutes d’absorption, [procurées
par une foule de machineries inventées par nos sociétés],
qui vont de l’Art de la fugue, au football, à la prière ”.
Autrement dit, s’il faut chercher un motif aux conduites symboliques
ou religieuses, ce n’est pas à un germe persistant de “ mentalité
primitive ”, à un “ besoin invétéré
de spiritualité ” ou au “ sentiment religieux ”
qu’il faut l’imputer, mais plus platement, à la morne
quotidienneté, la peur de l’incertitude et l’envie
d’espérer - sans oublier la docilité et une certaine
indifférence au maniement des symboles qui permet au fidèle
de croire sans vraiment croire. ” (29)
Ces approches différentes nous montrent que les mythes, les rituels
accompagnent l’humanité depuis très longtemps, à
la fois comme façon d’exprimer quelque chose et comme source
de satisfaction émotionnelle. Les mythes font partie de l’enveloppe
culturelle de l’humanité, de cet ensemble mental qui est
inséparable de notre humanité. L’esprit critique
se doit de combattre le contenu erroné des idées folles,
de déconstruire les mythes, les usages des mythes et des rituels
qui maintiennent les humains dans la domination. La critique de la croyance
est toujours aussi nécessaire. Mais peut-être devons-nous
admettre que la politique est aussi un moyen de vibrer et de se sentir
absorbé par autre chose que le quotidien triste de nos vies.
Peut-être devons assumer le fait que nous sommes aussi des croyant-es,
que les mythes nous accompagneront encore longtemps, peut-être
toujours. De plus, l’examen du rôle et du fonctionnement
des mythes et des rituels confirme les approches qui pensent que la
servitude sans contrainte fonctionne de la même manière,
c’est à dire par un échange inconscient qui nous
donne un nom, une place, du sens contre notre servitude. Vivre avec
les mythes et vivre dans la soumission sans contrainte est le lot actuel
de l’humanité, même si on souhaite le contraire.
Quant à savoir si les humains aurons un jour un fonctionnement
différent, c’est impossible à dire ou à vérifier
parce qu’il faudrait pouvoir étudier le mental des humains
dans une société qui ne serait pas basée sur la
domination. Accepter la présence de la croyance, des mythes,
des rituels n’invalide pas la position critique énoncée
plus haut, elle la resitue dans la longue durée humaine. Le fait
que la politique libertaire soit composé de moments émotionnellement
forts, que ce soit un lieu de passion est vérifiable aisément.
Ce constat ne dévalorise pas ces idées. Elles ont la force
d’enflammer les humains et ont de la valeur à leur yeux,
c’est important en ce monde postmoderne où le sens semble
avoir disparu, où soi-disant plus aucun idéal ne vaudrait
le coup, plus rien ne justifierait de s’engager en politique.
L’identité libertaire est, à mon sens, une identité
ouverte. Cette identité vient de la critique actualisée
au service du désir d’égalité et de justice.
Elle refuse l’ordre postmoderne comme normal et intangible. Elle
assume l’histoire des combats antérieurs gagnés
ou perdus. Elle s’interroge sur la reproduction du pouvoir au
sein même du mouvement libertaire. Elle accepte la responsabilité
collective de la politique en réorientant l’existentiel
vers la question de la vérité du sujet. Elle donne la
possibilité de débattre du contenu de l’ordre symbolique.
Elle refuse les délires qui nous bloquent dans la fusion avec
des nominations fermées et qui atomisent le mouvement libertaire
au lieu d’aller vers l’unité dans la différence.
Le sujet collectif ne préexiste pas aux actes et aux événements.
Cette voie est un pari sur les rencontres, l’agrégation
libertaire pour sortir de l’impuissance par le développement
de la critique et des actions de contestation du système.
Pour sortir de l’éparpillement identitaire il me semble
nécessaire de raisonner en terme de mouvement. D’autre
part, même si le sujet (individuel ou collectif) est le lieu de
méconnaissance de ses conditions de possibilités il peut,
dans un second temps, se questionner sur lui-même, sur ses réalisations,
sur son ou ses désirs, sur les effets de ses désirs, sur
son rapport à l’autorité, sur son rapport à
l’autre, sur ses modèles.
