"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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III / L’idée libertaire en difficulté


Il me semble nécessaire de se souvenir du vieux proverbe russe que cite Christophe Soulier : “ Un visage laid ne doit pas maudire le miroir ! ” (1).
En regardant notre militance et ses résultats, nous sommes vite obligé-es d’admettre que nous sommes dans une période délicate et difficile.

Beaucoup de questions témoignent de cela, elles reviennent régulièrement au fil des années.
- A quoi servent les libertaires et leurs organisations ?
- Comment expliquer qu’elles ont si peu d’influence dans la société ?
- Pourquoi les révolutionnaires ou les libertaires sont-ils si fréquemment dans l’impuissance ?
- Pourquoi en général les organisations comprennent-elles si mal la situation ou sont-elles aussi peu en phase avec les réalités sociales ?
- Pourquoi, si souvent, les libertaires semblent loin de la politique réelle en cas de mouvement ?
- Pourquoi les organisations n’agissent-elles si fréquemment que pour elles-mêmes ?
- Pourquoi un tel refus de la prise en compte de la vie dans la politique ? Est-ce cela qui explique l’impossibilité libertaire, au sens d’une activité politique en phase avec le réel en situation ?
- Pourquoi autant de certitudes ?
- L’affirmation libertaire ne doit-elle être qu’une incantation ?
- Pourquoi autant d’autosatisfaction ?
- Pourquoi existe-t-il autant de divisions entre les groupes alors qu’ils énoncent presque tous la même chose ?
- Est-ce que les mots de la politique libertaire sont seulement là pour avoir une bonne conscience, pour exister ?
- Pourquoi très souvent les organisations deviennent-elles des carcans qui font fuir et dégoûtent un aussi grand nombre de personnes ?
- Pourquoi le comportement d’un certain nombre de personnes militantes fait-il douter des belles idées libertaires ?
- Pourquoi est-il si difficile de raisonner en terme de mouvement ?
- Est-il encore possible de penser ce monde pour le transformer ou tenter de le transformer ?

Ces questions ne sont pas énoncées depuis une position d’extériorité, je suis moi-même inclus dans le malaise, en effet, je suis membre De plusieurs organisations libertaires (i). Si je m’exprime ainsi ce n’est pas seulement par masochisme, la flagellation ou l’auto-flagellation sont des pratiques qui peuvent avoir une puissance érotique forte, mais elles ne me semblent pas avoir d’avenir politique. Je ne développe pas une ligne anti-organisationnelle, j’ai plutôt la position inverse, à force d’échecs et de déceptions, j’en viens à souhaiter des organisations un peu plus à la hauteur de la situation. Je pense toujours que nous avons besoin de structures collectives pour discuter, se coordonner, transmettre, chercher, agir, etc. Ce document existe surtout pour essayer de trouver une ou des issues à notre devenir libertaire. Face à ces questions, face à nos insuffisances, la difficulté est bien d’inventer et d’expérimenter de nouveaux agencements tant sur le plan du discours que sur le plan de l’agrégation humaine en vue d’une puissance politique.

Nous pouvons constater que nous réussissons à créer des lieux de vie, des réseaux de socialité. Ce résultat n’est déjà pas si mal en lui-même, il est positif que ces idées existent et se transmettent et qu’un certain nombre de personnes vivent avec, mais nous sommes loin des énoncés que nous formulons pour justifier nos actions, nous parlons toujours de révolution par exemple. Pour cette raison, nous pouvons nous demander si, dans le cadre postmoderne, la politique révolutionnaire ne serait pas que le cache-sexe de notre existentiel. Le besoin d’appartenance semble bien être un frein à l’autonomie qui est un objectif si souvent recherché ou affiché.

Le pouvoir, les croyances sont deux piliers essentiels de notre fonctionnement libertaire contemporain. Le pouvoir en milieu militant existe et se reproduit quels que soient les garde-fous que nous essayons de mettre en place. Les croyances et les mythes fonctionnent à plein régime. Plus le monde est incertain, plus la tendance à se réfugier dans les certitudes prend de l’ampleur. Est-ce que ces aspects sont la seule cause à la reproduction de notre impuissance ? Il est difficile de trancher définitivement. En tout cas, nous pouvons remarquer un esprit de chapelle exacerbé, une insistance obsessionnelle et une crispation sur l’identitaire, l’entretien perpétuel de l’esprit de concurrence entre les groupes, une incapacité récurrente à se fédérer et à agir dans le réel.