La rencontre entre le subjectif et le chemin collectif de l’humanité
comme fin, peut donner de la puissance dans le réel à
la politique libertaire parce que nous passons dans le champ de la déviance,
de la création, de l’invention et nous sortons de la répétition.
Même si cette puissance politique est toujours située et
partielle elle n’est pas négligeable, elle donne sens à
notre vie et peut combattre la domination.
Notes de bas de page :
Eduardo Colombo « Valeurs universelles et relativisme culturel »
dans la brochure Tout est relatif. - Peut-être. des Éditons
ACL, Lyon, 1997, page 19.
Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Éditions
Mille et une nuits, Paris, 1996, page 23 et 24.
Alain Ehrenberg, L’individu Incertain, Éditions Hachette,
Pluriel, Paris 1996, page 309.
Jacques Moscovitz, « Le sens de la vie, de l’amour, du désir,
de la mort de la jouissance de la filiation, du lien entre les hommes,
après la rupture de l’histoire » exposé fait
à Düsseldorf le 15 Août 1998 lors du colloque sur «
La levée du mutisme », publié dans le numéro
de Septembre / Octobre 1998 de l’Amif. Disponible sur Internet :
Http://www.psychanalyse-in-situ.com/boit_a/txt1jjm3.html.
Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Éditions
Mille et une nuits, Paris, 1996, page 11.
Didier Demazière, « Les chômeurs s’autovalorisent
» dans la Revue Chimères n° 33 du printemps 98 «
Le désir ne chôme pas », pages 34 et 37.
Contact : Maison de Toutes Les Chimères, 21 ter Rue Voltaire, 75011
Paris.
Cf la Revue Mouvements numéro 3 de mars avril 99 aux Éditions
de la Découverte déjà citée contient un article
intitulé : « Le rap, une tentative d’expression politique
».
Clément Rosset, Loin de moi, étude sur l’identité,
Éditions de Minuit, Paris, 1999, pages 17 et 18.
Freud, « Pour Introduire le narcissisme », article intégré
au recueil La vie sexuelle, Presses Universitaires de France, Paris, 1999.
Pierre Bayard, Maupassant, juste avant Freud, Éditions de Minuit,
Paris, 1994.
Clément Rosset, Loin de moi, étude sur l’identité,
Éditions de Minuit, Paris, 1999, page 48 et 49.
Bernard Reith, Nicolas Jacot-des-Combes et Luc Magnenat, « Psychologie
des masses et analyse du moi (1921) » dans : L’individuel
et le collectif en psychanalyse, livre publié sous la direction
de Claire Degoumois et François Ladame, Actes de la II° journée
publique d’études du Centre Raymond de Saussure (21 Mars
1998), éditions Georg, Chêne-Bourg en Suisse, 1999, diffusion
française Vilo 2, Ronans, page 2.
Idem, page 2.
Ibidem, page 3.
Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, essai pour une clinique psychanalytique
du social, Éditions Erès, 11, rue des Alouettes, 31520 Ramonville
Saint-Agne, 1997.
Jacques Lesage de La Haye, « Psychanalyse, anarchie, ordre moral
» dans Psychanalyse et Anarchie, page 25, Éditions ACL, Lyon,
1995.
Contact Atelier de Création Libertaire, B. P. 1186, 69202 Lyon
cedex 01.
Cf Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la
société, Éditions du Seuil, Paris, 1974.
Roger Dadoun, « Anarchie et psychanalyse, Psychanalyse et anarchie
», dans Psychanalyse et Anarchie, page 13, Éditions ACL,
Lyon, 1995.
Contact Atelier de Création Libertaire, B. P. 1186, 69202 Lyon
cedex 01.
Jacques Lacan, Séminaire 23, Le sinthome, Ornicar n°10, Paris,
Juillet 1977, page 10.