Le mot échec est peut-être trop fort ou trop péjoratif pour être audible et entendu, sans doute sommes-nous dans une période transitoire. Certaines personnes attribuent cela à la période de résistance dans laquelle nous sommes confiné-es. De mon point de vue, je pense que certains débats ne sont pas réglés et restent ouverts et le resteront longtemps, à moins que l’on reconnaisse collectivement qu’il est encore trop tôt pour répondre, qu’il est très difficile voire impossible de donner une réponse à ces interrogations et qu’en conséquence il est parfaitement inutile de s’étriper sur ces points délicats :

Le premier est celui de la Révolution, est-ce un objectif valable ou mythique ? Révolution Mondiale ou locale ? Révolution permanente ou en une seule fois ?

Le concept de révolution sert essentiellement à se différencier de la voie réformiste et donc en lui-même a une utilité, pour le reste je ne peux me prononcer maintenant, surtout si j’admets que l’engagement se fait en situation et que la révolution n’est jamais épuisable à un événement et est toujours devant nous, toujours à recommencer.

Quid de l’institution ?
Attaquer l’institution peut revenir à attaquer l’humain en tant que tel puisque les humains sont devenus humains, culturellement parlant, suite à la mise en place de l’institution, celle qui interdit l’inceste, le cannibalisme et le meurtre. Personne ne remet en cause ces interdits, me semble-t-il, mais comment alors penser notre condamnation de l’institution si nous acceptons cette perspective anthropologique ?
En général les libertaires préconisent la démocratie directe dans leurs regroupements ou en cas de création des assemblées de lutte. Les personnes mandatées doivent rendre compte et sont, en principe, révocables à tout moment. Ceci implique qu’il peut exister des changements à tous moments, c’est forcément une institution instable en mouvement permanent. Cette option fonctionne dans des groupes peu importants et quand les luttes sont de courte durée. Mais dès que les regroupements se pérennisent il y a des difficultés. D’autre part, le fonctionnement des rouages de la société actuelle est très complexe. L’organisation sociale s’est mondialisée, elle s’est pourvue de multiples niveaux institutionnels. Dans ce cadre on peut se demander comment est-il possible d’appliquer la démocratie directe ? Ne faut-il pas réfléchir à de nouveaux modes institutionnels ?

En général les libertaires sont d’accord pour considérer l’Etat comme le paradigme du pouvoir, paradigme qu’ils rejettent. Parfois les auteurs anarchistes reconnaissent qu’il existe des difficultés. Par exemple, Amedeo Bertolo parle de seuil dimensionnel : “ La démocratie directe unanime n’est applicable qu’à des situations non généralisables, c’est à dire de faibles dimensions, dotées d’une extrême homogénéité de valeurs et d’intérêts. En dehors d’un nombre réduit, la délégation s’impose. ” ... “ Si le sujet collectif des décisions a des intérêts et des valeurs hétérogènes, la décision unanime, même sous sa forme “ atténuée ” devient difficile, parfois impossible. Et alors le mécanisme démocratique de la majorité se présente comme le moindre mal entre les critères décisionnel possibles. ” ... “ Au-delà d’un certain seuil dimensionnel (cent, cinq cents, mille personnes ?), la démocratie directe au sens étroit du face à face, de démocratie assemblée ne fonctionne plus. Et elle ne peut fonctionner. Pour cela, il faudrait que les sujets de l’assemblée délibérante se connaissent, au moins un peu, qu’ils aient une certaine confiance réciproque, qu’ils puissent parler entre eux hors des moments d’assemblée et, last but not least, qu’ils puissent intervenir directement au cours des débats de l’assemblée qui précèdent les décisions, délibérations qui constituent une partie essentielle du processus décisionnel.
Quiconque possède une pratique des assemblées sait qu’au-delà d’un certain seuil dimensionnel, une assemblée tend plus vers la démagogie que vers la démocratie directe. ”

Amedeo Bertolo continue son examen en parlant des “ articulations fédérales et confédérales de cette démocratie “ directe ” ”. Il pense, comme beaucoup de libertaires, que la délégation est nécessaire : “ Dans la doctrine et dans la pratique, la forme que les organisations ont donné à cette délégation est celle du “ mandat révocable et impératif ” ”. il constate qu’il est difficile de maintenir le caractère d’immédiateté pour le contrôle des mandats, du fait de la multiplication des degrés nécessaires de délégation et en sachant que la politique est aussi “ l’art de la médiation ”. Il pense que “ Seuls les mandats raisonnablement flexibles peuvent mener à des compromis satisfaisants. ” (2)
Eduardo Colombo explique que si on souhaite abolir la domination et construire : “ un système socio-politique dans lequel la capacité symbolico-instituante appartienne au collectif et non pas à une partie séparée du reste [ce qu’il nomme hétéronomie].