Cité également par Philippe Garnier dans Psychanalyse et
anarchie, éditions ACL, Lyon, 1995, page 51.
Alain Badiou dans notamment Conditions, Éditions du Seuil, Paris,
1993.
Dominique Quessada, La société de consommation de soi, éditions
Verticales, Paris, Février 2000, page 143.
Eduardo Colombo,« Utopie et anarchisme », un compte-rendu
de l’intervention faite lors de la rencontre : « Gardarem
l’Utopie » à Bieuzy les eaux le 15 Octobre 2000 est
disponible auprès de l’association qui a organisé
ces journées :
Liber Terre, B. P. 101,56303 Pontivy Cedex.
Il est possible de les contacter par mail : <liber.terre@wanadoo.fr>
Certains articles de cet auteur sont présents sur le site consacré
à L’Institut de Recherche sur l’Anarchisme de l’Université
de Montpellier, site animé par Ronald Creagh :
http://melior.univ-montp3.fr/ra_forum/colombo_e/index.html
Pierre Kaufmann dans l’article « Psychanalyse » du Dictionnaire
de la Psychanalyse des éditions Encyclopédia Universalis,
Paris, 1997, page 629.
L’apport freudien, éléments pour une encyclopédie
de la psychanalyse, édité par Larousse, Paris, 1998, page
798.
Eugène Enriquez, L’organisation en analyse, éditions
PUF, collection Sociologie d’aujourd’hui, Paris, réimpression
de Juillet 1997, (pages 20 et 21).
Ludwig Wittgenstein, « Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer
», dans le numéro 23, 2000 de la revue Agone intitulée
« Qu’est-ce que croire ? », page 18 et 15.
Le contact de la revue Agone est le suivant :
Agone éditeur, B. P. 2326, 13213 Marseille cedex 02.
Sur internet : http://www.lisez.com/agone.
Mail : agone@lisez.com
Jacques Bouveresse, « Wittgenstein critique de Frazer », dans
le numéro 23, 2000 de la revue Agone intitulée « Qu’est-ce
que croire ? », page 35.
Ludwig Wittgenstein, « Remarques sur Le Rameau d’Or de Frazer
», dans le numéro 23, 2000 de la revue Agone intitulée
« Qu’est-ce que croire ? », page 16.
29 / Jacques Vialle, Éditorial, dans le numéro 23, 2000 de la
revue Agone intitulée « Qu’est-ce que croire ? »,
page 8.
Notes de fin
I / La notion de genre essaie de rendre compte du fait que l’identité
sexuelle est aussi une construction sociale. Le genre est appelé aussi "le sexe social". Parmi tous les travaux consacrés
à cette approche, on peut citer un ouvrage qui rend bien compte
du processus en jeu :
La fabrication des mâles de G. Falconnet et N. Lefaucheur publié
en 1979 par les éditions du Seuil dans la collection de poche Points
Actuels.
II / Ces catégories sont celles de la psychanalyse. Cette approche
théorique et clinique nomme cela les « topiques ».
Ce terme vient du grec « topos », lieu. Cette racine est
présente dans un mot très connu : « utopie »,
dont le dictionnaire donne la définition suivante : « qui
n’existe en aucun lieu ».
Freud proposait une modélisation du psychisme humain avec un
schéma, un système de lieux, de territoires psychiques.
Freud présente la première topique en 1905, où
il distinguait trois instances dans le psychisme : « l’inconscient,
le préconscient et le conscient ». En 1920 il en énonce
une autre formulation : la seconde topique, la plus connue : «
le ça, le moi et le surmoi ».