L’anarchie est alors une figure, une forme organisatrice, un principe (arkhê) constituant d’un type de société conçue comme une structure complexe, conflictuelle (mais pas divisée politiquement en deux) inachevée, indéfiniment évolutive (jusqu’à sa mort naturelle ou autodestruction), basée sur l’autonomie du sujet de l’action. ” (3)

Il note quelques lignes plus loin  : “ L’autonomie est nécessairement contextuelle ”, donc situationnelle.
De mon point de vue, attaquer l’Etat capitaliste ne me pose pas de problèmes, mais je ne vois pas comment peut fonctionner une société humaine sans administration collective de la chose publique. Est-il possible de penser et de mettre en oeuvre une institution sans domination ? Nos propres réalisations institutionnelles à nous libertaires (groupes, comités, associations, alternatives diverses et variées, journaux, revues, éditions, émissions de radio, librairie, ...) devraient nous inciter à la prudence, à un peu d’humilité.

Par contre, il me semble certain que si nous continuons ainsi nous ne ferons pas beaucoup de mal à la domination ni à sa reproduction. Se faire du bien au nom de la révolution par une réponse existentielle ce n’est déjà pas si mauvais que ça dans le contexte postmoderne. Nous pouvons considérer cela comme positif puisque c’est en soi une façon d’exister un peu hors des valeurs du système. Cette façon de survivre mentalement n’est pas à négliger (à condition de l’assumer, ce qui est rarement le cas), mais cela est notoirement insuffisant vu les défis de ces temps troublés et les idées invoquées.

De plus, il est inquiétant de constater que les institutions créées pour incarner les idées révolutionnaires ou libertaires deviennent des obstacles au développement et à la réalisation de ces idées. Si les organisations font douter des idées qu’elles sont censées mettre en oeuvre, il est temps de se poser des questions sur leur utilité, leurs fonctionnements ou sur l’adéquation entre les moyens et les fins.

Quand la reproduction du pouvoir est au coeur des organisations révolutionnaires, libertaires, quand les croyances et les mythes ne peuvent pas être interrogés de l’intérieur même des organisations, quand les émotions empêchent le débat en raison, quand la violence remplace le dialogue, quand la tolérance entre camarades n’existe plus, nous avons du souci à nous faire en tant que libertaires ou révolutionnaires : la domination capitaliste perpétuera sa barbarie sans problèmes, la fascisation de la société se développera de façon continue.

Si nous ne contribuons qu’à alimenter le miroir aux alouettes de l’identité et de la bonne conscience de soi, alors il n’est pas étonnant que nous soyons toujours récupéré-es, parce qu’en fait nous ne sommes et ne resterons que des soupapes de sécurité du système.


Note de bas de page:

1 /Christophe SOULIE, Liberté sur paroles, Contribution à l’histoire du Comité d’Action de Prisonniers, éditions Analis, Bordeaux, 1995, page 184.
Contact : Éditions Analis, B.P. 28, 33031 Bordeaux

2 / Amedeo Bertolo, « Au-delà de la démocratie, l’anarchie » dans Réfractions, numéro 1 hiver 1997, numéro intitulé « Libertés imaginées ». On peut se procurer ce numéro auprès de l’association : Les amis de Réfractions, B. P. 33, 69571 Dardilly Cedex.
Certains articles sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante :
http://www.refractions.plusloin.org/entree.html
3 / Eduardo Colombo « Anarchisme, obligation sociale et devoir d’obéissance », dans Réfractions, numéro 2 été 98. « La philosophie politique de l’anarchisme ».
Il est possible de se procurer ce numéro auprès de l’association : Les amis de Réfractions, B. P. 33, 69571 Dardilly Cedex.
Certains articles sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante :
http://www.refractions.plusloin.org/entree.html


Notes de fin :
I / Mon parcours est le suivant : j’ai commencé par être maoïste en 1973, puis je suis devenu membre d’une association antiraciste en 86, où j’ai rencontré la revendication de la nouvelle citoyenneté et la question de la xénophobie d’Etat. J’ai également collaboré à ce qui restait d’un groupe « communiste révolutionnaire ».
J’ai participé aux travaux du Collectif Malgré Tout pendant un certain temps.
J’ai opté pour la voie libertaire pratiquement lors du mouvement anti-Cip en 1994 avec une pensée de la situation et de l’événement. J’ai alors rencontré l’antifascisme radical et la critique du racisme différentialiste, puis l’anarcho-syndicalisme en 1995.