III / Dominique Quessada, en s’appuyant sur la démarche de
Pierre Legendre, nous propose une analyse de la société
de consommation de soi. Pour étayer son approche, cet auteur
se livre à une déconstruction du rôle et du fonctionnement
de la publicité. Il pense que dans la publicité il existe
: « une production industrielle du langage ». La publicité
utilise toutes les ressources et la puissance des médias modernes
pour proposer des images et des emblèmes aux humains afin de
capter leurs désirs pour vendre, pour fournir une identité
au travers des « marques ». Celles-ci deviennent une marque
de reconnaissance, une raison de faire groupe dans la situation du capitalisme
marqué par la généralisation du spectacle et de
la marchandise mondialisée. Ce fonctionnement tend de plus en
plus, selon lui, à se développer sur le mode de la consommation
de soi, sur le mode de l’autophagie.
Il estime, comme La Boétie, que la soumission volontaire est
à la base de notre fonctionnement social. Il constate que la
marque, l’image, l’emblème, le drapeau, le nom s’adressent
au regard et à l’émotionnel pas à la raison.
Ce qui permet de faire groupe c’est l’échange ritualisé
entre, d’une part, l’appartenance à un nom, la reconnaissance
d’un emblème comme étant le sien, l’intégration
à un ensemble humain qui fait Un par la reconnaissance visuelle
et émotionnelle ; et d’autre part, notre soumission librement
consentie. C’est le fonctionnement de ce mécanisme, qui
s’effectue selon des modalités propres à chaque
culture, qui constitue l’inestimable objet de la transmission
culturelle, de la généalogie humaine. C’est par
ce fonctionnement que les humains arrivent à connaître
les limites de leurs désirs, à intégrer la loi
symbolique qui fait tiers pour soi et pour la communauté humaine.
L’emblème est un repère, une expression de la généalogie
qui désigne les sujets et fixe leur place. L’emblème
signifie et exhibe l’inscription généalogique par
laquelle le sujet humain se voit situé comme descendant, comme
héritier d’un texte. Il s’agit de la production dogmatique
du social par la ritualité et de la reproduction de l’humanité
par l’institution des images et du nom. La marque et le nom sont
de la « colle humaine » qui fonctionnent par l’intermédiaire
du langage. La soumission volontaire est enracinée dans la volonté
de compréhension du monde. Le peuple fabrique son maître
parce que celui-ci permet de donner corps à une communauté
et de donner sens à une réalité chaotique (Dominique
Quessada, page 145 et suivantes).
Il développe un chapitre entier (« La magie politique du
nom », pages 143 et suivantes) à cette question et son
analyse semble tout à fait pertinente, même si elle nous
annonce une mauvaise nouvelle : la place du maître est liée
à la magie du nom qui fait Un. C’est cette magie qui permet
l’existence du groupe humain, c’est ce phénomène
qui produit « la colle sociale » et qui est inconnaissable
aux humains parce qu’il est inconscient. Il précise que
le « nom d’Un » n’est pas le nom de quelqu’un,
parce que la personne qui exerce le pouvoir s’efface derrière
le « nom d’Un », derrière le pouvoir du langage,
qui procure la jouissance du signifiant aux humains. Le langage étant
compris ici comme le lieu de reconnaissance mutuel, il capture le désir
sous l’illusion de l’Un. Selon cette analyse, la servitude
non contrainte est le prix de l’agrégation (page 158).
De mon point de vue, son analyse de la publicité me semble juste
: la publicité vue comme le poste avancé de la domination
mentale dans le fonctionnement du capitalisme actuel. Cette critique
est assez proche et complémentaire de celle faite par Serge Tisseron
:
« Si le XXe siècle mérite une mention spéciale,
c'est bien dans le domaine de la fabrication d'images destinées
à orienter les croyances et les comportements, notamment politiques.
La publicité, aujourd'hui, est le laboratoire de ces recherches.
Leur moteur est toujours le désir de faire partie d'un groupe,
directement ou indirectement.
Certaines fois, la publicité joue directement sur ce désir.
C'est le cas des publicités pour " l'Oréal "
organisées autour du slogan " parce que je le vaux bien
". Ces publicités flattent, amusent ou intriguent leurs
spectateurs. Mais d'autres publicités, au contraire, dérangent
et malmènent leurs spectateurs. Pour venir à bout de ce
dérangement, ils n'ont que deux solutions : soit ils parlent
de cette publicité et ils augmentent alors son impact, soit ils
achètent le produit et c'est pour eux une façon de se
rassurer sur le caractère normal de leur émotion parce
qu'ils ont l'impression de se rattacher au groupe de tous ceux qui consomment
le même produit après avoir éprouvé le même
malaise. Le moteur essentiel de telles images est donc leur impact émotionnel
dérangeant, et c'est notamment la stratégie utilisée
par la marque " Benetton ". Plus le spectateur d'une image
est malmené par elle, plus il est tenté d'emprunter le
chemin qui lui est indiqué dans cette image pour résoudre
son malaise. La publicité nous permet ainsi de comprendre ce
qu'est une image violente : c'est une image qui ne nous pousse pas à
penser, mais à agir, et cette définition concerne les
images verbales, parlées ou écrites, autant que les images
visuelles. » Serge Tisseron, texte de présentation de sa
conférence à l’Université de tous les savoirs
du 8 Juin 2000, Propagande, publicité, information et désinformation,
texte présent sur le site Internet de
L’Université de tous les savoirs :
<http://www.2000enfrance.com/sites/utls/index.htm>. puis
<http://www.2000enfrance.com/sites/utls/calendrier/juin.htm>
Ces auteurs ne parlent pas du capitalisme, mais leur analyse du fonctionnement
de la publicité s’intègre facilement dans une perspective
critique. Ce qui est gênant chez Dominique Quessada dans son livre
sur la consommation de soi, c’est son insistance sur le besoin
de transcendance, sur le besoin d’autorité extérieure.
Selon ses présupposés, c’est la transcendance qui
fonderait l’autorité. La nécessité, non discutée,
d’une autorité transcendante, la justification, la légitimation
du fonctionnement inconscient de sa mise en oeuvre, me pose problème.
Dominique Quessada semble regretter, comme Pierre Legendre, la disparition
de la loi basée sur la transcendance, sur une base extérieure
à l’humanité. Dans notre période contemporaine
cette analyse est couramment présentée de façon
banalisée, ce serait la fin de la loi des pères, le déclin
du rôle des pères qui serait la source de tous nos maux.
Cette analyse est souvent exprimée sur le mode du regret, sur
le mode de la nostalgie face à la crise générale
de l’autorité, la perte des repères, la relativité
des valeurs et l’évolution inéluctable de l’humanité
vers sa perte.
La fin de la transcendance est liée à une révolution
mentale qui a été commencée avec le combat des
intellectuel-les des Lumières en philosophie, en littérature,
et réalisée sur le plan politique en partie par la Révolution
française de 1789 et les évolutions qui se sont produites
dans toute l’Europe et en Amérique au cours de cette période.
Devons-nous revenir à cela ? Je ne le pense pas. De mon point
de vue, la fin de la référence hétéro-centrée
est une chance pour l’humanité et ce qui est à combattre
aujourd’hui c’est la domination qui a pris depuis longtemps
déjà la forme du capitalisme.
Je suis d’accord avec le constat d'Eduardo Colombo sur le passage
de l'hétéro-référence à l'auto-référence
et la position toujours renouvelée de la critique (cité
dans le texte dans le chapitre V / « L’humain ? »).
L’auto-référence n’est pas celle qui peut
être développée depuis la position auto-centrée
du narcissisme. Cette figure de l'auto-référence, le narcissisme
exacerbé, peut conduire de temps en temps à la création
artistique, mais elle est stérile politiquement parlant, elle
conduit forcément dans une impasse face au problème de
l’être ensemble de la communauté humaine.
Les valeurs de l’humanité ont une histoire et, à
mon avis, c'est l'humanité qui doit devenir la référence.
Ceci nécessite une mise en discussion régulière
du contenu de nos lois et de nos valeurs au regard des effets réels
de l’institution humaine, de la politique, du fonctionnement des
communautés humaines. Nous devons essayer de passer du fait inconscient,
à la conscience du fait pour passer ensuite à la conscience
du contenu.
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